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La carte comme illusion de réalité, gage de vérité

Conclusion sur la généralisation en littérature

Chapitre 3 : Les cartes littéraires – Rencontres de la modélisation géographique et de la modélisation littéraire géographique et de la modélisation littéraire

3.2. Les cartes intra- et paratextuelles

3.2.1. La carte comme image mimétique de l’espace fictionnel (1) (2) (3) 552

3.2.1.1. La carte comme illusion de réalité, gage de vérité

En 1727, dans Les Voyages de Gulliver, Jonathan Swift réalise pour la première fois l’usage « réaliste » de la carte dans l’œuvre de fiction fantastique. La carte lie la fiction au réel puisqu’elle situe la presqu’île de Brobdingnag, où Gulliver découvre les géants lors de son deuxième voyage, aux confins du monde connu à l’époque de sa création ; il l’attache à la côte ouest de l’Amérique du Nord556. L’objectif est d’« augmenter l’illusion référentielle de son territoire fictif557 ». Plus tard, Jules Vernes systématisera le dispositif : on peut citer la carte des Voyages et aventure du capitaine Hatteras (1860-1861), les cartes accompagnant Les enfants du Capitaine Grant (1868), la carte de Vingt mille lieues sous les mers (1869-1870), la carte de l’île Lincoln dans L’île Mystérieuse (1875), etc. (voir Annexe 7). Il y aurait énormément à dire sur ces cartes, mais nous nous contenterons de souligner qu’elles sont liées à la rigueur scientifique et à l’attention portée par l’auteur aux progrès techniques pour guider ses fictions558.

553 Dans ce premier cas nous pouvons citer l’exemple des cartes du roman carto-graphique L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet. Certains n’ont qu’une fonction de repérage comme les cartes « Montana :les rivières » ou « Le Ranch Coppertop. Divide, Montana », ou encore « Vues de la maison d’hôtes » qui décrit l’espace dans lequel le personnage entre à ce moment-là du récit (LARSEN Reif, L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, [The Selected Works of T. S. Spivet], Paris, NiL Éditions, 2010 [2009 pour la première édition aux Etats-Unis], p. 0-1, p. 3 et p. 286).

554 TOLKIEN, J.R.R, Seigneur des Anneaux. La Communauté de l’anneau, Tome 1, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. « Pocket », 2001 [1972 pour la traduction française, 1966 pour l’édition originale]. Initialement, les éditions anglaises sont accompagnées de trois cartes, faites par le fils de Tolkien, Christopher Tolkien : une carte générale de la Terre du Milieu, une carte à plus grande échelle de la Conté et une carte du Rohan, du Gondor et du Mordor. La fonction de repérage et de support du texte est explicite dans l’édition française du Seigneur des Anneaux chez France Loisir en1983 (le dispositif n’est

pas tout à fait le même pour toutes les éditions). Cette édition contient plusieurs cartes en fin d’ouvrage, auxquelles renvoie une mention en début d’ouvrage : « le lecteur trouvera à la fin de cet ouvrage les cartes des lieux décrits ».

555 Nous pouvons citer par exemple : la carte d’Elyon ; la carte de La Quête d’Ewillan ; la carte de Les chroniques du bout du monde ; la carte des Cahiers d’émeraude ; la carte dans La Roue du temps (roman de Fantasy dans lequel il y a plusieurs de cartes), ou encore l’Atlas sur internet du monde de A Wizard of Earthsea d’Ursula K. Le Guin (cf. Index of maps sur le site d’Ursula K. Le Guin [En Ligne], mis en ligne en 2008, consulté le 24 juillet 2016. URL : http://www.ursulakleguin.com/Maps/Index.html).

556 Voir DÖRING, Jörg, « À propos du mapping en critique littéraire de Nagel à Piatti », art. cit., p. 150-151. 557 Ibid., p. 151.

558 L’article « La géographie de Jules Verne et ses cartes dans L’île mystérieuse » de Jacky Fontanabona atteste de l’origine scientifique des cartes de Jules Vernes, Mappemonde n° 97 [En Ligne], mis en ligne en 2010, consulté le 22 juillet 2016. URL : http://mappemonde.mgm.fr/num25/articles/art10101.html. Beaucoup des cartes réalisées par Jule Verne sont numérisées et disponibles sur le site « Les pages Jules Verne de Garmt » [En Ligne], dernière mise à jour le 10 novembre 2011, consulté

Dans les trois tomes du roman de Fantasy Le Seigneur des anneaux de J.R.R Tolkien, une série de cartes (par exemple Figure 23) s’intègre dans une série d’annexes qui pose les fondations de l’univers imaginaire, selon une « obsession démiurgique » propre à Tolkien, qui dépasse la carte et l’espace : « Langues, peuples, coutumes, légendes, chansons, histoires du monde depuis sa création, cartes détaillées : Tolkien porte l’obsession démiurgique à des sommets rarement atteints avant lui559 ». De manière similaire, dans Dune de Frank Herbert, une carte (Figure 21) fait partie des annexes de fin, très développées : il y a une note sur l’écologie de la planète Dune, une autre sur la religion de la planète Dune, un « rapport sur les motivations et les objectifs des Bene Gesserit », un glossaire de la « terminologie de l’Empire », et une carte accompagnée de « notes cartographiques ».

Figure 21 : Carte intégrée aux annexes de Dune de Franck Herbert560

Ces annexes servent en premier lieu au lecteur à se repérer dans l’univers dans lequel il est projeté in medias res, le roman étant marqué par le manque de contextualisation ou de sommaires narratifs (contrairement, par exemple, au Seigneur des anneaux qui s’ouvre sur un résumé de 22 pages de l’Histoire des Hobbits et de la Terre du Milieu contextualisant l’épopée qui commence). Aussi, dans Dune, la carte a clairement une connotation scientifique : elle est sobre et accompagnée d’une légende (ce qui est rare pour les cartes apparaissant dans les livres ou les films), qui sert notamment à comprendre des symboles abstraits (non-identifiables sans légende). En outre, le relief est représenté par des isolignes et non par une perspective cavalière, comme c’est souvent le cas. La carte est faite selon une projection polaire qui est matérialisée par le grid, complété de noms de méridien et de parallèles. Le centre de la carte est un point qu’on pourrait qualifier d’« objectif » : le pôle Nord. Enfin les « notes cartographiques » qui accompagnent la carte donnent des informations scientifiques supplémentaires sur les éléments topographiques représentés sur la carte : elles précisent le méridien d’origine et le point d’altitude 0 et décrit des formations géomorphologiques et des villes. Là, la diégèse rejoint la topographie pure : certains

le 2 aout 2016. URL : http://verne.garmtdevries.nl/fr/cartes/originales.html

559RUAUD, André-François, Cartographie du merveilleux. Guide de lecture-fantasy, Paris, Gallimard, Folio Science-Fiction, 2001, p. 35.

560 HERBERT, Franck, Dune, New York, ACE Books, coll. « ACE Science fiction », 2005 [1965 pour l’édition originale], p.866-867.

événements diégétiques sont localisés dans ces notes561. Il apparait donc que, au-delà d’une très concrète utilité pratique de repérage, la carte dans Dune a une fonction symbolique importante : l’image fait carte, apporte un effet de réel, une touche de vraisemblance scientifique. Elle aide le lecteur à entrer dans l’univers fictionnel et favorise son adhésion. C’est également de cette logique réaliste que relèvent les quelques pages consacrées dans le prologue du Seigneur des anneaux aux « Note sur les archives de la Contée », qui expliquent, alors qu’il ne s’agit plus du paratexte mais que le lecteur est déjà plongé dans la fiction, que les livres sont issus de la synthèse d’une masse importante d’écrits et de documents d’archive (dont des cartes), regroupés et mis en forme par Bilbon et Frondon Saquet, dont Tolkien ne serait que le traducteur562.

La « réalité » de la série de Bandes Dessinée Les Cités obscures de François Schuiten et Benoît Peters est quant à elle cautionnée par l’intégration au tome 2 de l’album La Frontière invisible, le 8e volume de la série, d’une carte produite par l’Institut Nationale de l’Information Géographique et Forestière français (IGN) (Figure 22). La couverture de cette carte ressemble à s’y méprendre aux autres cartes topographiques de l’IGN : le logo, un encart montrant l’emprise de la carte, l’échelle (dans les unités de mesure de la Sodrovno-Voldachie), une image pittoresque, le type de la carte – « carte physique » –, une mention de présentation – « des informations pour découvrir la Sodrovno-Voldachie » –, tout y est pour s’intégrer à la collection des cartes géographiques du très officiel – et très réel – IGN. En outre, à l’intérieur de la carte, bien que le graphisme tranche avec celui de l’institut cartographique national, on remarque une mention juridique ainsi qu’un encart de publicité pour d’autres cartes de l’IGN (cartes touristiques de la Lombardie et d’Amsterdam), elles bien réelles, qui appuient encore l’illusion de réalité563.

Esthétique de la carte

À part quelques exceptions564, l’esthétique des cartes intégrées aux œuvres de Science-Fiction ou de Fantasy véhicule un certain nombre d’informations, parmi lesquelles des informations sur l’univers esthétique et historique du monde fictionnel. Ces cartes véhiculent également une certaine idée stéréotypée de ce que doit être une carte en général. C’est flagrant dans les cartes intégrées à la série romanesque du Seigneur des anneaux (ça l’est encore plus dans le film) : ce sont des clichés de cartes historiques (Figure 23). Elles rappellent les portulans du

561 Par exemple : « fissure dans le Mur du bouclier, proche d’Arrakeen, qui descend verticalement sur 2240m. Une explosion l’a emportée sur l’ordre de Paul Muad’dib. », « Notes cartographiques », HERBERT, Franck, Dune, op. cit., p. 865.

562 TOLKIEN, J.R.R, Seigneur des Anneaux, Tome 1, La Communauté de l’anneau, op. cit., p. 29-31.

563 La mention en question est la suivante : « Le tracé des frontières n’a pas de valeur juridique. Les informations portées sur cette carte ont un caractère indicatif et n’engage pas la responsabilité de l’IGN. Les utilisateurs sont priés de faire connaitre à l’archiviste les erreurs ou omissions qu’ils auraient pu constater ». Cette précision est intéressante parce qu’elle souligne paradoxalement le caractère subjectif (la carte a un auteur) et potentiellement fautif de la carte (ce qui en augmente encore la vraisemblance lorsque l’on sait de quoi les cartes sont faites…).

564 Par exemple, la carte de Dune que nous avons déjà évoquée. Figure 22 : Couverture de la carte de

Sodorovno-Voldachie éditée par l’IGN pour accompagner l’édition du second tome de La Frontière Invisible, de Benoît Peters et François Schuiten.

XIII-XVIe siècles, par les lignes de côte soulignées de toponymes, et les cartes du XVI-XVIIIe siècle, par la perspective cavalière, la typographie et les cartouches d’orientation. Peu importe l’anachronisme avec le Moyen-Âge, dont l’esthétique et l’ambiance du Seigneur des anneaux sont largement inspirées par ailleurs (au point que Le Seigneur des anneaux fonde un genre, le « fantastique médiéval »), ces cartes figurent LA carte ancienne, que le lecteur occidental reconnait. Alors la carte est informative en tant qu’image. Ce recours au cliché de la carte historique entend également asseoir l’authenticité de celle-ci et par extension du monde qu’elle représente : elle s’impose ainsi comme un document d’archive.

À la suite de la carte du Seigneur des anneaux, un style graphique pour les cartes de Fantasy s’est imposé, empruntant des éléments de cartographie historique stéréotypés : la présence de monstres marins, la perspective cavalière, les lignes de côtes ombragées, la rose des vents d’où partent des lignes de rhumb à la manière des portulans, la présence d’écusson, etc.565. Etudier ces cartes est important pour l’audience qu’elles ont : elles diffusent auprès d’un large public une esthétique très codifiée. Les différents exemples que nous avons évoqués jusqu’à présent mettent en évidence le fait que les récits les plus fictionnelles utilisent la carte selon sa réputation la plus courante : la carte fait autorité, autorité historique (chez Tolkien par exemple), autorité scientifique (chez Verne ou dans Dune), et souvent autorité politique et militaire (les livres Le seigneur des anneaux¸ et surtout les films, mettent en scène la carte dans des contextes militaires et lui associe des enjeux guerriers). 3.2.1.2. La carte comme l’écriture d’une certaine géographie

Au-delà des clichés cartographiques, la présence des cartes dans les œuvres de fictions peut en dire long sur leur géographie (au sens de manière de se rapporter à l’espace, de l’écrire, de le créer ou de la construire). Nous prendrons comme exemple la comparaison des cartes intégrées dans le livre Dune, dans son adaptation cinématographique par David Lynch en 1984 et dans la tentative d’adaptation par Alejandro Jodorowsky, à la fin des années 1970-début des années 1980566. Le livre contient une carte de la région du Pôle Nord de la planète éponyme « Dune » (Figure 21), planète où se déroule l’essentiel de l’action et qui constitue l’enjeu géopolitique du

565 Voir à ce propos l’article du blog (e)space &fiction qui donne des exemples de géographies fantasy, accompagnées de cartes, qui se sont inspirées de la Terre du Milieu de Tolkien : « Le Seigneurs des anneaux : les cartes des mondes imaginaires de Tolkien », (e)space &fiction [En Ligne], mis en ligne le 25 octobre 2012, consulté le 27 juillet 2016. URL : https://spacefiction.wordpress.com/2012/10/25/le-seigneur-des-anneaux-les-cartes-des-mondes-imaginaires-de-tolkienthe-lord-of-the-rings-maps-of-imaginary-worlds-of-tolkien/ On peut également citer dans cette veine esthétique la carte de la Sodrovno-Voldachie des Cités Obscures, dont il est question dans ce chapitre (Figure 22).

566 Nous avons conscience que nous comparons ici différents média qui impliquent forcément différents traitement, mises en scène et présentations des cartes. Au sein de ces disparités, nous tentons de nous contenter de comparer les éléments qui e sont comparables.

Figure 23 : Carte de la Terre du Milieu accompagnant les premières éditionsdu Seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien. Carte réalisée par Christopher Tolkien,

roman : c’est là que s’extrait « l’épice », substance nécessaire au fonctionnement de l’empire de Dune. La carte ne représente qu’une partie de la planète ; mais elle renvoie, par une flèche, à d’autres espaces situés hors du cadre de la carte567. Le fait qu’il n’apparaisse dans le livre que cette carte à très grande échelle (comparée à tout l’Empire de Dune) informe le lecteur que l’enjeu du roman, et par extension l’avenir de l’Empire, tiennent dans ce petit territoire. Dans le film de David Lynch568, nous constatons une toute autre appréhension spatiale de l’histoire. Apparait au début du film l’image d’un ciel étoilé représentant la galaxie, dans laquelle sont localisées les quatre planètes qui participent à l’intrigue du film (voir Annexe 5, Figure 9). La carte sert à localiser les planètes relativement les unes aux autres et par rapport au pouvoir central. L’échelle spatiale à laquelle est considérée l’histoire dans le film est bien supérieure à celle à laquelle se place le livre. Celui-ci se focalise sur des enjeux territoriaux fins et sur la révolution politique locale menée par Paul Muad’dib sur la planète Dune. On ne perçoit les conséquences globales de cette révolution, à l’échelle de l’Empire, qu’en négatif. Au contraire, dans le film, l’intrigue est contextualisée dès le début à l’échelle globale de l’Empire. Nous terminerons cette comparaison en évoquant le projet d’adaptation de Dune par Alejandro Jodorowsky (réalisateur) et Michel Seydoux (producteur), qui dura de 1975 au début des années 1980, lorsque le projet fut finalement abandonné. Le story-board complet fut réalisé par le dessinateur Moebius569. L’intention était d’ouvrir le film par une scène que l’on peut qualifier de cartographique : c’est un long plan séquence qui « traverserait tout l’univers », à partir d’une vision générale de celui jusqu’à un zoom très rapproché sur la capitale de Dune, Arrakeen (voir Annexe 5, Figure 10)570. Cette mise en scène révèle un juste milieu entre le traitement cartographique du livre d’Herbert et celui de l’adaptation cinématographique de Lynch : elle respecte davantage la focalisation sur le local de la géographie herbertienne, recentre le propos, tout en contextualisant globalement l’intrigue.

Ainsi, non seulement les récits fictionnels utilisent-ils la cartographie pour asseoir leur univers et fixer les espaces imaginaires qu’ils créent, mais ils s’inspirent également d’éléments appartenant spécifiquement au domaine de la cartographie pour développer leur géographie, que ce soit par l’utilisation d’éléments symboliques souvent stéréotypés, l’emprunt de codes esthétiques ou par l’usage de la capacité discursive de la cartographie (toutes les cartes d’un même phénomène n’en disent pas la même chose, comme la comparaison des différents traitements cartographiques de Dune en atteste). Alors la cartographie n’a plus seulement un rôle de contextualisation diégétique, elle participe également à la manière dont sont racontée l’histoire et écrite la géographie. Elle acquiert un rôle narratif propre.

567 La flèche renvoie à « 20 thumpers to Palmaries of the South » : l’information à comprendre est que le lieu Palmaries of the South se trouve à 20 « thumpers » (sans doute une unité de mesure autochtone) plus au Sud, dans la direction de la flèche.

568LYNCH, David, Dune, Etats-Unis, 1984, 130 min.

569Un documentaire, Jodorowsky’s Dune, présente en détail le projet et le story-board. PAVICH, Frank, Jodorowsky’s Dune,

Etats-Unis, 2013, 85 min.

570 Ce procédé de mise en scène cartographique rappelle l’animation, aujourd’hui bien connue, des cartes de type Google Earth. Ce procédé de zoom animé est inspiré de la vidéo Powers of ten, réalisée par Ray Eames en 1977 (EAMES, Ray, Powers of ten, États-Unis, 1977, 9 min). Cette vidéo eu un grand succès à la fin des années 1970 et fonde une esthétique caractéristique de la cartographie animée.