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0.5. Le texte est l’espace : quels rapports de la littérature au monde pour quels rapports de la géographie à la littérature ? rapports de la géographie à la littérature ?

0.5.1. Le texte autotélique et l’analyse textuelle

Depuis le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust et le rejet de la pertinence de la critique positiviste biographisante et causale de la littérature, le recours aux éléments biographiques pour la compréhension de l’œuvre est largement minoré. Il est en effet aujourd’hui admis que, selon les célèbres mots de Proust :

Cette méthode qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas « un traité de géométrie pure », d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissent les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collectionner ses correspondances, à interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore, en lisant ce qu’ils ont pu écrire s’ils sont morts, cette méthode méconnait ce qu’une fréquentation un peu plus profonde avec nous même nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, que nous pouvons y parvenir97.

Ce constat est le fondement de la critique stylistique et textuelle impliquant un attachement à la stylistique, à la rhétorique, aux thématiques ; en un mot, c’est le fondement d’une critique valorisant le texte et

96 Roger Brunet, « Des modèles en géographie ? Sens d’une recherche », Bulletin de la société géographique de Liège, 39, 2000/2, p. 28. Le mouvement nécessairement dialectique de la modélisation est maintes fois répété par Roger Brunet, par exemple : « Naturellement, le mouvement est dialectique, à la fois déductif et inductif. L’examen attentif d’une configuration spatiale met sur la piste d’hypothèses (mouvement ascendant, ou inductif) ; l’information générale dont on dispose sur la position géographique et sur la nature de l’espace considéré met aussi sur la piste d’hypothèses (mouvement descendant, ou déductif). La recherche expérimentale consiste en un certain nombre d’allers-retours et d’ajustements successifs dans les deux sens. », Roger Brunet, « La carte-modèle et les chorèmes », Mappemonde, 86/4, 1986, p. 2.

97 PROUST, Marcel, « La méthode de Sainte-Beuve », dans Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987 [1ere édition 1954, article écrit en 1908.], p. 127.

non l’homme-auteur, le texte étant la seule réalité sur laquelle on puisse fonder un commentaire littéraire. Ce positionnement critique, communément adopté aujourd’hui, entend le texte – qu’il soit littéraire, scientifique ou politique – comme une construction : construction d’un discours du côté de l’auteur, et construction d’une lecture du côté du lecteur. Il se fonde sur l’impossibilité d’avoir accès aux intentions de l’auteur, constat que Proust n’est pas le seul à formuler. Paul Valéry écrivait déjà à propos du langage : « Il y a une certaine indépendance de ce qui est pensé ou lu et de ce qui est pensé par l’écrivain ou le lecteur. […] Le langage n’est pas la reproduction de la pensée – il ne connaît pas des phénomènes mentaux réels – mais bien d’une conception simplifiée et très lointaine de ces phénomènes. Il est impossible de remonter du langage à la pensée autrement que par probabilités98 ». Sur ce terreau, Genette développe la notion de « partage99 » de la littérature et du texte, typique, selon lui de la critique structuraliste ; « partage intérieur du champ littéraire » qui fait qu’une même œuvre, lue à différentes époques et selon différents contextes historiques ou esthétiques, n’est pas accueillie ou comprise de la même manière, de même que l’écriture de l’œuvre est influencée par les lectures de son auteur, donc par son époque ; partage de sens, donc, entre la lecture et l’écriture, entre l’auteur et le lecteur ; ou encore « partage entre la littérature et tout ce qui n’est pas elle ». On comprend, à partir de cette notion de partage, comment Roland Barthes a pu définir le lecteur « non plus comme un consommateur, mais comme un producteur de texte100 » et déclarer la « mort de l’auteur101 » à la fin des années 1960 :

L’Auteur une fois éloigné, la prétention de « déchiffrer » un texte devient tout à fait inutile. Donner un Auteur à un texte, c’est imposer à ce texte un cran d’arrêt, c’est le pourvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture. Cette conception convient très bien à la critique, qui veut alors se donner pour tâche importante de découvrir l’Auteur (ou ses hypostases : la société, l’histoire, la psyché, la liberté) sous l’œuvre : l’Auteur trouvé, le texte est « expliqué », le critique a vaincu ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, historiquement, le règne de l’Auteur ait été aussi celui du Critique, mais aussi à ce que la critique (fût-elle nouvelle) soit aujourd’hui ébranlée en même temps que l’Auteur. Dans l’écriture multiple, […] il n’y a pas de fond ; l’espace de l’écriture est à parcourir, il n’est pas à percer ; l’écriture pose sans cesse du sens mais c’est toujours pour l’évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens. Par là même, la littérature (il vaudrait mieux dire désormais l’écriture), en refusant d’assigner au texte (et au monde comme texte) un « secret », c’est-à-dire un sens ultime, libère une activité que l’on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d’arrêter le sens, c’est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi102.

Le critique affirme ainsi la légitimité des lectures multiples d’un texte. C’est également sur cette logique que se fonde l’« autonomie du texte » de Paul Ricœur – « J’entends par autonomie l’indépendance du texte à l’égard de

98 VALERY, Paul, Cahiers, T. 1, 1894‑1914, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1987, 1491 p., p. 247. Cette pensée est écrite par Valéry entre 1897 et 1900, et fonde les études génétiques en littérature qui tentent de remonter aux processus de création à partir de l’étude des manuscrits et de la documentation ayant accompagnée l’écriture, par exemple dans LUMBOSO, Olivier, «Espace et Création : l’invention de l’espace dans la genèse de Germinal d’Émile Zola», Item [En ligne], Mis en ligne le: 07 février 2007, consulté le 26 juillet 2016. URL : http://www.item.ens.fr/index.php?id=44574. Initialement publié dans Genesis, n°17, 2001, p. 95‑112.

99 GENETTE, Gérard, « Structuralisme et critique littéraire », dans Figures I, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Point essais », 1966, p. 145-170, p. 167-170.

100 BARTHES, Roland, S/Z, essai sur Sarrasine d’Honoré de Balzac, Paris, Édition du Seuil, coll. « tel quel », 1970, p. 9. 101 Il déclare dans « La mort de l’auteur » : « Nous savons que, pour rendre à l'écriture son avenir, il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur. » (BARTHES, Roland, « La mort de l’auteur », Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 67°. L’idée de la mort de l’auteur est également développée, quasiment au même moment, par Michel Foucault (FOUCAULT, Michel, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, n°3, juillet-septembre 1969, (d’après une conférence faite à la Société française de philosophie, le 22 février 1969)).

l’intention de l’auteur, de la situation de l’œuvre ou du rapport à un lecteur originel103 » – et « l’œuvre ouverte » d’Umberto Eco :

Les esthéticiens parlent parfois de « l’achèvement » ou de « l’ouverture » de l’œuvre d’art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l’objet esthétique. Une œuvre d’art est d’un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu’elle a été conçue par l’auteur, à travers la configuration des effets qu’elle produit sur l’intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l’auteur crée-t-il une forme achevée afin qu’elle soit goutée et comprise telle qu’il l’a voulue. Mais d’un autre côté en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d’apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des tendances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives complexes, où elle manifeste une grande variété d’aspects et de résonnances sans jamais cesser d’être elle-même104.

Toutes ces postures critiques impliquent d’affirmer la responsabilité du lecteur dans la réalisation (comme un processus) de l’œuvre, et l’autonomie du texte par rapport à l’auteur et au contexte historico-politique de sa production, une fois qu’il est offert à la lecture. Elles poussent à considérer le texte, et seulement le texte, dans une perspective autotélique. Il n’est en effet pas possible de faire lecture d’autre chose que du texte. Le fait que « ce sont des énoncés qu’il s’agit de rendre compte, et non de la situation de communication ou de l’intention de l’émetteur105 » implique directement de travailler sur un ensemble de données clos. Genette explique en effet que le critique dispose d’un « univers instrumental clos » et que « son répertoire, si étendu soit-il, “reste limité”106 », car toujours issu de l’œuvre critiquée. C’est ainsi que nous nous proposons d’aborder l’œuvre de Kateb Yacine. Il ne s’agira pas de se borner à « donner du sens » au texte de Kateb, mais « d’étoiler le texte107 », de faire apparaître « le pluriel108 » dont il est fait pour tenter de faire apparaître une partie des possibles lisibles dans la poésie.

Dans cette perspective, nous entendons appliquer la méthode de l’analyse textuelle, inspirée des propositions de Léo Spitzer dans ses Études de style109, qui se positionne entre une analyse stylistique, linguistique et formelle très précise (textuelle), et la prise en compte de « l’intuition » ou du « talent » du commentateur, du lecteur. La méthode « structurale » de Spitzer se veut « empirique110 » : elle entend extraire de l’observation des éléments les plus fins du langage un sens littéraire global. L’analyse textuelle suppose d’avoir « confiance111 » dans

103 RICŒUR, Paul, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », Ecrits et conférences 2, Herméneutique, Paris, Editions du Seuil, coll. « la Couleur des idées », 2010 [1972 pour la première édition], p. 109.

104 ECO, Umberto, L’Œuvre ouverte¸ Paris, Édition du Seuil, coll. « Points Essais », 1965 [1962 pour l’édition originale], p. 17. 105 CHISS, Jean-Louis et PUECH, Christian, Article « Structuralisme », dans Le Dictionnaire des genres et notions littéraires, Paris, Éditions Encyclopaedia Universalis, 2016, p. 738.

106 GENETTE, Gérard, « Structuralisme et critique littéraire », art. cit., p. 147. 107 Ibid., p. 17.

108 Ibid., p. 9.

109 SPITZER, Léo, Études de style, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970 (pour la traduction française), [textes publiés originellement de 1918 à 1931].

110 STAROBINSKY, Jean, « Léo Spitzer et la lecture stylistique », Introduction à SPITZER, Léo, Étude de style, op. cit., p. 12. 111 « La lecture de Spitzer est une lecture confiante. Elle prend le texte tel qu’il se donne […]. Jamais Spitzer ne lui suppose une fonction dissimulatrice, ou mystificatrice ; jamais il ne l’aborde comme si, au pouvoir de révéler, s’ajouter dans le texte un pouvoir de cacher, et comme s’il contenait autre chose que ce qu’il déclare explicitement, – comme s’il comprenait un supplément latent. L’interprétation spitzerienne ne veut que passer de l’explicit au plus explicite. L’aphorisme : il n’est rien dans le style qui n’ait été dans l’âme de l’auteur, est entièrement renversable : il n’est rien dans l’âme de l’auteur qui ne soit “actuellement” dans le texte. L’opération est sans reste ; tout est visible pour qui sait voir. On ne se perdra pas en conjectures sur les antécédents intentionnels, sur les infrastructures affectives ou socio-économiques. Les œuvres sont

le texte. Sa légitimité est résumée dans le passage suivant :

Ne suffit-il pas de montrer avec précision comment le texte s’organise ? Le pourquoi n’est-il pas impliqué dans le comment ? La finalité dans l’œuvre achevée ? En renonçant aux centres affectifs, l’on aura perdu d’un reflet conjectural, inaccessible à tout savoir certain, tandis que demeure dans l’œuvre et par l’œuvre l’évidence d’une personnalité seconde – le pouvoir créateur : on peut atteindre l’auteur tel qu’il s’est inventé dans l’œuvre et non tel qu’il aurait existé avant celle-ci112.

Selon Spitzer, la littérarité provient de la matière-même du texte, c’est-à-dire de l’usage de la langue qui la renouvelle sans cesse. C’est à la recherche d’une telle littérarité que nous sommes.