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Usages de la monnaie et pratiques financières de l’économie populaire de l’économie populaire

inspirée de l’ethnographie économique

Chapitre 3. La monnaie vue depuis l’économie populaire l’économie populaire

2. Usages de la monnaie et pratiques financières de l’économie populaire de l’économie populaire

La monnaie fait l’objet d’une pluralité d’usages et elle est le support d’une diversité de pratiques financières. Nous entendons ici par usages de la monnaie les modalités d’emploi des formes monétaires, et par pratiques financières les actes modifiant l’état de l’actif ou du passif d’un individu. Les usages de la monnaie vont donc faire varier son solde monétaire, pendant que les pratiques financières vont également impliquer la création ou le dénouement de liens de dette.

Nous verrons d’abord de quelles façons, en tant que recours obligé pour les actes économiques mais aussi pour des actes sociaux, la monnaie s’impose aux individus : elle est impérieuse. Nous verrons ensuite que les pratiques développées au sein de ce qui est communément regroupé sous l’étiquette de « finance informelle » permettent de

182 « the amount of goods and services they could sell, if demand was fully met because a means of exchange was present. »

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discerner les dimensions plurielles de la monnaie, ainsi que les besoins divers auxquels elle doit répondre.

2.1. Le caractère impérieux de la monnaie

Se dit de quelque chose qui s’impose, qui est nécessaire, à laquelle on ne peut résister, qu’elle est impérieuse. La monnaie l’est certainement : elle est indispensable, car c’est elle qui détermine en dernière instance l’action marchande, en même temps qu’elle apparaîtra pour ceux qui se trouvent en situation de pauvreté, comme insaisissable. Toute transaction devant être médiatisée par elle, celui qui en subit l’absence se voit exclu des échanges.

Le constat le plus largement partagé par la littérature économique quant à la situation des pauvres est justement celui d’une exclusion, qualifiée de financière. Nous analyserons dans un premier temps cette exclusion en tentant de dépasser les explications fonctionnelles qui lui sont généralement données. Cela nous amènera à questionner les modalités d’accès des personnes à la monnaie, ainsi que les déterminants de la génération de revenus par les microentreprises de l’économie populaire.

2.1.1. L’exclusion financière comme cause ou comme symptôme de la pauvreté

Pour ce qui est des enjeux financiers liés aux populations pauvres, deux notions sont fréquemment utilisées : celle d’un constat – l’exclusion, et celle d’un projet – l’inclusion183. L’exclusion a principalement été qualifiée de bancaire184, puisque les banques étaient jusque récemment les principales institutions vouées à offrir des services monétaires et financiers aux populations. L’inclusion est quant à elle aujourd’hui principalement qualifiée de financière puisque ce ne sont principalement pas les banques qui la réalisent, mais des acteurs non bancaires, au premier rang desquels on trouve les opérateurs téléphoniques185, mais aussi une diversité d’entreprises des fintechs. Il faut ici préciser que lorsqu’est employée l’expression « exclusion financière » dans la littérature économique, il faut la comprendre comme « exclusion financière formelle ». Mais comme

183 Le chapitre 5 sera en grande partie dédié à ce projet d’inclusion financière, que la monnaie mobile doit réaliser. Nous ne l’abordons ici que succinctement.

184 Voir sur ce thème Gloukoviezoff (2010).

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on le verra, les populations exclues du point de vue financier formel entretiennent tout de même un grand nombre de pratiques financières. En Afrique subsaharienne, 57 % de la population ne possède aucun compte auprès d’une institution financière formelle, quel qu’en soit le type (Demirgüç-Kunt et al. 2017). Une majorité est donc effectivement en situation d’exclusion financière, situation dont la prévalence augmente avec la pauvreté : pour les 40 % les plus pauvres, l’exclusion financière s’élève à 68 % (Ibid.). Cette exclusion se matérialise bien sûr sur nos terrains : elle est de 90 % à Bangladesh, et de 51 % à Gatina.186

Suivant le diagnostic communément posé par la littérature économique à propos de l’exclusion financière, celle-ci devrait pouvoir être expliquée par des barrières posées à l’accès aux services bancaires et financiers, et/ou par le coût trop élevé de ces services. Il s’avère que les contraintes perçues par les populations ne correspondent pas à ce diagnostic. En effet, ces contraintes de barrières ou de coûts ne sont pas celles qui sont éprouvées par les individus : lorsque leur est demandée la raison pour laquelle ils n’utilisent pas de compte bancaire, la première raison invoquée (pour 56 % de nos enquêtés à Gatina) est qu’ils considèrent ne pas avoir assez d’argent pour avoir un compte. Ce constat se retrouve également dans les enquêtes nationales puisqu’en 2007/2008, 59,1 % des personnes expliquaient ne pas avoir de compte du fait de ne pas avoir de revenu régulier (Comninos et al. 2008). L’enquête Global Findex de la Banque Mondiale confirme également ces chiffres. Les raisons invoquées par la population adulte au fait de ne pas avoir de compte, pour l’Afrique subsaharienne et pour le Kenya, sont synthétisées par la figure suivante. Au Kenya, ce sont 81 % des adultes qui voient dans le manque de fonds l’une des raisons de leur exclusion financière.

186 Si les agences bancaires à proprement parler ne sont pas implantées dans les bidonvilles, les services bancaires y sont quand même accessibles via les agents bancaires (déployés sur le même modèle de franchise que les agents de monnaie mobile). Les institutions de microfinance sont quant à elles très peu présentes.

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Figure 23: Raisons invoquées pour ne pas avoir de compte

Source : Demirgüç-Kunt et al. (2017)

Les facteurs d’accessibilité et de coût ne sont quant à eux pas perçus comme des obstacles majeurs puisque 2 % de nos enquêtés mettent en avant des problèmes d’accessibilité, pendant que 3 % expliquent ne pas recourir aux services bancaires en raison de leur coût. Les personnes touchées par l’exclusion financière l’expliquent donc par une contrainte de revenu, plutôt que d’accès ou de coût : c’est parce que leurs revenus sont chroniquement insuffisants et instables que les individus n’utilisent pas de compte bancaire. Ainsi ce qui apparaît pour les personnes comme la contrainte principale à laquelle ils doivent faire face – la génération de revenus suffisants et stables – semble être minimisée par la littérature économique dans l’explication de cette exclusion. Dans tous les cas, il y a une différence notable entre les populations et les experts dans l’importance donnée aux différents facteurs de l’exclusion bancaire et financière.

Ce que suggère cet écart de jugement entre économistes et populations, c’est une différence de diagnostic quant à la pauvreté elle-même. Pour les premiers, c’est parce que les pauvres ne peuvent accéder aux services financiers et en faire usage, qu’ils ne sont pas en capacité de générer des revenus suffisants (notamment car ils ne peuvent investir), ou de lisser leur consommation (à défaut de pouvoir épargner et emprunter de façon efficace). Autrement dit, l’exclusion financière serait une cause de la pauvreté. Les individus concernés par celle-ci renversent le raisonnement en ne voyant dans leur exclusion qu’une simple conséquence logique de leur pauvreté, et non une cause de celle-ci. La cause serait davantage à rechercher dans l’insuffisance des ressources monétaires

0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 Pas besoin des services financiers

Raisons religieuses Un membre de la famille a déjà un compte Manque de confiance dans les institutions financières Ne dispose pas des documents nécessaires Les institutions financières sont trop loin Les services financiers sont trop chers Fonds insuffisants

% Afrique sub-saharienne Kenya

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disponibles. Adopter ce second point de vue amène alors à interroger les conditions d’accès à la monnaie.

2.1.2. Au-delà de l’accès aux services financiers, l’accès à la monnaie

Pour que des relations monétaires puissent se nouer, il faut qu’elles puissent être monétarisées, donc que la monnaie qui leur est nécessaire soit disponible et accessible. Les individus ayant des besoins d’échanges, il nous faut déterminer les modalités selon lesquelles ils sont en capacité d’accéder à la monnaie pour les réaliser. De leur capacité effective à accéder à la monnaie dépendra leur capacité à satisfaire leurs besoins, aux premiers rang desquels se trouvent les besoins de base.

Les individus peuvent accéder à la monnaie selon différentes modalités, qui ont chacune leurs conditions propres pour être effectives. La première modalité d’accès – et la plus commune – est l’emploi de sa force de travail. L’accès à la monnaie passe dans ce cas par la génération d’un revenu : la rémunération monétaire du travail ouvre au travailleur un accès à la monnaie. Dans les sociétés salariales, le travailleur dispose d’un accès relativement stable à la monnaie. Mais le trait caractéristique de nos terrains est précisément leur informalité187. Dans ce cadre, et en considérant le modèle de la microentreprise individuelle, chacun doit alors générer son revenu de façon autonome sur le marché. L’informalité implique donc une insécurité forte des individus vis-à-vis de leur accès à la monnaie, les individus étant tributaires des revenus générés par la microentreprise. Cet accès à la monnaie par rémunération du travail suppose dans le cas du salariat que des employeurs capitalistes (donc ayant eux-mêmes accès à la monnaie) soient demandeurs de travail, ou dans le cas de l’auto-emploi que l’individu dispose d’une capacité productive de biens ou services qui rencontre sur le marché une demande solvable.

Outre la rémunération du travail, d’autres modalités peuvent exister. L’accès à la monnaie peut passer par la perception d’un revenu secondaire, notamment via les transferts sociaux, lorsque des mécanismes de solidarité collective existent, ou par le tirage sur le budget du foyer auquel l’individu appartient. Il faut dans ce cas qu’au moins un des membres du foyer ait accès à la monnaie. ‐nfin, l’accès – non pas forcément dans

187 Nous reprenons ici par commodité le terme consacré « informel », en gardant à l’esprit les réserves émises à propos de celui-ci en introduction.

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