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2. L’innovation sociale des monnaies locales

2.1. La diversité des monnaies locales, sociales ou complémentaires (MLSC)

2.1.3. Potentiels et impacts des MLSC

Blanc (2006b) cherche à identifier les mobiles justifiant la mise en place de MLSC. Il en voit trois principaux, qui seront repris par Fare (2011) pour examiner la participation des MLSC au développement local soutenable. La première potentialité est la territorialisation des activités. Intrinsèquement, la construction monétaire concourt à la territorialisation des échanges en raison de l’acceptabilité limitée de la monnaie à un territoire ou à une communauté déterminés. Son usage n’est possible qu’au sein d’une sphère d’échange locale, ce qui entraîne des effets de substitution : la demande qui pouvait être en tout ou partie tournée vers l’extérieur du territoire local est dorénavant en partie fléchée en direction de l’économie locale. La propension marginale à consommer des biens produits localement augmente : offre et demande tendent à être davantage enracinées dans le territoire local. Cet ancrage permet une reviviscence territoriale à la base d’une économie dite présentielle, c’est-à-dire la « mise en œuvre locale d’activités qui répondent aux besoins des populations locales » (INS‐‐). L’usage d’une MLSC s’accompagne également, pour sa circulation, de la création ou de l’activation d’une communauté locale qui, si elle ne préexiste pas à la monnaie, se construit autour d’elle et qui est favorisée par la médiatisation que constitue l’usage de la monnaie (dans le sens de la mise en relation qu’elle favorise). La monnaie participe alors à la construction de liens : de proximité, de clientèle ou interpersonnels à l’intérieur de la communauté d’usage de la monnaie. Les acteurs économiques du territoire sont mis en réseau, ce qui favorise un tissu économique local resserré et plus dense : leur rapprochement peut favoriser une synergie qui sera à la base de l’intégration des filières vers l’établissement de circuits courts et locaux. ‐nfin, la création et l’implémentation d’une MLC relèvent d’un processus de réflexion et de construction par les acteurs d’un territoire spécifique, sur la base des ressources disponibles et des besoins que l’on souhaite y satisfaire. Cette réflexion, menée collectivement et suivant un processus délibératif accompagnant la construction de l’outil, sert déjà un projet de développement local, dans la mesure où les

111 Bien que certaines MLC s’appuient sur la blockchain, la technologie sous-jacente aux cryptomonnaies. Nous n’en traitons pas ici et renvoyons pour ce qui concerne les applications de la blockchain aux problématiques de développement à Hernandez (2017), Zambrano, Seward et Sayo (2017), Adams, Kewell et Parry (2018).

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acteurs prennent conscience des potentialités de leur territoire, des mécanismes qui y sont à l’œuvre, et le cas échéant, des déséquilibres qu’il s’agirait de corriger. Ainsi, « la construction de la réponse elle-même apparaît dans une certaine mesure comme la réponse recherchée, en tant qu’elle suppose la construction d’un espace de délibération collective autour de règles économiques, alors que les règles économiques ordinaires sont précisément considérées comme inadaptées et insupportables. » (Blanc et Fare 2012, p. 77). En cela, les MLSC ne sont pas seulement des constructions économiques, elles sont aussi et surtout des constructions collectives, dont le processus peut mener à l’empowerment des membres qui y prennent part en leur offrant un espace de participation citoyenne.

La seconde potentialité est la dynamisation des échanges. Les échanges sont dynamisés, car si l’effet de substitution dû à la limitation de la sphère d’usage de la monnaie entraîne une augmentation mécanique du nombre de transactions réalisées au sein du territoire considéré, il y engendre aussi un effet multiplicateur. Les revenus se diffusent dans l’économie locale tandis que les « fuites » hors de l’espace économique considéré sont limitées. L’usage local des revenus d’une production locale est favorisé, la masse monétaire étant confinée dans les limites du territoire. Cet accroissement de la demande tournée vers les acteurs économiques locaux favorise alors le développement d’une offre locale plus large. Des activités économiques sont créées ou développées et ce développement entraîne l’augmentation du volume d’échanges réalisés localement. Si les dispositifs permettent la réinclusion sociale de populations marginalisées et/ou la valorisation de ce que le système conventionnel ne permet pas de valoriser (l’ensemble de la production non marchande), alors le nombre d’acteurs et de leurs transactions augmente, grâce à un surplus de solvabilisation. Certains dispositifs mettent également en place des systèmes de financement de l’économie locale, par exemple par l’accès au crédit ou au microcrédit. Si de tels outils sont mis en œuvre de façon complémentaire à la monnaie, il est attendu de cet effet de dynamisation qu’il soit supérieur.

Enfin, les MLSC peuvent concourir à une transformation des pratiques, des modes de vie et des représentations sociales. Ces monnaies s’appuient sur des règles institutionnelles qui visent à mettre à distance le rapport marchand et permettent, en tant qu’unité de compte, de valoriser aussi ce qui n’en relève pas. Les échanges ne procèdent donc pas seulement de motivations utilitaristes : « La prise de distance à l’égard des règles de l’échange marchand que suppose un tel mouvement renvoie à une tentative de

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redéfinition de l’économie, qui est perçue de manière normative comme devant servir les besoins et les aspirations de la société. » (Ibid., p. 80). D’autre part, la solvabilisation supplémentaire qu’elles opèrent permet aux populations jusque-là marginalisées de compter pour la société. Et au-delà de l’empowerment individuel, l’empowerment collectif est favorisé au niveau de la communauté qui se reconnaît et se fait reconnaître dans et via sa monnaie. North souligne que « La recherche suggère que ces circuits d'échange alternatifs permettent à ceux qui les utilisent d'explorer différentes valeurs du rôle de la monnaie, de l'importance de la communauté et de la nécessité de développer des alternatives »112 (North 2017, p. 534).

Michel et Hudon (2015) font une revue de la littérature pour évaluer les impacts économiques, sociaux et environnementaux des MLSC113. Les études d’impact révèlent que les effets économiques sont le plus souvent trop faibles pour être significatifs. Par contre, ces effets sont significatifs pour les populations les plus marginalisées et pour les plus pauvres, pour qui les MLSC donnent accès à des biens et services autrement inaccessibles, augmentent leurs revenus, et augmente leur employabilité. Dans certains cas, les MLSC ont quand même montré qu’elles pouvaient promouvoir l’activité économique locale, aider les entreprises du territoire en augmentant leurs revenus ou en leur donnant accès au crédit. Elles apparaissent aussi avoir un effet stabilisateur sur l’économie, et leur impact apparaît être supérieur en période d’instabilité. Dans le domaine social, les MLSC participent effectivement à consolider les communautés via le renforcement de leur capital social : elles favorisent les relations interpersonnelles, l’extension des réseaux sociaux et donc la confiance. L’inclusion sociale des groupes marginalisés est favorisée, et le travail informel, dont le travail féminin, est reconnu. L’inclusion sociale générée par les MLSC bénéficie en premier lieu aux sans-emploi, à ceux qui ont les revenus les plus faibles, et aux plus âgés. Cette inclusion a des effets psychologiques en termes d’estime et de confiance en soi. Globalement, « les MLSC contribuent à l’amélioration de la qualité de vie en termes de bien-être général » (Ibid., p. 166). D’après les auteurs, les bénéfices sociaux tendent donc à surpasser les bénéfices économiques. Sur le plan environnemental, les auteurs ne peuvent formuler de conclusion, car le nombre d’études qui incluent cette dimension est trop faible. Les MLSC

112 « Research suggests that these alternative circuits of exchange do enable those who use them to explore different values of the role of money, of the importance of community, and the need to develop alternatives »

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apparaissent quand même pertinentes pour favoriser le recyclage, la réduction de la pollution, l’éducation environnementale. ‐lles peuvent garder les ressources locales et encourager les comportements vertueux. Les modes de consommation qu’elles favorisent sont également davantage respectueux de l’environnement, ou moins intensifs. Les auteurs concluent en pointant le faible taux de participation à ces dispositifs, lié au déficit de connaissance les concernant, ce qui pourrait en limiter les impacts.

Fare et Ould-Ahmed (2017) vont dans le même sens que les auteurs précédents : « Globalement, les MLSC de première et deuxième générations semblent avoir eu plus d'impacts sociaux qu'économiques. L'échelle [des dispositifs] semble être importante »114 (Ibid., p. 10). Ces impacts sont cohérents avec les objectifs que se donnent ces dispositifs. Les dispositifs de troisième génération présenteraient davantage de potentialités pour ce qui est du développement économique territorial. Mais les auteures déplorent que la plupart des MLSC n’aient pas encore été correctement évaluées. Ces monnaies devraient aussi être articulées à d’autres outils dans le cadre de stratégies de développement territorial s’appuyant sur celles-ci pour en favoriser l’effet de levier.

Voyons maintenant de quelles façons les MLSC ont été développées pour les contextes spécifiques d’économies en développement.

2.2. Les innovations monétaires au Sud

Si on peut déplorer un déficit de recherche sur les MLSC, c’est tout particulièrement le cas pour ce qui est de leurs applications pour les contextes d’économies en développement. Michel et Hudon (2015) soulignent que l’« impressionnante majorité des études » concerne des dispositifs européens, et que l’Afrique est la région la moins considérée par celles-ci. Il est vrai que ce déséquilibre reflète la diffusion géographique des MLSC, qui s’est principalement faite dans les pays dits avancés, et ce pour différentes raisons :

« Le mouvement des monnaies sociales a d’abord concerné les pays occidentaux et n’a atteint les pays du Sud que marginalement et à partir de la seconde moitié des années 1990 seulement. Le localisme monétaire des monnaies sociales ne peut donc pas être considéré dans son essence comme un corollaire du sous-développement

114 « Overall the first and second generations of CCS seem to have had more social than economic impacts. Scale seems to be important »

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puisqu’il apparaît d’abord comme accompagnant une forme d’organisation économique, sociale ou politique en vigueur dans les pays occidentaux. Plusieurs facteurs expliquent ce décalage entre Nord et Sud. D’abord, la faiblesse, aux suds, des sociétés civiles et d’organisations sociales intermédiaires, distinctes des communautés traditionnelles et indépendantes de l’État, le tout corrélé aux faiblesses de la démocratie. Ensuite, les difficultés rencontrées dans la communication et le transport, qui sont les supports de diffusion des expériences. Le développement de l’internet et de mouvements altermondialistes actifs mis en réseau a réduit quelque peu cette difficulté. Enfin, un rapport à la monnaie et à la solidarité différent de celui occidental, où la monnaie est avant tout le vecteur du marché et de l’individualisme et où les rapports sociaux communautaires traditionnels se sont largement dissous. » (Blanc 2006a, p. 17)

Outre une inégale répartition géographique, on peut aussi relever des différences dans les dispositifs de MLSC mis en place au Nord et au Sud :

« Les systèmes qui émergent au Sud apparaissent généralement pendant les crises économiques et dans les couches sociales pauvres. Ceux qui émergent au Nord sont plus diversifiés à la fois en termes de couches sociales concernées (des personnes économiquement vulnérables à celle des contre-cultures), et dans les motivations des participants (économiques, écologiques, solidaires, idéologiques, culturelles). »115 (Fare et Ould-Ahmed 2017, p. 4)

Si les MLSC se sont d’abord développées et diffusées au sein des pays avancés, on a quand même vu, dans un second temps, celles-ci se diffuser dans les pays en développement. Moers (1998), passant en revue les dispositifs y existant, relève des exemples au Mexique à partir de 1994, en Argentine et en Équateur à partir de 1995, et au Sénégal à partir de 1998. Le continent africain est demeuré jusque récemment en retrait de la dynamique de diffusion des MLSC. Le dispositif mentionné par Moers est le Doole, mis en place à Dakar par l’ONG ‐NDA. Il s’agissait d’un système de « bons de travail » dont l’unité de compte était l’heure : après le paiement de 500 FCFA, chaque membre recevait l’équivalent de 5 heures en bons, échangeables avec les autres membres. L’ampleur et le dynamisme qu’a eu ce dispositif sont difficiles à évaluer. Des projets ont été mis sur pieds, l’un de monnaies régionales au Sénégal, développé à partir de 2011, et

115 « Systems that emerge in the global South usually come into being during economic crises, and in impoverished social strata. Those that emerge in the North are more diversified both in the social strata concerned (ranging from the economically vulnerable to the countercultural), and in the motivations of the participants (economic, ecological, solidarity, ideological, cultural). »

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l’un d’une banque de temps nationale en Tunisie, à partir de 2012.116 Mais ces projets n’ont pas été concrétisés en raison de résistances politiques. C’est à partir de 2013 qu’on a vu plusieurs dispositifs être développés à partir du Kenya et y être répliqués, ainsi qu’en Afrique du Sud (où circulent le B-rand et le K'Mali). Avant d’en venir aux monnaies kényanes, examinons trois exemples importants de MLSC au sud.

2.2.1.

En Argentine, le

Trueque

Le système du Trueque émergea en 1997 dans la région de Buenos-Aires en Argentine (North 2007). Son histoire débute deux ans plus tôt avec la création d’un système de crédit mutuel sur le modèle des LETS (fonctionnant grâce à des cartes papiers et des fichiers informatiques). En 1996 sa croissance conduit à ce qu’une monnaie manuelle papier soit créée pour faciliter son fonctionnement (Saiag 2013). Une alternative au système purement scriptural était également recherchée pour éviter le besoin de centralisation de l’information (Blanc et Fare 2012). Les premiers billets étaient alors simplement photocopiés et découpés aux ciseaux (Gómez 2013). Ces billets servaient dans le cadre de ferias, des places de marché organisées pour y échanger en utilisant le creditos, l’unité de compte interne au système. Chaque utilisateur s’en voyait alloué un certain montant à son entrée dans le système. Si on parle souvent de « clubs de troc », il s’agit bien de dispositifs mobilisant une monnaie spécifique.

D'un projet conçu par et pour les entrepreneurs selon des objectifs économiques (Ould-Ahmed 2010), on a assisté à une massification du recours au Trueque avec le déclenchement de la crise argentine, les plus pauvres et ceux qui étaient les plus durement touchés adoptant le système par nécessité, en particulier en réaction au manque de pesos. Après sa large adoption, le Trueque a traversé une importante crise en 2002 : une partie de l'explication réside dans les conflits de gestion, la surémission de billets et l'inflation qui en a résulté, mais aussi à cause de l'évolution de la composition du groupe avec le processus de massification. Avec un grand nombre de personnes rejoignant le dispositif par nécessité, l'équilibre dynamique du groupe de « prosommateurs » (chaque membre étant à la fois producteur et consommateur) est devenu instable : beaucoup s’y sont joints pour y trouver des produits alimentaires, sans que l’offre ne permette de répondre à cette demande. Bien que le Trueque s’inscrivait dans une situation de crise

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sévère, il a soutenu les besoins fondamentaux d'une grande partie de la population argentine. Selon Gómez (2013), en 2001-2002, le Trueque comptait 2,5 millions d'utilisateurs, soit 20 % de la population active. Pour ce qui est des plus pauvres, 33 % réussissaient à couvrir le quart de leurs besoins grâce au Trueque, 42 % couvraient la moitié de leurs besoins par ce biais, 18 % en couvraient les trois quarts et 7 % en couvraient la totalité. Il a également soutenu, au moins partiellement, le tissu économique local.

2.2.2. Depuis l’Afrique du Sud, le

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