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Les discours politiques, les caractéristiques morphologiques et les phénomènes socio-économiques s’associent, chez Kateb Yacine, à une polarisation et à une fragmentation affective de l’espace pour le différencier en espace typés, voire stéréotypés, et construire un système spatial hiérarchisé. Les territoires702 ainsi créés ne sont plus des lieux significatifs par leur localisation dans un référentiel commun et réel, mais par leurs caractéristiques vécues, perçues ou projetées, par leur organisation interne construite dans et par l’œuvre et par leur interaction avec d’autres espaces.

Paysages poétiques

Parmi ces territoires géolittéraires, on peut citer les paysages urbains. Le paysage est une première forme de constitution de territoires littéraires : dans son sens géographique, le paysage est défini comme un « agencement de l’espace en tant qu’il est appréhendé visuellement par un observateur703 ». Il est vrai que les lieux, chez Kateb Yacine comme dans beaucoup de sources littéraires, sont souvent représentés dans les descriptions selon un point de vue particulier : à travers le point de vue visuel d’un personnage et son prisme émotionnel et personnel. D’un point de vue esthétique, le paysage est défini comme « un processus

700 « Nous avons constitué un troisième camps, bien malgré nous », Le polygone étoilé, op. cit., p. 130. Kateb Yacine replace, parfois à la limite du cynisme, le Tiers-Monde dans un contexte géopolitique plus globale : « Mais tel sera aussi le langage nouveau des pacificateurs les plus subtils, qui profitaient du statut quo et tiraient les marrons du feu. Aux yeux des combattants, c’étaient des traitres, des agents de la troisième force européenne et atlantique se camouflant, cette fois, sous les aspirations confuses du Tiers-Monde incarné par le roi, le président, le colonel, autant dire tirant son principe d’une tripe impuissance à décider de son destin. La colère chinoise était réjouissante [Etc…] », Ibid., p. 132.

701 « Pas seulement une nation, ni deux, ni quatre, ni un gisement de pétrole ni une nappe de gaz, mais un immense continent, l’Afrique tout entière, du Nord au Sud, faisant de l’Algérie son tremplin, son foyer, son principe, son étoile du Maghreb, pour traverser la nuit sans attendre l’aurore, et retrouver la caravane à chaque jalon de son épreuve, à ses puits ensablés, ses cimetière en déroute, ses coups de feu toujours comptés, comme des gouttes de pluie, pour déboucher en plein combat, entre le génocide et la négociation, sur le trésor maudit, l’or noir, le mal du siècle. » Le Polygone étoilé, op. cit., p. 141-142. Dans ce passage il est question de la découverte de pétrole, comme nouvel enjeu géopolitique. Dans un entretien donné en 1987 à Tassadit Yacine, Kateb Yacine résume ses positions politiques à propos de la culture kabyle, de l’internationalisme et du panafricanisme. Il déclare finalement : « C’est Africain qu’il faut se dire », dans Le Poète comme un boxeur, op. cit., p. 101-120.

702 Nous entendons ici « territoire » selon le sens large du terme. Selon Jean-Paul Ferrier, le territoire est « Toute portion humanisée de la surface terrestre. […] Ensemble des lieux où se déroulent les activités humaines, domaine d’intervention et d’aménagement-ménagement, “espace” de déploiement du double processus d’humanisation-territorialisation de la Terre, le territoire est le “monde” comme domaine de l’habitation des hommes » FERRIER, Jean-Paul, article « Territoire » (3), dans LEVY, Jacques, LUSSAULT, Michel (dir.), Le Dictionnaire de la géographie et des espaces des sociétés, p. 912-917, p. 912. Nous entendons également ici « territoire » dans le sens que lui donne Claude Raffestin : « “le territoire est une réorganisation de l’espace […] Il peut être considéré comme de l’espace informé par la sémiosphère”, c’est-à-dire par l’ensemble des signes culturels qui informent une société. », RAFFESTIN, Claude, « écogenèse territoriale et territorialité », dans AURIAC, Franck et BRUNET, Roger (dir.) Espace, jeux et enjeux, Paris, Fayard, 1986, p. 175-185, cité dans DI MEO, Guy, Géographie sociale et territoires, Nathan université, coll. « Fac. Géographie », Paris, 2001[1998], 317 p., p. 38. Suivant ces acceptions du terme, nous utilisons le terme « territoire » dans cette partie introductive comme désignant tout espace investi symboliquement et constitué dans et par l’œuvre de Kateb Yacine comme un espace à « valeur patrimoniale », lié à un « sentiment d’identité collective » et à des « emblèmes » (Ibid., p. 38-39). Nous ferons un usage davantage politique du terme dans la suite de notre propos, dans le Chapitre 4, partie 4.2.3. La suite de notre recherche engagera à remettre en question l’usage de ce terme, dans son acception politique, pour qualifier la spatialité katébienne (voir conclusion générale de la thèse).

703 TISSIER, Jean-Louis, article « Paysage », dans LEVY, Jacques, LUSSAULT, Michel (dir.), Le Dictionnaire de la géographie et des espaces des sociétés, op. cit., p. 697-701, p. 697.

d’artialisation704 », ce qui suppose une deuxième médiation entre l’espace et sa réception : celle de l’œuvre d’art – peinture, photographie ou écriture. C’est non seulement en représentant l’espace vu et perçu par ses personnages, mais aussi en le faisant passer par le prisme de l’expression poétique, que Kateb Yacine créé des paysages, et à travers eux, des territoires. Marc Gontard dans « La pulsion descriptive, paysages de villes dans Nedjma »705 qualifie les descriptions dans Nedjma de « scénographiques », puisqu’elles n’ont pas seulement une fonction diégétique ou contextuelle, mais qu’elles sont la projection de l’intériorité des personnages et de leurs angoisses. Le critique adopte une approche « psychosémiotique » qui envisage les éléments spatiaux comme des symboles sortis de l’inconscient des personnages706. Bien que nous n’adhérions pas entièrement à l’analyse psychanalytique de l’espace, la projection de l’individualité des personnages sur leur environnement est une motivation poétique indéniable chez Kateb Yacine. C’est par exemple le cas dans le premier monologue de Lakhdar dans Le Cadavre encerclé, qui se déroule dans « la rue de Nedjma, mon étoilé », rue où le protagoniste peut « rendre l’âme sans la perdre ». Cette rue est aussi qualifiée d’« impasse natale707 », et c’est le lieu d’émergence du « masculin pluriel » politique, allégorie de la lutte nationaliste et du peuple. La rue, espace géographique concret et matériellement représenté sur la scène de théâtre, est dématérialisée dans le monologue de Lakhdar pour prendre les dimensions de son intériorité et de la lutte politique.

Plus généralement, le style poétique de Kateb Yacine magnifie l’espace dans les descriptions. Les lieux ne servent plus seulement de cadre narratif, ils ont alors une autonomie poétique. La magistrale description du site de Constantine dans Nedjma, qui suit l’« œil708 » de Rachid à son retour du chantier, au fil de l’avancée du train dans lequel il se trouve, en offre un exemple édifiant709. En géographie, l’étude de ces passages d’artialisation poétique et affective du paysage peut s’insérer dans une perspective humaniste d’espace perçu, ressenti, vécu, inaugurée dans les années 1970 par Yi-Fu Tuan710, Henri Lefebvre ou encore Armand Frémont711

Lieux génériques et dynamique centre/périphérie

À l’échelle régionale, le système territorial katébien est caractérisé par l’opposition entre les centres et la périphérie, matérialisée par l’opposition ville/campagne. Les personnages principaux (Lakhdar, Mustapha, Rachid, Mourad ou Hassan) sont des « citadins712 ». Cette généralisation traduit un cliché populaire (elle est entre guillemets dans le texte) qui souligne l’ampleur des disparités socio-culturelles existant entre ces deux milieux

704 Alain Roger, philosophe et écrivain, a consacré plusieurs ouvrages à la question du paysage. Nous nous référons ici à ROGER, Alain, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, coll. « bibliothèque des sciences humaines », 1998, 216 p.

705 GONTARD, Marc, « La pulsion descriptive, paysages de villes dans Nedjma », Europe : Kateb Yacine, N° 828, Avril 1998, Paris, pages 84-93.

706 Marc Gontard analyse ainsi Bône comme un lieu fondamentalement féminin, associé à Nedjma, et Constantine comme une ville masculine caractérisée par ses signes phalliques.

707 Le Cercle des représailles, op. cit.¸ p. 17. 708 Ibid., page 142.

709 Ce passage est reproduit dans l’Annexe 20.

710 Par exemple dans TUAN, Yi-Fu, Espace et lieu. La perspective de l’expérience, Paris, Infolio, 2006 [1977 pour l’édition originale], 219 p.

711 FREMONT, Armand, La région, espace vécu, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2006 [1976 pour l’édition originale], 288 p.

712 Nedjma, op. cit., p. 30. Ce sont des « braves jeunes gens, un peu nerveux, à la fois naïfs et blasés, comme tous les citadins », Ibid., p. 22. Sur le chantier de Nedjma, les quatre amis s’opposent aux autres manœuvres, ils sont des « étrangers », Ibid., p. 9 et 240. Dans Le Polygone étoilé, en Algérie comme en France, « un gars de la ville » est quelqu’un de « bien dégourdi, mais pas pour l’étable. », Le Polygone étoilé, op. cit., p. 63-64.

dans années 1940-1950 en Algérie713. La ville, aussi petite soit-elle, est un lieu de concentration démographique et administrative où l’on trouve « la prison, la gendarmerie, … la justice de paix et la commune mixte714 ». D’un point de vue diégétique, nous l’avons vu, les villes polarisent les enjeux amoureux, politiques et les descriptions esthétiques.

Les villes s’opposent à une série d’autres espaces – la montagne, la forêt, le désert – marqués par leur indistincte homogénéité. Ces catégories spatiales très schématiques chez Kateb Yacine font écho à la trilogie structurale de l’espace algérien : une frange littorale fortement urbanisée au nord, une frange de montagne plus au sud, puis l’immense désert dans le grand sud. Au contraire de la ville, la forêt, le désert et la montagne sont les lieux de la tradition, témoins de l’Algérie ancestrale715, comme en atteste le début du Polygone étoilé, où le « Fondateur », ancêtre de la tribu, est « le maître du désert, et le maître de la forêt716 ». Ce sont des endroits reculés et dangereux717. Les références géographiques ne sont jamais très précises, la plupart du temps au singulier et associées à un article défini sans antécédent – « la forêt », « la montagne », « le désert ». Ce qui compte est la grande ville qui se trouve à proximité718. Les villages sont marqués quant à eux par leur indistinction et leur banalité719. Les activités qui se développent dans ces régions (les camps, les chantiers, l’agriculture) sont en apparence en marge des vrais enjeux de la nation. Mais ces espaces sont aussi des lieux de refuge et de guérilla idéaux720. C’est en cela qu’ils s’avèrent centraux d’un point de vue géopolitique. Le désert en est l’exemple type. Il est le cadre de la pièce Les Ancêtres redoublent de férocité où la guerre fait rage721. Dans le recueil Le Cercle des représailles, la fonction des décors est symbolique, non référentielle722. Le désert est l’espace du milieu, espace vide,

713 Cette distinction est importante du fait de la structure de la société algérienne de la première moitié du XXe siècle, de l’importance du secteur agricole et de la crise qui touche alors l’Algérie et qui provoque un fort exode rural. Voir par exemple Histoire de l’Algérie à l’époque coloniale, op. cit., p. 328 et sq. et NOUCHI, André, La Naissance du nationalisme algérien, Paris, Éditions de Minuit, 1962, 165 p., chapitre « L’évolution de l’Algérie de 1919 à 1939 », p. 33-35.

714 Le Polygone étoilé, op. cit., p. 112.

715 Kateb Yacine déclare dans l’émission Un certain regard, Kateb Yacine écrivain public, réalisée par Charles Haroche et Isidro Romero en 1975 : « De mémoire d’Algérien, on peut dire que seuls ceux qui habitent la montagne ou le désert, ceux qui sont restés imperméables à toute pénétration étrangère, seuls ceux-là peut-être ont pu se faire une idée de l’Algérie, mais les autres n’en avaient qu’une idée vraiment très vague. ».

716 Le Polygone étoilé, op. cit., p. 13.

717 Le Maréchal Bugeaud ordonne dans Le Polygone étoilé « Que l’indigène soit refoulé dans ses forêts si meurtrières, qu’il pourrisse dans les marécages, qu’il connaisse le sort du loup, du sanglier, de la bête aux abois. » (Ibid., p. 123).

718 On arrive de « Bougie », Ibid., p. 103 ; ou on est « aux portes de Bône » Nedjma, op. cit., p. 12. En général, on va à « la ville », Ibid., p.14, par exemple.

719 Témoigne de cette banalité caractéristique le village où les quatre amis vont travailler dans Nedjma. Ce village n’est situé qu’en altitude (« le village est à 600 m d’altitude » Ibid., p. 20). Il est par contre caractérisé par sa banalité : « Le soleil éclaire à présent le chantier ainsi qu’un décor de théâtre surgit de la plus navrante banalité », ou encore : « Nettoyé par la nuit, le village est sinistre, banal comme un acteur démaquillé », Ibid., page 21. Lorsque Lakhdar annonce qu’il a trouvé du travail, il importe peu de savoir où. Mustapha lui demande : « - Le nom de l’endroit ? » et il lui répond : « - Tous les villages sont les mêmes », puis plus tard : « - Tu lui as demandé le nom du village ? / - Qu’est-ce que ça peut faire ? », Ibid., p. 238 et 239. 720 Au début du Polygone étoilé, il est question de « demander asile à la forêt » (Le Polygone étoilé, op. cit., p. 14), le « fondateur » est un « chef clandestin » qui « se rendait à ses secrètes demeures – des trous creusés sous les ronces », ibid., p. 15. Rachid, dans Nedjma, raconte qu’il est allé se réfugié dans les « Bois de Rimmis » au moment de sa désertion de l’armée de la République de Vichy après avoir participé à la bataille de la Tripolitaine en 1942-1943 (Ibid., p. 103).

721 Dans cette pièce il y est question de guerre, de combat, de « nation » (Les Ancêtres redoublent de férocité, dans Le Cercle des représailles, op. cit., p. 142), de « peuple » (Ibid., p. 143), de « frontière » (Ibid., p. 143), de « territoire » (Ibid., p. 126), d’Abdelkader (Ibid., p. 145), de trahison et de négociation de territoire (« [L’héritier du Sultan] profite de notre deuil / il profite de notre guerre / Pour négocier notre désert », ibid., p. 145),

722 Les didascalies sont à cet égard révélatrice : « Le décor est réduit au strict minimum : deux arbres et un pan de mur faisant écran. Un autre arbre en retrait, palmier stérile, suggère le désert. », Le Cercle des représailles, op. cit., p. 73. « Sous les yeux du cœur accroupi à l’avant-scène, dans les ruines de tous les temps qui caractérisent l’Algérie. », ibid., p. 126. Ou encore, « à

définit non par ce qu’il s’y trouve mais par ce qui l’entoure723. C’est justement en tant qu’espace vide que le désert est signifiant dans la pièce724 :

Dans ce désert où nous n’avons plus rien. Où nos forces de combat ne valent rien, puisqu’il faudrait ici se battre en rase campagne, et déployer au grand jour une armée contre une autre, dans ce désert où nous ne sommes rien, et qui n’a retenu la trace d’aucun empire, qui ne peut plus nous épouvanter ni nous corrompre725.

Contrairement aux centres katébiens qui naissent d’une projection affective des protagonistes, le désert est une pure étendue d’espace matériel, un « milieu » préexistant, support ou socle pour les corps et les mouvements des hommes, sans autre forme de projection ni d’appropriation Le désert figure ainsi l’espace pur qui n’a pour fonction que d’être le réceptacle des enjeux territoriaux et des revendications de possession (absurdes par conséquent). C’est là que se rencontrent les hommes et les femmes du peuple et que se formule pour la première fois la nation : « À l’heure du sacrifice, la nation mère / nous a courageusement rassemblé726. » Mais cette nation n’est encore que balbutiante et exprimée au futur : « C’est par vos yeux que la nation verra le jour727 » ; un tel espace ne pouvant être le socle d’une nation au sens fort du terme728.

Parmi ces territoires stéréotypés, un espace ressort : le Nadhor. Il est à la fois le centre névralgique, d’un point de vue thématique, chronologique et narratif de Nedjma, en même temps qu’il est une campagne bucolique fondamentalement stéréotypée et enclavée. La place problématique de cette région dans la géographie et la narration de Nedjma fera l’objet d’une analyse cartographique poussée et de nombreux commentaires dans le dernier chapitre de cette thèse.