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inspirée de l’ethnographie économique

2.3. Modalités de collecte et de traitement des données utilisées

2.3.3. À propos de quelques nécessités pratiques du terrain

2.3.3.1. La barrière de la langue

Comme souvent dans le cas d’enquêtes de terrain « dépaysantes », la barrière de la langue constitue le premier obstacle à surmonter. Au Kenya, les deux langues officielles sont l’anglais et le swahili. Pour ce qui est de l’anglais cependant, ce sont

161 Pour le géographe William Bunge : « Une étude régionale doit être conduite par un géographe qui voit dans la région sa maison. Il est impossible de comprendre un voisinage sans être un voisin. Si un géographe décide d'interagir avec des « vrais gens », comment sera-t-il reçu ? Un scientifique est une singularité dans la vie de la plupart des gens. Les gens affichent un mélange de curiosité et de suspicion. D'une part, ils craignent d'être utilisés, exploités, examinés ou manipulés ; d'un autre côté, ils veulent que le monde entende leur histoire. Ils veulent aussi voir leur quartier amélioré. Certes, le géographe obtient une partie du quartier, mais le quartier reçoit un morceau du géographe. » [« A regional study must be done by a geographer who calls the region home. It is impossible to understand a neighborhood without being a neighbor. lf a geographer decides to interact with “real people,” how will he be received? A scientist is a rarity in most people’s lives. People display a mixture of curiosity and suspicion. On one hand, they fear they are being used, exploited, examined, or manipulated; on the other hand, they want the world to hear their story. They also want to see their neighborhood improved. True, the geographer gets a piece of the neighborhood, but then the neighborhood gets a piece of the geographer. »] (2011 [1971])

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principalement les populations jeunes ou d’un niveau d’éducation supérieur qui le parlent. La majeure partie de la population (et de nos enquêtés en particulier) ne parle que le swahili (plus précisément l’une de ses variantes). De façon à dépasser cette barrière, des assistants de recherche ont été recrutés pour m’accompagner sur le terrain. Je les ai approché via des contacts au sein des universités de Mombasa et de Nairobi, qui m’ont recommandé certains de leurs étudiants. J’ai aussi fait appel à certains des jeunes des quartiers d’enquête, qui m’ont été recommandés par les personnes en charge des projets de monnaie locale.

La traduction est un exercice de manière générale difficile, qui l’est tout autant sur le terrain. Ainsi, lorsque certaines traductions me paraissaient être discordantes d’avec le discours original (en termes de durée, d’intonations, d’éléments saisis), il me fallait parfois pousser mon traducteur à restituer l’entièreté du propos de la personne enquêtée. J’ai donc veillé à capter les discours dans leur intégralité, en poussant le traducteur à le filtrer, l’interpréter, ou le résumer le moins possible. Au fil du terrain, j’ai moi-même acquis quelques connaissances de swahili qui m’ont permis d’être plus performant de ce point de vue.

2.3.3.2. La collaboration avec les assistants de recherche

Avec mes assistants de recherche, j’ai privilégié un mode de travail collaboratif plutôt que hiérarchique. Il était en effet important qu’ils s’approprient l’objet et les modalités de l’étude, de façon à ce qu’il n’y ait pas de décalages entre ses objectifs et leur compréhension, et donc entre la recherche telle qu’elle avait été pensée et sa mise en œuvre. J’ai donc privilégié la coconstruction des protocoles d’enquête, ce qui m’a également permis de m’appuyer sur leurs savoirs quant aux spécificités locales. Le résultat de ce mode de travail est également l’établissement d’une confiance partagée, qui m’a dans certains cas permis de faire travailler un assistant de recherche de façon autonome162.

Les assistants de recherche étaient rémunérés pour les heures travaillées avec moi, et dédommagés de leurs frais de transport pour ceux qui ne résidaient pas sur la zone d’enquête.

162 Par exemple pour aller assister à une réunion à laquelle je ne pouvais me rendre, ou pour des visites de suivi avec les participants aux journaux financiers.

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2.3.3.3. Le rapport (financier) aux enquêtés

Une question pratique dans la relation enquêteur / enquêté est celle de la « rémunération » de celui-ci. Bien que la quasi-totalité des personnes accepterait de participer gratuitement à l’étude, cela soulèverait un problème éthique : le coût d’opportunité du temps consacré à l’enquête par les personnes enquêtées ne peut en effet être considéré comme nul. Toutes conduisent une activité économique, qu’elles délaissent le temps de l’entretien, et si elles conduisent une activité commerciale, des clients peuvent se détourner de leur commerce en voyant que des enquêteurs y sont occupés. La perte « marginale » de revenu liée à leur participation à l’enquête peut ne pas être négligeable, et n’est pas acceptable compte tenu du niveau de pauvreté des personnes enquêtées. Pour ces raisons, 50 shillings ont été versés à chaque personne enquêtée en compensation du temps consacré à la recherche.163

2.3.3.4. Des perceptions des (non) enquêtés

Comme souligné plus haut, la bonne intégration du chercheur au terrain ainsi que la bonne compréhension par tous de sa démarche sont non seulement bénéfiques à la qualité des données produites, mais permettent aussi de s’éviter certains aléas. Malgré les précautions prises, certains se sont tout de même manifestés. À Bangladesh, en début d’enquête, j’ai pu être perçu par certaines personnes comme un évaluateur du projet de monnaie locale. Si de mon avis dépendait l’avenir du projet, il fallait alors me montrer les choses sous un jour favorable (en m’orientant vers des utilisateurs sélectionnés) ou les faire apparaître comme tel, en cherchant par exemple à activer à mon insu la circulation de la monnaie (en faisant du lobby auprès de ses utilisateurs, en cherchant à réintégrer d’anciens membres, ou en réémettant de la monnaie aux membres qui n’en disposaient plus). Toujours à Bangladesh, dans une phase où les personnes étaient enquêtées selon un échantillonnage aléatoire, plusieurs personnes se sont plaintes de ne pas avoir été enquêtées, générant du mécontentement. À Mikindani, comme nous étions perçus comme liés à l’organisation Grassroots Economics et suite à des tensions internes au groupe local (apparues après le lancement de la monnaie alors que nous en suivions l’adoption), certaines personnes se sont opposées à notre enquête et ont refusé d’y prendre part tant que ces problèmes n’avaient pas été réglés par GE. Dans ces différents cas, il était donc

163 Cette somme était donnée par l’assistant de recherche, et non par moi-même de façon à éviter de trop entretenir la vision du blanc distribuant des fonds, malheureusement bien prégnante.

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important de détecter ces perceptions, et de désamorcer les stratégies qu’elles pouvaient entraîner.

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