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2. L’innovation sociale des monnaies locales

2.1. La diversité des monnaies locales, sociales ou complémentaires (MLSC)

2.3.2. Le Bangla-Pesa et ses réplications

La monnaie locale mise en place à Bangladesh a servi de modèle aux cinq suivantes, nous en présentons donc le modèle, avant d’en préciser la méthodologie d’implémentation. Nous verrons enfin quelles relations ces monnaies locales ont eu avec les autorités nationales.

135 Trois représentants des microentreprises de Bangladesh (deux femmes et un homme), un représentant du groupe de jeunes, et un représentant des travailleurs communautaires de santé.

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2.3.2.1. Le modèle du Bangla-Pesa

Les cinq monnaies locales mises en œuvre autour de Nairobi et de Mombasa fonctionnent toutes sur le modèle du Bangla-Pesa. Le nom de chacune des monnaies est formé du nom de la communauté où elle est mise en œuvre suivi du suffixe « pesa » pour « monnaie ». D’une monnaie gagée sur un fonds de réserve dans le cas de l’‐co-Pesa, le modèle a évolué vers une monnaie qui n’est plus adossée à la monnaie nationale, et qui n’est donc plus convertible depuis ou vers celle-ci. L’acceptabilité de la monnaie n’est basée que sur l’engagement des membres du groupe à l’utiliser en tant que moyen de paiement. La monnaie locale reste néanmoins liée à la monnaie nationale via son unité de compte, les deux monnaies étant à parité.

Les billets136sont émis et mis en circulation à chaque fois qu’un nouveau membre rejoint le réseau d’échange. Chaque personne reçoit 400 unités de monnaie locale : la quantité de monnaie en circulation est donc strictement proportionnelle à la taille du groupe de ses utilisateurs. Une fois allouée à chacun, la monnaie doit ensuite circuler entre les membres du groupe, identifiés par une signalétique qui les rend reconnaissables. Tous se sont engagés via leur adhésion au groupe à accepter la monnaie locale en paiement de leurs biens et services. Chaque membre doit dépenser et accepter la monnaie dans les mêmes proportions, de façon à garder un solde relativement constant, proche du montant qui lui a été alloué. Le système peut donc être décrit comme « un prêt non garanti ou sans collatéral, à taux d'intérêt nul, offert par la communauté échangeant la monnaie complémentaire avec une garantie mutuelle entre les membres »137 (Ruddick 2015, p. 3). Pour prévenir les comportements opportunistes, chaque nouveau membre doit disposer de quatre garants pour pouvoir rejoindre le groupe, c’est-à-dire quatre personnes qui attestent de leur confiance envers lui.

La monnaie locale est utilisée conjointement à la monnaie nationale dans les échanges, puisqu’elle doit permettre de combler l’écart entre une somme insuffisante en shillings et le prix d’un produit. Par exemple, en utilisant simultanément dans le paiement 35 KES et 5 BP138. Le montant émis doit correspondre aux besoins d’échange, en particulier ceux liés aux besoins de base : si 400 unités de monnaie locale sont allouées à

136 D’une valeur de 5, 10, 20 et 50 BP / K‐S. Voir en Annexe 6, p. 393 et Annexe 7, p. 394 les deux séries de billets du Bangla-Pesa.

137 « an uncollateralized or no-collateral, zero-interest loan given by the CC trading community with mutual backing among members. »

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chacun (ce qui équivaut à environ 3,5 €), c’est parce que cette somme correspond au budget moyen quotidien d’un ménage pour l’alimentation. Chaque utilisateur décide de la part de ses prix qu’il accepte en monnaie locale, la recommandation étant qu’il devrait accepter la moitié de son profit en monnaie locale, de façon à faire circuler celle-ci sans qu’il ne manque des shillings nécessaires à la microentreprise.

La monnaie locale a comme premier objectif de palier à la situation de rareté de la monnaie nationale constatée dans ces communautés pauvres. Cette situation est souvent mentionnée comme motif de mise en œuvre de MLSC dans des contextes en développement139 et elle est très clairement identifiée par les acteurs qui la subissent. Elle n’est par contre pas considérée par la théorie économique, qui voit dans ces phénomènes monétaires le reflet de déséquilibres réels, qui seuls importent.

Outre son action sur les échanges, le second pilier de la monnaie locale est la génération d’une capacité de financement permettant la réalisation de projets sociaux ou environnementaux au sein des communautés. Si 400 unités de monnaie locale sont mises en circulation pour chacun des membres du réseau, seules 200 unités sont effectivement données directement à chacun, les 200 autres abondant un « fonds communautaire », géré par le groupe et utilisé pour les activités de leur choix. Des évènements sont régulièrement organisés et les personnes y prenant part sont rémunérées avec les ressources de ce fonds, qui rejoignent ainsi la circulation, avant que le fonds ne soit renouvelé annuellement.

Dans les chapitres suivants, nous confronterons ce modèle à la façon dont les monnaies locales sont appropriées et utilisées par leurs utilisateurs, et aux impacts qu’elles montrent.

2.3.2.2. Méthode de mise en œuvre des monnaies locales

Tous les projets de monnaies locales au Kenya sont initiés et accompagnés par l’organisation Grassroots Economics (GE), qui a le statut de fondation de droit kényan. GE initie chaque projet de monnaie avec les communautés (elle fait notamment imprimer les billets), et l’accompagne à travers une aide à la gestion de la monnaie, l’organisation de formations, des activités d’animation, ou l’incubation de nouvelles activités économiques au sein des communautés. Elle assure enfin un processus de

139 ‐lle a été documentée dans le cadre d’une précédente étude de terrain dans un bidonville de Madagascar (Dissaux 2014). Dans le cas du Palmas, au Brésil, les cartographies de la production et de la consommation ont également mis en lumière le phénomène de fuite monétaire, que la monnaie sociale est venue contrer.

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évaluation, notamment via la réalisation d’enquêtes visant à collecter des données sur la monnaie, son utilisation et ses effets. GE employait 2 codirecteurs et 9 agents de terrain jusqu’en 2018140. Pour la mise en œuvre des projets, ce sont les coordinateurs locaux qui assurent l’accompagnement des groupes et qui gèrent les agents de terrain animant chaque réseau, et les enquêteurs menant les activités de suivi-évaluation. Grassroots Economics

a vocation à initier, accompagner et fédérer les projets de monnaies locales, mais a aussi l’objectif que chaque groupe monétaire soit le plus autonome possible. Son objectif est qu’après une période d’accompagnement resserré, les groupes monétaires locaux deviennent indépendants pour leur gestion et leurs activités, GE ne menant plus que des activités de suivi et d’évaluation. L’idée est donc de permettre aux communautés une pleine appropriation des dispositifs monétaires, grâce à leur capacitation.

Les projets de monnaies locales sont initiés selon deux cas de figure. Soit GE a une connaissance préalable d’une communauté qui est jugée propice à la mise en place d’une monnaie, sur la base de ses besoins et de ses caractéristiques, dont notamment l’existence de groupes susceptibles de porter le projet. Soit GE est directement sollicitée par une association ou un groupe local désireux d’initier un tel projet. Une fois la communauté identifiée, une première phase de sensibilisation et de discussions est menée. Les personnes intéressées par le projet sont ensuite invitées à s’inscrire en tant que membres. Ensemble, ils forment un business network, un réseau de microentreprises qui se fédèrent autour du projet monétaire. Toute microentreprise menant son activité sur le territoire considéré et en direction de ses habitants peut rejoindre le réseau, après avoir trouvé ses quatre garants.

Lorsque l’effectif du groupe est suffisant, la monnaie est lancée. Son introduction prend la forme d’un évènement festif dans la communauté, au cours duquel une procession est organisée, moyen pour le groupe de se faire connaître du reste de la communauté, puis d’une cérémonie à laquelle sont conviés les élus locaux, ce qui leur permet de connaître l’existence de ces projets et d’en comprendre les modalités. Finalement, la monnaie est distribuée à chaque membre du groupe, qui se voit remettre 400 unités de monnaie locale, mais qui doit contribuer au fonds communautaire à hauteur de la moitié de la somme reçue. Cette réalisation concrète de la contribution a pour but de matérialiser la participation de chacun à la génération de cette capacité de financement.

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Outre les microentreprises, les écoles font également partie des réseaux de circulation de la monnaie. Cela a d’abord pour objectif de réduire l’absentéisme des élèves, souvent gardés à maison lorsque les familles ne peuvent payer les frais de scolarité. Les professeurs peuvent quant à eux bénéficier d’un complément de salaire en monnaie locale. L’inclusion des écoles a aussi pour objectif d’intégrer des acteurs systémiques aux réseaux d’échange qui, de par une capacité importante d’acceptation et de dépense de la monnaie locale, lui donne une plus grande stabilité.

Du point de vue de leur gouvernance, chaque groupe est dirigé par un comité composé d’un·e président·e, d’un·e trésorier·ère, d’un·e secrétaire et de leurs suppléants. En début de projet, au moment de la constitution du groupe, soit avant le lancement de la monnaie, ces leaders émergent comme étant ceux les plus investis, les plus impliqués dans la mise en place du projet. Ce sont donc ceux-là qui assument naturellement ces responsabilités dans une première phase de constitution et de croissance du groupe. Lorsque celui-ci a atteint une masse suffisante de membres, ces postes doivent être mis au vote de l’assemblée des membres. Des élections sont ensuite tenues annuellement. Les règles de fonctionnement du groupe sont détaillées dans sa constitution, qui est débattue puis adoptée au début de la mise en place du projet (celle du Bangladesh Business Network est jointe en Annexe 13, p. 421).

Chaque monnaie est donc mise en place selon ce modèle, mais au-delà de cette uniformité dans leur design, l’appropriation et l’activité de chaque monnaie locale dépendent de la dynamique de chaque groupe. Nous verrons dans les prochains chapitres comment cette dynamique se met concrètement en place.

2.3.2.3. Les relations avec les autorités publiques

La monnaie est le plus souvent vue comme étant intimement liée à l’État, qui tient à ce que sa souveraineté monétaire soit pleine et exclusive. L’émergence de monnaies subétatiques telles que les monnaies locales doit alors être négociée avec les autorités nationales pour être acceptée. Dans le cas kényan, une tentative de dialogue avec les représentants de la Banque Centrale et des ministères a été initiée avant le lancement de l’‐co-Pesa. Mais ce dialogue n’a pas été engagé, les demandes adressées aux autorités nationales étant restées sans réponse. Les projets de monnaies locales ont donc été lancés sans aval explicite :

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« Bien qu'aucune approbation gouvernementale officielle n'ait été donnée à Eco-Pesa, le responsable des systèmes de paiement nationaux de la Banque centrale du Kenya a été consulté à plusieurs reprises et n'a émis aucune résistance juridique envers le programme. »141 (Ruddick 2011)

À la suite de l’‐co-Pesa, le Bangla-Pesa est lancé pour la première fois le 11 mai 2013. Mais le 29 mai, un article publié par un journal local, le Taifa Leo titre « Mtaa ulio na pesa zake », soit « Le quartier qui a sa propre monnaie ». L’article affirme que le Bangla-Pesa serait lié au Mombasa Republican Council (MRC), mouvement politique qui milite pour l’indépendance de la partie côtière du Kenya et qui est considéré comme groupe terroriste par le gouvernement kényan. L’amalgame est fait, alors que l’article prétend aussi que la communauté de Bangladesh n’utilise plus la monnaie nationale. Suite à cet article, les autorités interviennent et le 30 mai, 6 personnes qui avaient participé à la mise en place du projet sont placées en détention, pendant que leurs foyers sont perquisitionnés, à la recherche d’indices les reliant au MRC. Ne trouvant rien qui puisse confirmer l’accusation initiale, les 6 personnes sont libérées sous caution le lendemain, mais restent accusées de contrefaçon et d’émission de fausse monnaie par la banque centrale kényane.

L'affaire entraîne bien sûr l’interruption de la circulation du Bangla-Pesa, les billets étant d’une part confisqués par les autorités, mais aussi car les membres de la communauté jugent alors préférable de se tenir à l’écart de ce projet, par crainte de nouvelles actions policières. L’affaire suscita une large couverture médiatique au Kenya, ainsi qu’à l’international (voir par exemple R King 2013). Après la mobilisation de différents soutiens (de la part par exemple de l’ensemble des participants à la deuxième conférence internationale sur les monnaies sociales tenue à La Haye, ou du UN-NGLS, le service de liaison des Nations Unies avec les organisations non gouvernementales) ainsi que de multiples reports d’audience de la part de la justice kényane, toutes les accusations ont finalement été abandonnées le 22 août 2013, ouvrant la voie au redéploiement du Bangla-Pesa. Le ministère public précise alors qu’« aucune infraction n’a été constatée envers la loi de la banque centrale du Kenya et confirme également qu'aucune infraction n’a été constatée envers la loi sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) » (voir Annexe 8, p.395).

141 « While no official governmental acceptance has been given to Eco-Pesa, the Head of National Payment Systems of the Central Bank of Kenya was consulted on several occasions and offered no legal resistance to the programme. »

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Cet enchaînement suit un schéma déjà vu ailleurs. Les monnaies locales émergent souvent dans un vide juridique avant d’être appréhendées et mieux comprises par les autorités de régulation. Une fois l’expérimentation lancée, il en passe souvent par un dialogue d’abord compliqué avant qu’un cadre ne soit défini. Ainsi en a-t-il été du procès de Foix en France en 1997 ou des procès intentés au Brésil envers la banque Palmas en 2011, dans les deux cas conclus en faveur des projets monétaires. Au Kenya, plusieurs représentants publics ont fait part de leur intérêt envers ces projets de monnaies locales, ou appelé à la réplication du modèle. Néanmoins aucun partenariat concret n’a été noué entre une des monnaies locales et des autorités publiques, et les instances nationales n’ont pas donné suite aux invitations qui ont été renouvelées à la suite du procès. Le feu vert donné par la justice a en tout cas permis le redéploiement du Bangla-Pesa et la réplication du dispositif.

2.3.3. Des monnaies citoyennes, au caractère

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