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La carte géométrique comme métaphore métatextuelle (7)

Conclusion sur la généralisation en littérature

Chapitre 3 : Les cartes littéraires – Rencontres de la modélisation géographique et de la modélisation littéraire géographique et de la modélisation littéraire

3.2. Les cartes intra- et paratextuelles

3.2.3. La carte géométrique comme métaphore métatextuelle (7)

Selon Huggan Graham, puisque que la carte est elle-même une représentation discursive conventionnée, sa référence dans un texte littéraire a toutes les chances d’avoir une fonction métatextuelle. La carte est une mise en abyme qui introduit dans le texte un double niveau de représentation, et donc une dimension autoréflexive608. Dans ce cadre, la carte véhicule souvent, par le préjugé strict de sa géométrie, l’idée d’une structure régulière et d’une représentation contraignante. Néanmoins, elle peut aussi être prise à contrepied et aboutir, comme dans le cas du roman Topographe idéale pour une agression caractérisée de Rachid Boudjedra, à une réflexion plus approfondie sur l’espace vécu et sa représentation (qu’elle soit cartographique ou littéraire) comme enjeux politiques. Nous nous focaliserons sur le cas de ce roman exemplaire pour traiter la dimension métalittéraire que la carte peut revêtir en littérature.

Topographe idéale pour une agression caractérisée met en scène le périple d’un immigré algérien débarqué dans le métro parisien. L’espace est perçu par lui comme divisé, non-contigu ni continu609. C’est un espace appréhendé par les sens – en témoigne les nombreuses références aux sons610, aux couleurs, à l’hyperstimulation visuelle des publicités murales, aux odeurs611. Il est ponctué de rencontre, d’ignorance, d’émotion, de violence612. L’expérience du métro n’a rien de semblable avec l’image « symétrique » et « géométrique613 » qu’en donne le plan de métro, omniprésent dans le roman. C’est donc avant tout une distance inconciliable qui sépare l’expérience que le protagoniste fait de l’espace et le modèle qui le représente. Cette distance souligne avant tout un problème de traduction – et la violence que celui-ci provoque – : l’immigré, non seulement ne parle pas le Français, mais en plus n’a pas les codes pour comprendre le lieu dans lequel il se trouve, ce qui finira par le tuer. Voilà qui peut éclairer le titre : Topographie idéal pour une agression caractérisée. Cette incompatibilité est accentuée par le fait que la carte soit fréquemment présentée dans le roman comme un système de signes non partagé. Autrement dit, la situation de communication nécessaire pour la compréhension de la carte, à savoir une connaissance présupposée

cartographiques », art. cit., et la thèse en cours de Gaëlle Debeaux à propos des romans hypertextuels,« Multiplication des récits et stéréométrie du temps littéraire : quand les sentiers de la fiction bifurquent. », op. cit.

608 HUGGAN, Graham, « First Principles for a Literary Cartography, from Territorial Disputes: Maps and Mapping Strategies in Contemporary Canadian an Australian Fiction », art. cit., p. 418.

609 Le métro est qualifié de « dédale » et de « labyrinthe », dans BOUDJEDRA, Rachid, Topographie idéal pour agression caractérisée, paris, Denoël, coll. « Folio », 1975, p. 64, 87, 95, 133.

610 Ibid., p. 136. 611 Ibid., p. 140.

612 Par exemple, la violence spatiale est explicite dans le passage suivant : « Il reprend alors sa marche et subit l’agression de centaines d’espaces giclant de partout, à droite, à gauche, arc-boutant et décapant les surfaces exsangues ou peinturlurées , toujours sous forme de dédale, de couloirs, de corridors, d’escaliers, de niveaux, de carrefours hostiles et venteux qu’il contourne chaque fois qu’il peut – ce qui souvent lui fait perdre le sens de son orientation », Ibid., p. 95.

et commune des codes614, est brisée. La carte est convoquée ici selon l’une de ces fonctions premières : celle de la maîtrise, et par là de la soumission et de la domination, comme peut l’être la langue ou le savoir. Son usage par Boudjedra est donc avant tout politique, dans une optique de dénonciation postcoloniale du déracinement et de l’exil. Plus l’immigré essaie de déchiffrer la carte, moins il ne la comprend, au point qu’elle devienne totalement abstraite :

La brisure se fait à l’intérieur par l’addition de tous ces amalgames, mélanges, enchevêtrements, imbrications, amoncellements et accumulations divers d’un même et unique phénomène le dépassant, bien sûr, et dont il a une conscience vague mais implicite, sachant que tout le mystère de l’environnement dont il est la victime a son secret dans cette interférence diabolique entre les choses, les objets et les êtres pris dans un code de connexions qu’il n’arrive pas à déchiffrer mais qu’il ressent comme inscrit irrémédiablement dans ces tatouages qui commencent à hanter son esprit : les lignes formant le plan du métro, les cordes se chevauchant les unes les autres dans l’antre, les rails se réfractant à l’infini, les traces intérieures incisant sa chaire, les couloirs se déroulant les uns dans les autres à n’en plus finir […], les cercles du temps éclatant en mille segments, les espaces déglingués, les géométries fissurées, les droites brisées, les arcs défoncés, etc. Mais toute cette fantasmagorie spatiolinéaire dont il ne comprend ni les tenants, ni les aboutissants […] ne cesse pas de le torturer, de l’effrayer parce qu’il y voit des signes cabalistiques615.

La compréhension de la carte évolue dans ce roman du domaine de l’intellect et de la lecture à celui de la perception sensorielle et corporelle, de l’émotion. Et c’est alors que s’opère un retournement dans la représentation : à ce moment-là, la carte se place de nouveau dans un rapport de correspondance mimétique avec l’espace qu’elle décrit, ou plutôt avec l’expérience qu’en fait le protagoniste : « cette traversée interminable de boyaux se succédant concentriquement, l’un dans l’autre et dont le plan donne une idée implacable et nette616. » Tous deux sont abstraits, ou absurdes, en tout cas incompréhensibles pour l’immigré. Intervient alors une deuxième étape – métatextuelle – dans le réinvestissement symbolique de la carte du métro :

Mais la similitude est vraie entre ce lacis de lignes enchevêtrées les unes dans les autres, s’arrêtant arbitrairement là où l’on s’y attend le moins, se coupant au mépris de toutes les lois géométriques, se chevauchant, se ramifiant, de dédoublant, se recroquevillant un peu à la façon de la mémoire toujours leste à partir mais aussi leste à revenir se lover sinusoïdalement au creux des choses, des objets, des impressions, formant, elles aussi, un lacis parcourant en tous sens les méandres du temps, reprenant le dessus même à travers un bégaiement ou un miroitement ou un éblouissement très court allant et venant, intermittent et saccadé […] Et lui se demandant s’il n’avait pas déjà vécu cette situation hallucinante, mélangeant la topographie de l’espace et celle de la mémoire.617

C’est maintenant entre le fonctionnement de la mémoire et le plan du métro que la correspondance est établie, puis – à travers la mémoire – c’est entre la narration et le plan du métro qu’elle se fait. Dans le fonctionnement de la mémoire et les descriptions du plan du métro, il est en effet possible de reconnaitre certaines caractéristiques de la narration : le flot incessant de mots et de phrases rarement ponctuées, contrastant avec les ruptures soudaines qui interviennent parfois, avec des points au milieu de propositions, les répétitions

614 Comme le dit Graham Huggan : « the map is both product and process : it represents both an encoded document of a specific environment and a network of perpetually recorded messages passing between the various mapmakers and mapreaders who participates in the event of cartographic communication », HUGGAN, Graham, « First Principles for a Literary Cartography, from Territorial Disputes: Maps and Mapping Strategies in Contemporary Canadian an Australian Fiction », art. cit., p. 413.

615 BOUDJEDRA, Rachid, Topographie idéal pour agression caractérisée, op. cit., p. 78-79. 616 Ibid., p. 157.

d’expressions, de passages entiers ou de thématiques618, les allers-retours entre l’événement final, la mort du protagoniste, et le déroulement des actions qui y aboutissent. Ainsi, le plan de métro devient-il l’image visuelle de la narration et souligne la correspondance entre les différentes dimensions du texte : politique, intrigue, narration, syntaxe. En un mot, le plan de métro modélise le livre (sa forme et son contenu politique), et ce en deux étapes : premièrement en rejetant la conventionalité centralisée du modèle de manière critique, puis deuxièmement en reconstruisant la modélisation de manière dynamique, le tout en brisant, déviant et redéfinissant les chaines de référence – il ne s’agit plus de modéliser un espace géométrique, mais l’expérience chaotique d’un espace –, à la façon du double mouvement de déconstruction/reconstruction des modèles (notamment cartographiques), caractéristique de la littérature postcoloniale619. De cette manière également, une analogie est faite entre différents régimes de connaissance, et la mise en parallèle de la carte et du texte définit ce dernier dans un rapport de modélisation formelle avec l’expérience spatiale. Le rapport de ce roman au monde n’est donc pas de l’ordre du mimétisme ou de la description, mais de l’ordre de la compréhension dynamique620.

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La carte peut être intégrée au texte de manières et avec des objectifs divers. Elle peut occuper une place plus ou moins importante au sein du livre et peut dépasser plus ou moins les frontières de la simple géographie imaginaire fictionnelle pour toucher au plus profond de la narration voire de l’esthétique. Nous reprenons les conclusions formulées par Jean-Marc Besse pour conclure à ce propos. Le géographe identifie cinq conséquences de ces interactions texte/carte sur le rapport entre réel et fictionnel (nous les mettons en relation avec nos propres catégories par le numéro de chacune, voir Tableau 1). Premièrement l’espace joue un rôle essentiel dans la narration, la carte est alors une miniature de la trame du récit (6). Deuxièmement, la carte sert d’ancrage à l’action dans la réalité référentielle, et apporte ainsi crédibilité et effet de réel à la fiction (2) (3). Troisièmement, la carte donne à voir ce qui sans elle resterait caché (cette caractéristique est récurrente dans l’usage critique de la carte littéraire (9)). Quatrièmement, la carte est un opérateur de fiction, elle transfert de la fiction dans l’espace réel, qui recèle des pouvoirs fictifs insoupçonnés, ou autrement invisibles (principe qui gouverne par exemple l’entreprise de (e)space et fiction (10)). Enfin, cinquièmement, la carte offre une autre expérience de lecture, qui devient télescopique, dirions-nous (5). Nous ajoutons à cette liste le fait que la carte peut avoir une fonction métalittéraire et réflexive sur l’expression de la spatialité propre à la littérature (7).

618 Par exemple, les pages 19, 110 et 141-142 se répètent mot pour mot.

619 Comme l’explique Graham Huggan : « Like feminist or regionalist writers, ethnic writers may focus on the disruptive activity of map breaking or on the reconstitutive activity of mapmaking; but they are usually involved to some extent in both: the reconstituted map has altered its terms of reference, not to avoid being subsumed within the dominant cartographic discourse but precisely to resist that avoidance. ‘Ethnicity’, like ‘feminism’ and ‘regionalism’, may thus come to be considered as that set of rhetorical strategies witch activates a slippage of meaning between prescribed (cartographic) definitions. The easy ethnocentric distinction between ‘our’ territory and ‘theirs’ is consequently blurred, indicating a fault line between the neat rhetorical divisions inherent in conventional (Western) cartographic discourse. », HUGGAN, Graham, « First Principles for a Literary Cartography, from Territorial Disputes: Maps and Mapping Strategies in Contemporary Canadian an Australian Fiction », art. cit., p. 417.

620 Cette relation littérature/réalité fait écho à la relation modélisation/phénomène modélisé telle que nous l’avons reconsidérée dans le premier chapitre de cette thèse.