• Aucun résultat trouvé

En guise d’introduction : peut-on modéliser la complexité ?

Chapitre 1 : Sciences humaines et sociales, géographie et modélisation spatiale et modélisation spatiale

1.1. Quantitatif contre qualitatif : quelle place pour la modélisation dans le débat épistémologique en sciences humaines et sociales ? débat épistémologique en sciences humaines et sociales ?

1.1.1. La dichotomie qualitatif / quantitatif

Du côté des tenants de la modélisation en géographie, le « qualitatif » est par exemple défini – de manière lapidaire et vague – comme ce « qui affirme par rapport à des qualités, sans donner de mesure ou de

208 MCCARTY, Willard, « Knowing : Modeling in Literary Studies », dans Companion to Digital Literary Studies [En Ligne], mis en ligne en 2007, consulté le 15 juillet 2016. URL : http://digitalhumanities.org:3030/companion/view?docId- =blackwell/9781405148641/9781405148641.xml&chunk.id=ss1-6-2&toc.depth=1&toc.id=ss1-62&brand=9781405148641-_brand., p. 8.

209 Cette tendance est illustrée en géographie par le courant nommé « Nouvelle géographie », ou « géographie quantitative et théorique ». Parti des années 1960 aux Etas Unis, la géographie quantitative a progressivement touchée la géographie britannique puis française (voir l’article LEVY, Jacques et LUSSAULT, Michel, « Quantitative (géographie) », dans Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, op. cit., p. 758 et BRUNET, Roger, « Des modèles en géographie ? Sens d’une recherche », art. cit., p. 22). Olivier Orain explique ainsi la « révolution scientifique » et le « changement de paradigme » que constitue la new geography anglo-américaine dans les années 1950-1960 : « En lieu et place d’une interprétation des individualités régionales par la variété des caractéristiques naturelles, historiques ou culturelles, la “new geography” propose d’expliquer la différenciation et l’organisation d’espaces dont la consistance est déterminée par un projet explicatif configurant ; un projet de restitution réaliste-exhaustif de la diversité régionale cède la place à des explications circonscrites, référencées à des lois — préalables ou à induire ; au langage naturel, verbal et iconique, de la “description raisonnée” (Robic, 1991 ; Orain, 2009) doit se substituer une expression mathématisée propice à la démonstration ; il en découle de nouveaux modes de généralisation symbolique, des valeurs peu commensurables avec celles qui avaient cours auparavant, entre autres changements affectant la matrice disciplinaire. », ORAIN, Olivier, « Le rôle de la graphique dans la modélisation en géographie : Contribution à une histoire épistémologique de la modélisation des spatialités humaines », dans BLANCKAERT, Claude, LEON, Jacqueline et SAMAIN, Didier (dir.), Modélisations et sciences humaines. Figurer, interpréter, simuler, Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire des Sciences Humaines », 2016, 457 p., p. 215-269

210 Pour ne citer que quelques courants qualitatifs à tendance anti-quantitativistes : Courant relativiste, géographie culturelle, étude des discours et des représentations, courant postmoderne, etc.

211 Pascal Bressoux propose de « porter un regard sur les fondements et les limites de la formalisation et de la modélisation en sciences sociales, en précisant ce qu’est une approche modélisatrice et en la comparant à une approche a-modélisatrice. », et ainsi établit une opposition épistémologique claire entre les deux, dans BRESSOUX, Pascal, Modélisation statistique appliquée aux sciences sociales, op. cit., p. 10.

possibilité de mesure. Antonyme : quantitatif. »212 De manière plus développée, selon Le Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales (davantage acquis à la cause qualitative), « les méthodes qualitatives débouchent sur l’explication des “significations” et du “sens” donnés aux choses de la vie213 ». Les paradigmes « compréhensif », « constructiviste » « subjectiviste ou encore interprétative »214 – nécessitant un travail minutieux, des critères de validation et des justifications, c’est-à-dire une méthode –, dans lesquels s’inscrivent les méthodes qualitatives, seraient les seuls capables de comprendre les phénomènes humains complexes215.

Au contraire, le « quantitatif », avant toute chose, « se dit de ce qui se mesure ou qui est mesuré, ou qui emploie systématiquement la mesure216. » En géographie, le terme « quantitatif » est associé à un courant épistémologique précis : « On a pendant quelque temps (années 1960-1970) nommé géographie “quantitative” l’ensemble des travaux qui exposaient les méthodes, techniques et résultats de l’analyse statistique en géographie, ou de l’emploi de méthodes mathématiques plus ou moins raffinées217. »Définition que l’on peut compléter par la description que fait Le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés de la « géographie quantitative » : « la géographie quantitative est un courant de la géographie fondé sur le recours à l’analyse statistique et sur l’affirmation de la scientificité de la géographie par le rapprochement de ses méthodes avec celles des mathématiques et des sciences de la nature218. » Bien que cette définition soit focalisée sur la géographie, et que la « révolution quantitative » y ait eu une ampleur particulièrement importante, elle pourrait être adaptée à bien des sciences humaines et sociales qui ont connu une orientation similaire dans leur histoire (quantitatif Turn en économie au début du XXe siècle, en linguistique avec le développement de la cognitive linguistic219 ou dans l’histoire de l’économie220, par exemple). L’avant-propos du Dictionnaire des techniques quantitatives en sciences économiques et sociales explique en effet de manière plus générale que :

Les techniques dites quantitatives constituent un outil d’analyse de premier ordre pour tous ceux qui, au sein des sciences sociales comme dans d’autres champs cognitifs, doivent produire des synthèses chiffrées, interpréter des données numériques, maîtriser des savoir-faire ou mener à bien un travail de terrain ou de laboratoire, qu’il s’agisse d’enquêtes, de sondages ou de protocoles expérimentaux 221.. La comparaison de ces définitions met à jour le fait que ces deux domaines, qualitatif et quantitatif, s’opposent en apparence autour du pivot décisif de la mesure, du dénombrement et de « techniques » de recherche et d’analyse. Dans les sciences humaines et sociales, le dénombrement, donc la dimension

212 BRUNET, Roger, FERRAS, Robert, THERY, Hervé (dir.), Les Mots de la géographie, op. cit., p 409.

213 MUCCHIELLI, Alex (dir.) Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, Paris, Armand Colin, 2009 [3eme édition], 303 p., Introduction, p. III.

214 Ibid., p. IV et p. 205.

215 « il faut noter que dans leur approche des phénomènes humains, les sciences humaines et sociales ne peuvent copier les sciences physiques et naturelles et utiliser le paradigme physique et la méthode expérimentale », Ibid., p. IV.

216 BRUNET, Roger, FERRAS, Robert, THERY, Hervé (dir.), Les Mots de la géographie, op. cit., p. 410. 217 Ibid.

218 LEVY, Jacques et LUSSAULT, Michel, article « Quantitative (géographie) », art. cit, p. 757.

219 Voir par exemple le livre JANDA, Laura A., Cognitive Linguistics : The Quantitative Turn, De Gruyter Monton Reader, 2013, 321 p.

220 Voir l’article « Is There a Quantitative Turn in the History of Economics (and how not to screw it up)? », Institue of New Economic Thinking [En Ligne], mis en ligne le 23 juillet 2015, consulté le 17 juillet 2016. URL : https://ineteconomics.org/ideas-papers/blog/is-there-a-quantitative-turn-in-the-history-of-economics-and-how-not-to-screw-it-up

221 SCHLACTHER, Didier (dir.), Dictionnaire des techniques quantitatives en sciences économiques et sociales, Paris, Armand Colin, 1999, 400 p, p. 5.

« quantitative », se concrétise la plupart du temps par l’usage de statistiques et de la codification, ou « standardisation », des données222. Il est préconisé lorsqu’il s’agit de traiter de grandes séries d’observations ou d’individus. Il semble que l’on ait donc affaire à une querelle méthodologique, qui compare des outils.

Cependant certains termes comme « paradigme », « interprétation » ou « compréhension », valorisés dans la définition de l’approche qualitative ainsi que dans la suite de la définition de « quantitatif » par Les Mots de la géographie, portent le débat à un niveau épistémologique supérieur.

Ce n’était en fait nullement la “géographie” qui était quantitative, mais l’approche. Celle-ci se définissait davantage par l’emploi de techniques de traitement des données permettant de synthétiser l’information et de découvrir des relations mesurables, que par l’emploi de données chiffrées. L’association de nouvelles logiques de raisonnement aux traitements de données explique une certaine simultanéité, qui n’est pas une coïncidence, entre le développement des approches quantitatives et théoriques.223.

La querelle épistémologique pourrait se résumer ainsi : le quantitatif, en plus de fournir des outils aux sciences humaines et sociales, leur apporterait de la « scientificité » et un esprit de synthèse favorisant la théorisation, alors que le qualitatif serait la seule possibilité de respecter et donc de comprendre ce que les phénomènes humains ont de spécifiquement humain. Ce seraient en fait les tenants de la « représentativité » et du « naturalisme » (quantitatifs) qui se confronteraient à ceux de la « significativité » et du « rationalisme » (qualitatifs)224. Ainsi les deux approches seraient fondamentalement incompatibles…

Voyons maintenant où se positionne la modélisation dans ce paysage épistémologique dual. La définition suivante de la modélisation dans les sciences humaines et sociales atteste d’une classification de la modélisation du côté des démarches quantitatives225 :

La modélisation consiste en une représentation stylisée des relations entre les faits sociaux, porteuse d’une visée explicative, qui constitue une des formes possibles de la connaissance en sciences sociales. La parcimonie du modèle tranche de ce point de vue avec le souci d’exhaustivité du récit ou de la description, qui visent davantage à la compréhension des phénomènes. […] Le modèle causal emprunté aux sciences de la nature cohabite avec les modèles probabilistes ou relationnels (comme dans les modèles de champ (§ 39) chez Pierre Bourdieu, notamment) et la modélisation ne signifie pas nécessairement l’exclusion radicale de la subjectivité des acteurs. La modélisation en sciences sociales, qui procède de la formulation d’hypothèses par un processus de déduction logique, n’est de surcroît jamais purement spéculative : la portée du modèle est évaluée à l’aune de sa confrontation avec la réalité empirique. Pour ce faire, la modélisation recourt principalement, mais non exclusivement, aux outils et techniques de l’inférence statistique, qui consiste à induire les caractéristiques inconnues d’une population à partir d’un échantillon issu de cette population, moyennant une marge d’erreur liée aux caractéristiques de l’échantillon. Elle est ainsi indissociable de la mobilisation des méthodes d’analyse multivariée (régressions linéaire et logistique, notamment) qui, à travers la recherche des corrélations

222 « L’analyse quantitative désigne l’ensemble des méthodes et des raisonnements utilisés pour analyser des données standardisées (c’est-à-dire des informations dont la nature et les modalités de codage sont strictement identiques d’un individu ou d’une situation à l’autre). », MARTIN, Olivier, « Analyse quantitative », Sociologie [En ligne], Les 100 mots de la sociologie, mis en ligne le 01 avril 2012, consulté le 17 juin 2016. URL : http://sociologie.revues.org/1204.

223 BRUNET, Roger, FERRAS, Robert, THERY, Hervé (dir.), Les Mots de la géographie, op. cit., p. 410.

224 « What significance should the researcher attach to such minority views ? He feels like the qualitative researcher’s belief that such view should not be marginilized simply because they are not prevalent is incompatible with the quantitative researcher’s emphasis on generalibility and representativeness. » BRYMAN, Alan (dir.), Mixed methods, Vol. 1, London, Sage, coll. « Sage benchmarks in social research methods », 2006, 382 p., p. XXIX (« Editor’s Introduction »).

225 Ce que formule aussi l’article « Quantitative (géographie) » du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, « Une des démarches couramment associées à la géographie quantitative est la modélisation », op. cit., p. 758.

significatives et l’identification des effets, caractérise le langage de la sociologie des variables226.

Il ressort de cette définition une prise de distance par rapport à la modélisation (mais non un rejet radical), sans doute due à son assimilation directe aux méthodes quantitatives statistiques et à sa « parcimonie » – c’est-à-dire à la simplification, la synthèse et les sélections qu’elle opère, jugées trop restrictives (la modélisation complexe n’est ici pas envisagée). Est néanmoins soulignée sa complémentarité par rapport aux autres méthodes davantage qualitatives des sciences sociales, représentées par « le récit ou la description ». Certaines nuances sont également émises dans cette définition par rapport à une vision plus catégorique de la modélisation : le fait qu’elle ne soit pas contradictoire avec une certaine expression de la subjectivité des acteurs, et notamment de celui ou celle qui la crée et la manipule ; le fait que la modélisation ne soit pas uniquement spéculative. À cet égard, nous pensons qu’il est possible de définir et de pratiquer une modélisation qui ne soit pas spéculative et qui se construise ou s’adapte toujours à partir de l’observation empirique.