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Les modèles à double déficit et l’insuffisance de l’épargne chez Chenery

économiques du développement

1. La place changeante donnée à la monnaie depuis les pionniers du développement depuis les pionniers du développement

1.1. Quatre jalons quant à la place de la monnaie dans les théories du développement

1.1.4. Les modèles à double déficit et l’insuffisance de l’épargne chez Chenery

Hollis Chenery, après avoir participé à la mise en œuvre du Plan Marshall et avoir été administrateur de l’Agence des États-Unis pour le développement international, officia à la Banque Mondiale de 1970 à 1983. À cette époque, l’économie a recours de façon croissante à la modélisation, et c’est sous l’influence de Chenery que l’usage des modèles d’équilibre général calculable rentre dans la pratique courante des institutions du développement (Devarajan 2008). En dehors de son modèle de changement structurel (Chenery 1960), relativement similaire à celui de Lewis – outre le fait qu’il ne fasse pas mention de monnaie ou de crédit – c’est à Chenery que l’on doit les modèles à double déficit. Ces modèles sont particulièrement importants à considérer car ils ont été, et sont toujours, largement utilisés par les institutions financières internationales pour établir leurs diagnostics quant aux besoins de financement des pays en développement et aux volumes d’aide qu’il convient de leur apporter (Easterly 1999).

Les modèles à double déficit ont pour base le modèle Harrod-Domar, développé à partir des contributions respectives de Roy Harrod (1939) et de Evsey Domar (1947). Dans ce cadre, l’importance est mise sur l’accumulation du capital. ‐n effet, le taux de croissance d’une économie est considéré comme étant proportionnel à la part de l’investissement dans le revenu national. L’investissement total est supposé déterminé par l’épargne totale, qui est elle-même une proportion du revenu :

= = = � = �

Avec S: stock total d’épargne ; s: taux d’épargne ; Y : production ; I : investissement total ; K : stock de capital ; v : coefficient de capital.

36 De là :

= /

Le taux de croissance d’une économie G sera d’autant plus élevé que le taux d’épargne s sera élevé, et que le coefficient de capital v sera faible. « Les implications de ce modèle simple et populaire étaient puissantes et rassurantes. Il suggérait que le principal problème des pays en développement était simplement d'augmenter la part des ressources consacrées à l'investissement. »22 (Snowdon et Vane 2002, p. 317). Et pour augmenter l’investissement, il fallait augmenter l’épargne qui le détermine. Ce modèle néokeynésien a été d’une grande influence pour l’économie du développement. Devenu une des références de la théorie moderne de la croissance, il permettait à partir d’un taux de croissance cible de connaître le taux d’épargne nécessaire à la réalisation de cette croissance. Une fois déterminé, il s’agissait ensuite de mettre en œuvre les mesures de politique économique permettant de réaliser ce taux d’épargne.

Chenery, avec Alan Strout, va prolonger ce modèle pour l’appliquer à l’aide au développement, qui revêt selon eux une grande importance pour les économies en développement :

« l'afflux de ressources extérieures - que l'on peut en gros appeler "aide étrangère" - est devenu un facteur de production pratiquement indépendant, dont la productivité et l'allocation constituent l'un des problèmes centraux d'une théorie moderne du développement. »23 (Chenery et Strout 1966, p. 680)

Si l’accent est placé sur les ressources extérieures, c’est que les pays sous-développés sont considérés comme souffrant en premier lieu d’un déficit d’épargne: on retrouve ici l’un des diagnostics de Nurkse. Pour ces pays, il peut alors s’avérer très difficile de réaliser le taux d’épargne nécessaire à l’atteinte de leur cible de croissance : l’épargne domestique disponible limite la croissance potentielle. Chenery et Strout avancent donc l’idée que l’aide extérieure puisse venir compenser ce déficit d’épargne et ainsi permettre aux économies sous-développées d’entamer leur processus de développement. À l’appui de cette idée, ils mettent en avant le fait que les économies émergentes de l’époque ont toutes entamé leur processus de développement grâce à un

22 « The implications of this simple and popular model were dramatic and reassuring. It suggested that the key problem facing developing countries was simply to increase the share of resources devoted to investment. »

23 « the inflow of external resources - which can loosely be called "foreign assistance" - has become virtually a separate factor of production, whose productivity and allocation provide one of the central problems for a modern theory of development. »

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afflux de ressources extérieures (les auteurs prennent l’exemple du Pakistan pour illustrer leurs arguments). L’afflux de capitaux extérieurs aurait eu pour les pays bénéficiaires le double effet d’accélérer leur croissance, mais aussi de la rendre autonome, la croissance pouvant dans un deuxième temps s’autoentretenir sans que le besoin de ressources extérieures ne perdure, la croissance permettant à l’économie de devenir autosuffisante en ressources : « Non seulement la croissance a été accélérée par l'aide étrangère, mais la capacité de chaque économie à soutenir davantage de développement à partir de ses propres ressources a été considérablement augmentée. »24 (Ibid., p. 681). À l’inverse, il serait selon eux très difficile pour une économie de croître sans s’appuyer sur des ressources extérieures : « Un pays qui veut transformer son économie sans aide extérieure doit répondre à toutes les exigences d'une croissance accélérée à partir de ses propres ressources ou des importations payées par les exportations. »25 (Ibid.). Les exigences de cette croissance accélérée ont trait aux exigences en ressources et ici, ces ressources proviennent donc soit de l’épargne intérieure, soit de l’excédent de la balance commerciale. On est bien, ici encore, dans une logique d’épargne préalable, que celle-ci soit interne ou externe.

Pour ces auteurs, le processus de développement nécessite l’augmentation des quantités de différents types de ressources, ainsi que la « réalisation » de ces ressources, c’est-à-dire leur mobilisation au service du processus de développement. Si parmi ces différentes ressources, il y en a une qui est limitante, il y a alors existence d’un goulet d’étranglement qui entraîne la sous-utilisation des autres facteurs.

« Trois types de ressources doivent être distingués: (1) l'offre de compétences et de capacités organisationnelles, (2) l'offre d'épargne domestique, et (3) l'approvisionnement en produits et services importés. À tout moment, ces disponibilités en facteurs représentent des limites distinctes à la croissance économique. »26 (Ibid., p. 682)

‐n économie fermée, les auteurs considèrent que la capacité d’investissement est limitée par l’épargne disponible en interne (il n’y a donc pas de création de monnaie). En

24 « Not only was growth accelerated by foreign assistance, but the ability of each economy to sustain further development from its own resources was very substantially increased. »

25 « A country setting out to transform its economy without external assistance must provide for all of the requirements of accelerated growth from its own resources or from imports paid by exports. »

26 « Three types of resources should be distinguished: (1) the supply of skills and organizational ability; (2) the supply of domestic saving; and (3) the supply of imported commodities and services. At any moment in time these factor supplies represent separate limits to economic growth. »

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passant en économie ouverte, le financement externe permet de lever cette contrainte. Ils distinguent alors deux situations dans lesquelles peut se trouver l’économie : la croissance limitée par l’investissement (investment limited growth) et la croissance limitée par le commerce (trade limited growth). Dans le premier cas, seules les compétences et l’épargne sont limitantes : « la croissance avance au taux le plus élevé permis par le facteur le plus limitant »27 (Ibid., p. 685). Pour qu’elle avance au taux maximum, l’aide doit combler l’écart temporaire entre la capacité d'investissement et la capacité d'épargne. Dans le second cas, celui de la croissance limitée par le commerce, les contraintes imposées par la balance des paiements sont effectives, c’est-à-dire que les recettes d’exportation doivent couvrir les besoins en investissements et en importations. Entre le taux de croissance limitée par le commerce et le taux de croissance limitée par l’investissement, et en l’absence d’aide extérieure, le taux de croissance effectif sera égal au plus petit des deux.

Bien que deux facteurs soient considérés comme pouvant être limitants, à savoir les compétences et l’épargne, c’est bien sur le déficit d’épargne qu’est principalement mis l’accent et c’est lui qu’il s’agit en premier lieu de résorber : « L'aide extérieure comble l’écart entre l'investissement et l'épargne »28 (Ibid., p. 688). L’aide extérieure peut cesser lorsque le taux d’épargne a suffisamment augmenté pour éliminer le besoin d’afflux de capital étranger. L’économie entre alors dans une deuxième phase qui « requiert un ajustement continu des importations et des exportations pour que l'écart commercial corresponde à l'écart souhaité entre l'investissement et l'épargne »29 (Ibid., p. 690). Un rôle important est donc donné aux exportations, qui doivent générer assez de ressources pour couvrir les besoins de l’économie.

En résumé, les économies font face à deux contraintes pour leur financement : une contrainte intérieure d’épargne, et une contrainte extérieure de devises. Les économies sont contraintes dans leur capacité de financement par l’équilibre global emplois-ressources selon lequel :

− = −

27 « growth proceeds at the highest rate permitted by the most limiting factor » 28 « External assistance fills the gap between investment and saving »

29 « requires a continual adjustment in imports and exports to make the trade gap equal the desired gap between investment and saving. »

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Le solde entre épargne S et investissement I doit être égal au solde entre les exportations X et les importations M. L’investissement procède donc, comme chez Nurkse, d’une logique d’épargne préalable. Ici, il ne peut y avoir d’investissement sans qu’une épargne ne soit dégagée ex ante, que ce soit domestiquement ou depuis l’étranger. Aucune dimension monétaire n’est présente dans ce modèle, qui ne considère aucunement la possibilité d’investir au-delà de l’épargne disponible. Cela n’est pas surprenant puisque le modèle Harrod-Domar lui-même est « un modèle purement "réel", à un seul bien, les aspects monétaires et financiers du processus de croissance ne sont pas pris en compte » (Arrous 1999, p. 54).

L’approche en termes de déficit de financement, basée sur ces modèles, donna une justification théorique à la promotion de l’aide au développement, promotion dans laquelle Rostow joua un rôle notable. En jouant sur la peur communiste30, et sur la base de ses « étapes » (Rostow 1960), il amena les nations développées à participer à l'effort de financement des nations pauvres, cet effort apparaissant dorénavant comme un impératif. Rostow utilisa le modèle Harrod-Domar pour déterminer l'ampleur de l'investissement nécessaire au « décollage », et convainquit les administrations Kennedy puis Johnson aux États-Unis de fournir une aide financière aux nations du Tiers-Monde qui se trouvaient alors « sous pression communiste » : les États-Unis fournirent à cette époque un volume d'aide jamais égalé depuis (Easterly 2001, p. 31 33).

Chez Schumpeter et Lewis, on a donc une place importante qui est accordée à la monnaie, et plus précisément au crédit et à la création monétaire – deux concepts qui sont pour eux les deux dimensions d’un même phénomène. Avec Nurkse, la réflexion se restreint aux dimensions « réelles » du changement structurel, puis à la suite de Chenery se focalise sur l’épargne. Derrière les ressources réelles en général et l’épargne en particulier, la monnaie disparaît. Ces quatre jalons esquissent un changement d’approche vis-à-vis des dimensions monétaires du développement, qui s’effacent pour ne laisser au premier plan que les dimensions « réelles ». Comme nous le montrons maintenant, cette évolution s’inscrit dans un changement de paradigme qui a marqué la théorie économique tout comme l’économie du développement.

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1.2. Le changement de paradigme monétaire en

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