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Au Brésil, le Palmas et les monnaies locales des Banques communautaires de développement

2. L’innovation sociale des monnaies locales

2.1. La diversité des monnaies locales, sociales ou complémentaires (MLSC)

2.2.3. Au Brésil, le Palmas et les monnaies locales des Banques communautaires de développement

Le cas brésilien est particulièrement remarquable pour ce qui est de l’emploi de MLSC dans une perspective de développement territorial. En effet, en 2018 on compte 107 banques communautaires de développement (BCD), chacune utilisant sa propre monnaie dans le cadre d’une méthodologie intégrée de développement local.

117 Données de https://www.community-exchange.org/, consultées le 15 mars 2018.

118 « can provide an alternative to the current economic system, allowing for a relationship-centred approach to exchange that can be likened to a type of gift economy, centred on the principle of reciprocity, and fostering a spirit of abundance over scarcity. »

119 « be a serious attempt to draw in those who had been marginalised by the conventional economy. » 120 « Our approach from the start was very political. We wanted to create a new way of 'doing' money that would break completely with the traditional way of 'doing' it. »

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La première des BCD a été la banque Palmas, créée dans le quartier du Conjunto Palmeira, en banlieue de Fortaleza, dans le Nordeste brésilien. La genèse de cette structure est intrinsèquement liée à l’histoire de ce quartier, né en 1973 avec l’arrivée de ses premiers habitants : 1 500 familles qui avaient été déplacées de force depuis la côte pour laisser place à des projets d’aménagement touristique. Ces personnes furent alors livrées à elles-mêmes dans une zone dénuée de toute infrastructure de base ou de services publics (Melo 2009). Y poussait seulement un grand nombre de palmiers, d’où son nom de Conjunto Palmeira. Se mit en place un processus collectif d’auto-organisation pour aménager ce nouveau lieu de vie, et y améliorer autant que possible la condition de ses habitants. Cette mobilisation s’organisa autour de l’Association des habitants du

Conjunto Palmeira (Associação de Moradores do Conjunto Palmeira, ASMOCONP) créée en 1981, et dont les conférences populaires intitulées « Habiter l’inhabitable » avaient pour but de planifier le développement sur le long terme, par la détermination d’objectifs prioritaires et la définition des modalités d’action à mettre en œuvre à travers un processus de délibération collective.

Les actions menées permirent un progressif aménagement du quartier et une amélioration graduelle des conditions de vie. Deux constats persistaient néanmoins : la pauvreté restait globalement importante parmi les habitants du quartier, et son développement amenait les plus pauvres à devoir en partir du fait du renchérissement du coût de la vie accompagnant ce développement. Apparu alors comme nécessaire d’agir sur l’économie locale elle-même : de là, « Au cours de l’année 1997, 96 réunions se sont tenues avec les habitants, producteurs, commerçants et leaders du quartier, en vue d’élaborer un projet qui puisse faciliter la circulation des revenus des habitants à l’intérieur de la communauté » (de Melo Neto Segundo 2011). Cette volonté d’agir sur l’économie locale partait notamment du constat de la fuite des ressources locales, du fait que 80 % de la consommation des ménages était réalisée à l’extérieur du quartier (Meyer 2012). La conclusion de cette réflexion sur l’économie locale et ses dynamiques était donc que « Nous ne sommes pas pauvres, mais nous le devenons car nous achetons tout en dehors du quartier. » (de Melo Neto Segundo 2011). Il s’agissait alors d’y initier une dynamique de développement endogène : c’est selon cet objectif que fut créée la banque Palmas en 1998. Celle-ci n’a de banque que le nom puisqu’elle ne possède pas de licence bancaire et par conséquent n’est pas autorisée à collecter de dépôts. C’est avant tout une structure de projet développée à partir de l’ASMOCONP, portée et animée par les membres de la communauté. Les orientations de la banque sont débattues et les décisions

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sont prises au sein du Forum Economique Local (FECOL), qui réunit les habitants, les responsables de l’ASMOCONP et ceux de la banque Palmas. La banque constitue donc aussi un espace de réflexion et de délibération collective, qui permet à des populations traditionnellement exclues de prendre part au débat citoyen, à l’échelle du quartier.

L’objectif principal de la banque Palmas était d’encourager la circulation monétaire au sein du quartier, notamment par la plus grande solvabilisation des besoins de ses habitants. ‐lle a donc développé différents dispositifs d’échange et de financement pour atteindre ce but. Sur le modèle argentin, des foires d’échange furent d’abord organisées pour les habitants du quartier. Des réunions bihebdomadaires étaient l’occasion pour eux de se rencontrer, et d’échanger les produits qu’ils fabriquaient. Ces échanges étaient organisés autour de la première monnaie sociale de la banque Palmas : le Palmares, lancé en 2000. Parallèlement, une carte de crédit fut créée pour le quartier, la Palmacard, qui permettait aux familles de disposer d’avances de 20 à 100 BRL (4 - 22 €) pour consommer dans les commerces locaux affiliés à la banque Palmas. La

Palmacard était une simple carte en papier sur laquelle était porté le montant du crédit accordé par la banque à son porteur, et sur laquelle les commerçants retranchaient les sommes dépensées au fur et à mesure que le crédit était utilisé. Les commerçants se rendaient ensuite à la banque Palmas qui leur réglaient les sommes correspondantes. Ces systèmes permirent une première action sur l’activité du territoire, mais ils présentaient des limites. Pour ce qui est du Palmares et des clubs de troc, les participants apportaient globalement les mêmes types de biens (habits, produits artisanaux) mais cherchaient tous à se procurer des biens qui n’étaient que très peu proposés (principalement des biens alimentaires). ‐xistait donc un problème d’offre dont il s’agissait de favoriser la diversité. Pour ce qui est de la Palmacard, les commerçants devaient se rendre à la banque Palmas pour obtenir leurs fonds, ce qui leur imposait des délais de paiement. La Palmacard, bien que permettant aux familles d’avoir accès au crédit, ne permettait donc pas d’encourager la circulation monétaire de façon optimale au niveau du quartier.

C’est pour dépasser ces limites et augmenter son impact sur le territoire que la monnaie Palmas fut lancée121 en octobre 2002, et insérée dans une stratégie globale de développement endogène qui s’organise autour de trois piliers : le microcrédit à la production, le microcrédit à la consommation, et la monnaie sociale. Les microcrédits à

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la production sont émis en réaux brésiliens, permettant aux entrepreneurs d’acquérir en dehors de la communauté les moyens de production dont ils ont besoin pour développer leurs activités au sein de la communauté. Ces crédits ont un montant de 450 à 500 BRL (100-110 €) et sont émis à un taux d’intérêt mensuel de 2 à 2,5 %. Les taux varient avec les différents types de crédits offerts, en fonction des différents types d’entrepreneurs. Les crédits Bolsa Familia, ouverts aux bénéficiaires du programme, atteignent jusque 150 réaux, à un taux de 1,5 % par mois. Les microcrédits à la consommation sont quant à eux émis en monnaie sociale. Cela permet à la consommation ainsi financée de bénéficier premièrement à l’économie locale, et à la demande supplémentaire d’être adressée aux entrepreneurs du quartier122, sans que le crédit ne puisse être dépensé en dehors du territoire. Ces crédits ont un montant équivalent à 50 – 200 BRL (10-45 €), la somme accordée augmentant progressivement avec le bon remboursement des crédits précédents. Les crédits à la consommation sont émis avec un taux d’intérêt nul, seule une taxe administrative de 1 % de la valeur du prêt est prélevée pour couvrir les frais de fonctionnement de la banque. Ces outils permettent donc d’ancrer localement offre et demande, et de créer un réseau articulé de producteurs et de consommateurs, le recours à la monnaie sociale permettant de répondre en partie aux limites de la microfinance traditionnelle (Dissaux et Meyer 2016). La monnaie est ici appariée avec d’autres outils, selon un objectif de restructuration de l’économie locale. Le crédit n’est pas émis sur la base des collatéraux dont disposent les emprunteurs : les agents de crédit fondent leurs décisions sur les critères classiques d’évaluation des projets d’investissement, mais aussi sur une consultation des membres de la communauté et du voisinage de la personne qui demande un crédit. Le contrôle sur l’émission du crédit est donc davantage social que purement économique, les activités des BCD « développent le potentiel de mobiliser les investissements locaux et de financer la consommation et la production par le biais de réseaux sociaux entre les individus et de formes non matérielles de garantie et de contrôle » (de França Filho et Scalfoni Rigo 2015). Tout le monde a accès au crédit, entendu dans les deux sens de ce terme, même les personnes étant interdits bancaires dans le système formel (qui doivent dans ce cas présenter un garant). Malgré ce plus grand accès au crédit, le taux de non-remboursement n’est que de 2,5 %, inférieur aux 6 – 8 % des banques commerciales (de França Filho et al. 2012). Par ailleurs, la banque Palmas conduit aussi des activités de développement du capital humain des habitants, par la

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professionnalisation et l’insertion des jeunes à travers la Palmatech. L’incubation d’entreprises et l’organisation de la commercialisation des produits du quartier (avec des marchés ou des foires) participent à l’objectif général d’inclusion socioproductive du plus grand nombre. Enfin, des cartographies de la production et de la consommation permettent d’identifier les investissements nécessaires par rapport aux besoins des habitants du territoire.

Cette méthodologie globale d’action a permis une internalisation progressive de la consommation au sein du Conjunto Palmeira. En 2008, 95 % des achats des habitants de la communauté étaient réalisés dans le quartier, contre 20 % en 1997. L’offre locale s’est diversifiée grâce au financement, et cette offre locale a été soutenue à travers la demande, plus largement solvabilisée et fléchée en direction des entrepreneurs du quartier grâce à la monnaie sociale. Si cette dernière a joué un rôle économique, on remarque qu’elle a aussi été un outil de mobilisation et de sensibilisation, autant qu’un outil symbolique (Fare, De Freitas et Meyer 2013). Dans le cas de la banque Palmas, la démarche mise en œuvre a eu un impact éducatif dans la mesure où « La monnaie sociale fonctionne également comme un instrument pour les communautés à faible revenu afin de mieux comprendre les notions des aspects monétaires de l'économie »123 (Braz, Neiva et Nakagawa 2014). ‐n plus d’agir sur l’économie du quartier, la monnaie sociale agit sur les comportements en éduquant à l’importance d’une consommation locale dans une perspective de développement.

Malgré un dialogue d’abord difficile avec les institutions du pays (Vasconcelos Duran Passos 2015), la banque Palmas a été reconnue comme un acteur pertinent pour la mise en œuvre des politiques publiques nationales de réduction de la pauvreté. Un accord de coopération technique a notamment été signé entre la banque Palmas et le Secrétariat National à l’‐conomie Solidaire (S‐NA‐S) et un dialogue s’est instauré avec la banque centrale. L’Institut Palmas, créé en 2003, accompagne les communautés désireuses de répliquer la méthodologie, fédère l’ensemble des BCD, et les représente auprès des acteurs publics ou privés. Un certain nombre d’accords ont notamment été noués avec des banques commerciales, permettant aux BCD la diversification de leurs activités avec

123 « The social currency also works as an instrument for low income communities to better understand the notions of the monetary aspects of economics »

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la fourniture de services de correspondance bancaire124, et un meilleur accès au financement125 (Meyer 2012).

Les BCD « conçoivent le « développement » comme un renforcement et une potentialisation des énergies endogènes du quartier : il s’agit de promouvoir les capacités territoriales à travers la création et la dynamisation de réseaux solidaires de producteurs et de consommateurs locaux » (Fare, De Freitas et Meyer 2013). « Au-delà d’une institution traditionnelle de microfinance, cette banque communautaire vise le développement du quartier comme un tout et non celui d’individus isolés. ‐lle part du principe que personne ne vainc la pauvreté seul. » (de Melo Neto Segundo 2011)

2.3. Les monnaies locales kényanes

En 2018, six monnaies locales sont en circulation au Kenya. Cinq d’entre elles partagent les mêmes caractéristiques et ont fait l’objet de notre étude, dont les résultats seront présentés dans les chapitres suivants. ‐lles circulent en contexte urbain, à l’échelle de différents bidonvilles des périphéries des deux principales villes du pays, Nairobi et Mombasa. Nous présentons ici la genèse de ces dispositifs ainsi que leurs modalités de fonctionnement. La sixième monnaie locale a été lancée plus récemment et se différencie des cinq autres par son contexte et ses modalités de mise en œuvre (en contexte rural et en lien avec des activités agricoles). Elle n’a pas fait l’objet de notre étude. Le tableau suivant synthétise les informations relatives à ces six monnaies.

124 Alors qu’il n’y avait jusque-là aucune agence bancaire à proximité du quartier (la plus proche était située à 10 km de là), les habitants pouvaient dorénavant, directement depuis les locaux de la banque Palmas, consulter leur compte en banque, y déposer et retirer des fonds, payer leurs factures ou rembourser les crédits contractés auprès des institutions financières commerciales. La banque Palmas est rémunérée pour ces opérations, ce qui lui procure une source complémentaire de financement.

125 En 2005, un accord avec la Banque Populaire du Brésil donne à la Banque Palmas accès à une ligne de financement. En 2010, un autre accord avec la Caixa Econômica, qui verse l’ensemble des transferts sociaux du pays, et notamment la Bolsa familia, fait de la banque Palmas un relais de distribution pour ces transferts, les bénéficiaires pouvant alors choisir d’en recevoir une partie en monnaie Palmas. Ce partenariat lui permet aussi de prêter au nom de la Caixa Econômica, mais à des conditions plus strictes que celles normalement appliquées par la banque Palmas. Enfin, le partenariat noué avec la Banco Nacional de Desenvolvimento Economico e Social (BNDES), qui est une banque de développement publique, donne accès à la banque Palmas à des fonds qu’elle est libre de gérer selon ses propres critères.

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Tableau 4 : Spécifications des six monnaies locales kényanes

Nom Localisation Contexte Date de mise en circulation Nombre de membres Octobre 2015 Fin 2017 Bangla-Pesa Bangladesh, Mombasa Urbain (bidonvilles) Novembre 2013 223 217 Gatina-Pesa Kawangware, Nairobi Octobre 2014 87 307 Kangemi-Pesa Kangemi, Nairobi Avril 2015 104 248 Lindi-Pesa Kibera, Nairobi Aout 2015 61 258 Ng'ombeni-Pesa Mikindani, Mombasa Aout 2015 65 204 Miyani-Pesa* Miyani,

Kilifi Rural Aout 2017 / 36

* monnaie non étudiée

Source : auteur et données GE

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