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Spatialité de la narration : quand le roman offre des modèles métalittéraires spatiaux

En guise d’introduction : peut-on modéliser la complexité ?

Chapitre 2 : Littérature, spatialité et modélisation

2.1. Quand la littérature spatialise, quand la littérature modélise

2.1.3. Spatialité de la narration : quand le roman offre des modèles métalittéraires spatiaux

Certains textes explicitent l’importance de l’espace dans leur structure textuelle et narrative à travers des figures métatextuelles spatiales. Ce fait est notable chez Kateb Yacine qui propose une image cartographique englobante et multiscalaire pour figurer son œuvre : le polygone étoilé (le chapitre 6 de cette thèse sera entièrement consacré à son analyse). Développons tout de suite un autre exemple : le roman La Modification de Michel Butor est construit autour d’une trame principale – le trajet en train du protagoniste vers Rome pour y retrouver sa maitresse Cécile (t0) – et divague vers des souvenir passés, vers d’autres voyages, d’autres lignes diégétiques : le récit d’un précédent voyage lors duquel il a rencontré Cécile (t-1), le récit du voyage de noce avec sa femme Henriette (t-2), des récits de promenades dans Rome et dans Paris ; et des récits tournés vers le futur comme celui du trajet de retour (t+1). L’enchevêtrement des récits – chacun pourrait être schématisé par une ligne – est modélisé dans le roman par les lignes des fils électriques, qui se croisent ponctuellement et s’éloignent, et par les voies de chemin de fer qui se rencontrent et se dispersent vers des destinations lointaines. Les

414 Ce développement sur les conséquences du numérique sur l’espacement du texte est très fortement influencé par les conclusions du mémoire de Master 2 d’Ariane Mayer : MAYER, Ariane, « L’impact du numérique sur la création littéraire. », Sous la direction d’Alain Busson, HEC/MAC [En ligne], Mémoire soutenu en 2012, consulté le 4 juillet 2016. URL :

http://digital-studies.org/wp/wp-content/uploads/2013/01/M%C3%A9moire-MAC-HEC-Ariane-Mayer-version-d%C3%A9finitive.pdf, p. 59-61.

415 Voir à cet égard BENNETT, Laura, « L’internet est-il en train de transformer les livres en d’éternels work-in-progress ? », dans The New Republic [En Ligne], mis en ligne le 2 Septembre 2011, consulté le 4 juillet 2016. URL : http://www.tnr.com/article/books/95218/ebooks-publishing-Richard-Patterson. Voir aussi le commentaire de cet article dans DE LA PORTE, Xavier, « Vers des livres vivants ? », InternetActu.net [En Ligne], mis en ligne le 10 octobre 2011, consulté le 4 juillet 2016. URL : http://www.internetactu.net/2011/10/10/vers-des-livres-vivants/

416 Voir à cet égard L’article de Gaëlle Debeaux, DEBEAUX Gaëlle, « Hypertexte et ses prédécesseurs : cartographier un jardin aux sentiers qui bifurquent », dans SINATRA, F. et SINCLAIR, S., Repenser le numérique au XXIe siècle [En Ligne], mis en ligne en février 2015, consulté le 15 juillet 2016. URL : http://www.sens-public.org/article1145.html. Cet article est une synthèse de la thèse en cours de Gaëlle Débeaux, « Multiplication des récits et stéréométrie du temps littéraire : quand les sentiers de la fiction bifurquent. », sous la direction d’Emmanuel Bouju, Université Rennes 2.

ramifications et le flot ininterrompu de la narration, à l’instar des divagations de la mémoire, forment un réseau de récits linéaires, à l’image du réseau électrique ou du réseau ferroviaire. Le passage suivant décrit par exemple cette structure réticulaire-linéaire :

Balayant vivement de leur raie noire toute l’étendue de la vitre, se succèdent sans interruption les poteaux de ciment ou de fer ; montent, s’écartent, redescendent, reviennent, s’entrecroisent, se multiplient, se réunissent, rythmés par leurs isolateurs, les fils téléphoniques semblables à une complexe portée musicale, non point chargée de notes, mais indiquant les sons et leur mariage par le simple jeu de ses lignes417.

Deux métaphores métatextuelles sont ici données : les lignes électriques et la partition de musique qui, de manière comparable, fait s’enchevêtrer, se superposer ou s’éloigner des lignes de mélodie418.

Les emprunts de modèles métaphoriques par la critique littéraire aux sciences de l’espace sont en fait très fréquents dans la deuxième moitié du XXe pour théoriser les poétiques et les narrations marquées par le phénomène de spatialisation auquel cette partie était consacrée. Ce phénomène est expliqué par Laurence Dahan-Gaida dans l’article « Texte, tissu, réseau, rhizome : les mutations de l’espace littéraire »419. On peut noter l’emprunt des réseaux de la géographie par Italo Calvino420 ou Umberto Eco421, l’utilisation de la métaphore de la carte par Gilles Deleuze et Félix Guattari422, celle de la marche, de la démarche et de la déambulation par Raymond Queneau423 ; on peut signaler l’emprunt du modèle de la Relativité et de la physique quantique par Jean-Christophe Valtat424, de la géométrie structurelle par Marc Gontard425, ou encore l’utilisation de l’image de la « galaxie de signifiants » pour figurer le texte par Roland Barthes426. Plus généralement, la critique forge des concepts littéraires à partir d’objets matériels dont la caractéristique motivant la comparaison est, précisément, la

417 BUTOR, Michel, La Modification, Paris, Editions de Minuit, coll. « Double », 1957, p. 14.

418 Un fonctionnement similaire s’observe dans le roman Topographie idéale pour une agression caractérisée, de Rachid Boudjedra, qui propose l’image de la carte du métro parisien pour modéliser sa structure narrative. Néanmoins, nous développerons cet exemple dans le troisième chapitre consacré à la rencontre de la littérature et de la cartographie. En effet, ce cas d’étude possède des enjeux plus fondamentaux à propos de la thématique et de l’esthétique cartographique qu’il est important d’intégrer dans une réflexion plus spécifique sur la rencontre de la littérature et de la cartographie.

419 Ce phénomène est résumé par Laurence Dahan-Gaida ainsi : « La narratologie moderne privilégie les métaphores spatiales qui décrivent le texte littéraire comme un réseau de relations linguistiques s’organisant selon des critères plus formels que temporels. Ce changement de paradigme a été exprimé, par les écrivains comme par la critique, à travers un certain nombre de métaphores – trame tissu, tapisserie, réseau, rhizome – qui constituent autant d’opérations de reconception du texte littéraire » (DAHAN-GAIDA, Laurence, « Texte, tissu, réseau, rhizome : les mutations de l’espace littéraire », dans Littérature et espaces, op. cit., p. 111, citant Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992). 420 Pour Italo Calvino, le texte idéal est une « structure où chaque court texte, côtoyant le voisin sans que leur succession implique un rapport causal ou hiérarchique, se trouve pris dans un réseau qui permet de tracer des parcours multiples et de tirer des conclusions ramifiées plurielles. » CALVINO, Italo, Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1989 [1988 pour l’édition originale], p. 118.

421 Comme l’explique Laurence Dahan-Gaida, pour Umberto Eco, « si tout texte littéraire est ouvert, cela ne signifie pas que toutes les lectures soient possibles ». À cet égard, « c’est à l’image du réseau que recours Umberto Eco pour figurer un espace textuel dans lequel “il est possible d’aller de n’importe quel nœud à n’importe quel autre nœud” mais où “les passages sont contrôlés par des règles de connexion que notre histoire culturelle a en quelque sort légitimées.” » (DAHAN-GAIDA, Laurence, « Texte, tissu, réseau, rhizome : les mutations de l’espace littéraire », art. cit., p. 111, citant Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, op. cit., p. 130.

422 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Felix, Mille Plateaux, op. cit.

423 Raymond Queneau emploie ces métaphores dans l’article « Technique du roman » à propos de la construction narrative de Le Chiendent, Gueule de pierre et Les Derniers jours (QUENEAU, Raymond, Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, coll. « Idées», 1965, p. 27-33).

424 VALTAT, Jean-Christophe, « Modèles physiques de l’espace littéraire »,art. cit.

425GONTARD, Marc, Nedjma de Kateb Yacine, essai sur la structure formelle du roman, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 96-98.

426 Roland Barthes, dit que le « le texte est une galaxie de signifiants, non une structure de signifiés » dans BARTHES, Roland, S/Z, op. cit., p. 12.

disposition spatiale : le tissu de Walter Benjamin427, le rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari428, le réseau de neurones429, etc.

2.1.4. « Science » en littérature

L’initiative littéraire d’Italo Calvino que nous avons décrite au début de ce chapitre ainsi que nombre d’ouvrages que nous avons cités jusque-là sont les exemples d’une tendance « expérimentale430 » de la création littéraire qui interroge d’une manière nouvelle les rapports entre science, modélisation et littérature, et redéfinit les notions de formalisation, de catégorisation ou de règles, qui paraissent de prime abord exclues de la création littéraire, davantage marquée par l’inspiration, le génie ou le récit431. Cette tendance peut notamment être illustrée par deux types de littératures : d’un côté les littératures qui adoptent explicitement une méthode scientifique « dure » comme le roman naturaliste – qui préconise un projet littéraire systématique et à visée sociologique432 – et, de l’autre, les littératures que l’on pourrait qualifier d’« expérimentales », d’abord parce qu’elles proposent un renouvellement « avant-gardiste » des formes littéraires, puis surtout parce qu’elles se fixent et suivent des méthodes précises – autrement connues en littérature sous le nom de « contraintes ». Usant de ce type de procédés, nous pouvons citer l’Ou.li.po, qui, s’inspirant des mathématiques, introduit dans la création littéraire une logique et une scientificité qui lui est originellement étrangère433. On peut citer les contraintes que s’est fixé George Perec pour l’écriture des Revenentes (monovocalisme en e), de La Disparition (lipogramme excluant le e), ou encore les règles mathématiques complexes, comme le bicarré latin et le modèle du déplacement du cavalier

427 BENJAMIN, Walter, « Le Narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov », art. cit. 428 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Felix, Mille Plateaux, op. cit..

429 La métaphore du réseau de neurones est par exemple employée dans STRAUSS, Botho, L’incommencement, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1995.

430 Nous nous fondons dans cette partie sur la définition d’« expérimentation » dans le CNRTL : « Méthode scientifique exigeant l’emploi systématique de l’expérience afin de vérifier les hypothèses avancées et d’acquérir des connaissances positives dans les sciences expérimentales. », CNRTL [En Ligne], mis en ligne en 2012, consulté le 12 juillet 2016. URL : http://www.cnrtl.fr/definition/exp%C3%A9rimental.

431 Le « récit » est souvent considéré (pas seulement en littérature) comme le contraire de la modélisation, par exemple dans la définition de la modélisation appliquée aux sciences sociales par Philippe Coulangeon, que nous avons déjà cité dans le chapitre premier : « La parcimonie du modèle tranche de ce point de vue avec le souci d’exhaustivité du récit ou de la description, qui visent davantage à la compréhension des phénomènes » COULANGEON, Philippe, « Modélisation et science sociale », art. cit.

432 À travers La Comédie humaine, Honoré de Balzac a pour ambition de faire la description exhaustive, ou en tout cas systématique, de la société de son époque, de chaque classe sociale ; selon une organisation en trois grands axes d’étude : « Études de mœurs », « Études philosophiques » et « Études analytiques », avec une perspective naturaliste empruntée à la zoologie : « Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la société ? », BALZAC, Honoré de, « Avant-propos à la Comédie Humaine », Œuvres complètes de H. de Balzac, vol. 1, Paris, A. Houssiaux, 1855, p. 19.

À propos du Roman expérimental de Zola, Olivier Lumbroso pose la question de la méthode qui permet de passer de l’observation au roman et de la place de la fiction par rapport au matériau documentaire collecté : « Mais comment ces “nourritures terrestres” sont‑elles absorbées pour créer la “chair” de la fiction ? Faut‑il suivre Zola quand il affirme, dans Le Roman expérimental, qu’aucune dialectique ne lie le document et la fiction, que celle‑ci fournirait seulement le “ciment”, qui joint les interstices entre les “observations recueillies” ou les “portraits collectionnés” », LUMBOSO, Olivier, « Espace et Création : l’invention de l’espace dans la genèse de Germinal d’Émile Zola », art. cit.

433 D’après Italo Calvino : « L’Ou.li.po n’admet que des opérations conduites avec rigueur, dans la confiance que la valeur poétique peut se dégager de structures extrêmement contraignantes. Le sens de mon travail, me disais-je, était ce qui lui imposait le schéma. Comme pour Le Château, je devais d’abord construire pour La Taverne une structure simple et régulière. », CALVINO, Italo, Le Château des destins croisés, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002 [1969 pour la première édition], préface, p.13.

sur l’échiquier, qui déterminent la structure de La Vie Mode d’emploi434. Enfin, les textes recueillis dans Penser/Classer et les ouvrages qui gravitent autour dans une même logique, tels que Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, sont paradigmatiques de la transposition de l’esprit expérimental en littérature. Celui-ci est toujours lié à une dimension ludique chez Perec, davantage même qu’à une dimension scientifique (ce qui nuance l’antagonisme préjugé du couple expérimentation/littérature). Dans l’introduction de l’ouvrage Penser/classer Perec emploie des termes à consonance scientifique pour décrire la manière dont on comprend sa pratique littéraire, il parle de « versatilité systématique » et identifie l’auteur à un « ordinateur », « une machine à produire des textes ». Lui-même identifie davantage son travail à celui d’un agriculteur qui varierait logiquement et méthodiquement ses cultures selon les terres, les saisons et les besoins. Quatre interrogations dirigent son « travail littéraire » : l’« interrogation sociologique : comment regarder le quotidien », l’« interrogation autobiographique », l’« interrogation ludique » qui « renvoie à [son] goût pour les contraintes, les prouesses, les “gammes” », et l’« interrogation romanesque »435. Les quatre axes se rejoignent dans l’« ambition […] de parcourir toute la littérature de mon temps sans jamais avoir le sentiment de revenir sur mes pas ou de remarcher dans mes propres traces. » Un projet littéraire réfléchi donc, mais néanmoins progressif et mouvant : « même si ce que je produits semble venir d’un programme depuis longtemps élaboré, d’un projet de longue date, je crois plutôt trouver – et prouver – mon projet en marchant436 ». Pas de contradiction ici entre la littérature et un certain esprit méthodique « de laboratoire ».

Mais l’« esprit de laboratoire » n’est pas le monopole de l’Ou.li.po. C’est déjà une posture assumée par exemple par Paul Valéry dans ses Cahiers et appliquée dans sa poésie. Valéry considère la création littéraire comme une « recherche437 », faite de tâtonnements empiriques et de testes perceptifs expérimentaux, ayant pour objectif de passer de « l’individuel à l’universel, du désordre à l’ordre, de la difficulté à l’enthousiasme438. ». Patricia Signorile résume l’ambition et la démarche de Paul Valéry dans des termes très proches de ceux qui peuvent être utilisés pour décrire le fonctionnement de la modélisation. La tension scientifique de la création valéryenne est en tout cas claire :

Fondé sur le désir de comprendre les variations de la vie mentale […] et sur la volonté de mettre à jour la combinatoire qui permettrait d’en rendre compte tout en maintenant la cohésion de ce que Valéry appelle CEM – l’interaction du Corps, de l’Esprit et du Monde –, la méthode fait successivement appel à

434 La construction de La Vie Mode d’emploi est déterminée selon des principes combinatoires, des configurations, qui ont pour but un « désordre maximum en fonction d’un ordre donné », le refus de toute redondance et l’exhaustivité. Autant d’objectifs qui connotent davantage une démarche scientifique que littéraire. Voir l’intervention deLIDL Christl, « La Vie mode d’emploi : cartographie en jeu », au colloque « Cartographier. Regards croisés sur les pratiques littéraires et philosophiques contemporaines », 6 et 7 juin 2016, Centre Prospero, Université Saint Louis, Bruxelles.

435 PEREC, Georges, Penser / Classer, op. cit., p. 10. 436 Ibid., p. 11.

437 Paul Valéry préconise une méthode réaliste qui consiste à « chercher en général – l’objet est bien déterminé mais la route ne l’est pas – l’objet ne me guide pas d’avance mais après » (VALERY, Paul, Les Cahiers, vol. IV, CNRS Editions, 1956, p. 229), et qui est « faite d’une quantité infinie de brèves tentatives » (VALERY, Paul, Les Cahiers, vol. XVI, Paris, CNRS Editions, 1958, p. 237).

438 Voir à ce propos la conférence de Patricia Signorile, « Epistémé et Poïésis en projet… ou l’esprit de laboratoire dans les Cahiers de Paul Valéry », lors des Rencontres MCX, « Pragmatique et complexité », les 17 et 18 juin 1999, reportée sur le site du Réseau Intelligence de la Complexité, consulté le 16 juillet 2016. URL : http://www.intelligence- complexite.org/nc/fr/documents/recherche-dun-document/doc/episteme-et-poiesis-en-projet-ou-lesprit-de-laboratoire-

des modèles empruntés aux mathématiques –science pour lui avant tout des rapports (la topologie, les groupes, la probabilité) –, et à la physique (la thermodynamique, l’électromagnétisme, plus tard la relativité). Elle témoigne d’une volonté de représentation plutôt que d’explication439.

Nous voudrions enfin évoquer un auteur exemplaire à ce sujet, Raymond Roussel, qui présente explicitement son écriture comme déterminée par un « procédé » et une « méthode » précise dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, publié de manière posthume en 1935. L’auteur explique la méthode selon laquelle il a construit certaines de ses intrigues à partir de jeux linguistiques :

Je choisissais deux mots presque semblables. Par exemple Billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans des sens différents, et j’obtiens ainsi deux phrases presque identiques. […] les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde. Or c’était dans la résolution de ce problème que je puisais tout mon matériau440.

D’autres techniques de création sont également posées, par exemple : « Je choisissais un mot puis le reliais à un autre par la préposition à ; et ces deux mots, pris dans un sens autre que le sens primitif, me fournissait une nouvelle création441 » (par exemple la locution « palmier à restauration » utilisée dans le sens de 1. gâteau d’un restaurant où l’on sert des gâteaux et 2. arbre symbole du rétablissement politique de la monarchie). Également, Roussel appliquait le procédé poétique suivant: « Je fus conduit à prendre une phrase quelconque, dont je tirais des images en la disloquant, un peu comme s’il se fut agi des dessins de rébus442 ». La démarche est déductive – à partir de la fixation d’une règle globale, on déduit tout le reste – et algorithmique – il s’agit de résoudre un problème en appliquant une chaine complexe d’opérations simples. Cette méthode admet la reproductibilité – « j’ai l’impression que les écrivains de l’avenir pourraient peut-être l’exploiter avec fruit443. » – comme une recette qu’il serait possible d’adapter et de réappliquer, comme un modèle qui pourrait servir plusieurs fois444.

Voilà des exemples d’expérimentations littéraires assumées et affirmées dans lesquels la création suit une méthode systématique. La création littéraire entend ici répondre de manière logique et méthodique à un problème, ludique (dans le cas des auteurs de l’Ou.li.po ou d’Edmond Roussel) ou existentiel (dans le cas de Paul Valéry). Même si elles ne le revendiquent pas de manière aussi explicite, on peut également considérer les recherches formelles du Nouveau Roman ou de Kateb Yacine comme des expérimentations littéraires d’avant-garde. La littérature entretient alors une relation particulière au réel : ni représentation, ni mimétisme, elle crée et développe les conditions de ses propres expériences. En effet, elle teste ainsi des hypothèses, elle explore des potentiels langagiers et narratifs qui ont une certaine dimension ludique mais aussi heuristique. Elle propose une expérience inédite – « expérience » entendue dans le sens d’une acquisition de connaissance sur les êtres et les choses par les sens ou par l’intelligence, à travers une pratique et une confrontation plus ou moins longue de soi

439 Ibid., § 2 : « En quoi consiste la recherche valéryenne ? ».

440 ROUSSEL, Raymond,, Comment j’ai écrit certains de mes livres [1935], dans Œuvres complètes de Raymond Roussel, Tome « Comment j’ai écrit certains de mes livres », Paris, Jean-Jacques Pauvert Editeur, 1963, ibid., p. 11-12.

441 Ibid. 442 Ibid., p. 20. 443 Ibid., p. 11.

444 Le terme « modèle » est à comprendre dans le sens d’ « un objet sur lequel il convient de conformer son comportement », et de « moule, gabarit, prescription », dans GANASCIA, Jean-Gabriel, Le Petit Trésor. Dictionnaire de l’informatique et des sciences de l’information, op. cit., p. 182.