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inspirée de l’ethnographie économique

3. Présentation des terrains d’étude

3.1. Les localités d’enquête et leurs monnaies locales

Nos deux études de terrain ont été menées dans des localités où circulent des monnaies locales. Ce choix a relevé d’une double motivation : avoir la possibilité d’étudier conjointement les deux types d’innovations monétaires (monnaie mobile et monnaies locales), et être en mesure de pouvoir investiguer plus en profondeur un objet (les monnaies locales) relativement délaissé par la littérature économique alors que la monnaie mobile a déjà fait l’objet de nombreux travaux (en particulier au Kenya), sur lesquels nous pouvons prendre appui.

Sont ici présentés quelques éléments de contexte propres aux deux localités où nos enquêtes ont été menées. Outre les caractéristiques de ces localités, sera également précisée la situation de la monnaie locale qui y circule.

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3.1.1. Bangladesh (comté de Mombasa)

La première étude de terrain a été conduite de juillet à octobre 2015 à Bangladesh. C’est là qu’a été mise en place la monnaie locale éponyme, le Bangla-Pesa, la première à avoir été mise en œuvre au Kenya, et sur le modèle de laquelle les suivantes ont ensuite été répliquées. Bangladesh est situé dans la périphérie nord-ouest de Mombasa, deuxième principale ville du pays (voir carte ci-dessous). Bangladesh est réputé être le plus grand bidonville du comté. Il se trouve à 7,5 km du centre-ville, trajet pour lequel trente minutes à une heure de matatu164sont nécessaires selon l’état du trafic. Le bidonville est installé au bord des eaux de la Tudor creek, non loin du port de Mombasa. Il s’agit du plus important port d’Afrique de l’‐st et il génère une grande partie de l’activité économique de la zone.

Figure 12 : Carte de localisation de Bangladesh

Les données sur la population de Bangladesh sont incertaines. La zone compterait environ 15 000 habitants, pour une superficie de 300 000 m². La densité de population décroît rapidement lorsqu’on s’éloigne de son centre, la zone étant bordée par une rivière au nord-ouest et par les mangroves à l’est. Les habitations sont majoritairement faites d’une structure en branches de palmiers, de murs en terre et de toits en tôle. Les orages

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venant de l’océan en détruisent régulièrement les moins solides. La seule route asphaltée est celle qui permet de pénétrer dans le bidonville depuis la route principale. L’accès à l’eau est assuré par des bornes-fontaines dont le fonctionnement est intermittent, ou bien par les puits creusés dans les cours des habitations. Les deux sanitaires construits par des agences de coopération étrangères ne sont pas utilisés par les habitants (leur usage étant payant) : leur sont préférées les latrines de fortune disséminées à travers tout le bidonville. Aucun réseau d’évacuation des eaux usées n’existe mis à part les tranchées creusées au milieu des rues. Un certain nombre d’animaux domestiques s’y abreuvent et s’y alimentent, pendant que les déchets y sont brulés ou abandonnés. La majorité des habitants a accès à l’électricité, mais le charbon, le bois, la paraffine et le kérosène restent les principales sources d’énergie au sein des foyers.

Bangladesh est situé à proximité directe d’une importante zone logistique du port de Mombasa. Une grande part des hommes de la communauté y est donc employée, souvent à la journée, pour des activités de manutention. Les hommes qui travaillant dans le bidonville mènent quant à eux des activités informelles de vente, de construction, de réparation, ou sont menuisiers, cordonniers ou tailleurs. Les femmes travaillent de leur côté majoritairement dans le bidonville et y conduisent des activités commerciales ou alimentaires. Après un voyage quotidien au marché principal de Kongowea, elles écoulent dans le bidonville fruits, légumes, riz, poisson, produits cuisinés, ou charbon. Le graphique suivant rend compte des types d’activités économiques conduites à Bangladesh. Quasiment aucune ne peut être qualifiée de formelle, et 50 % des microentreprises ont moins de 5 ans.

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Figure 13 : Répartition par type des microentreprises enquêtées à Bangladesh

Source : auteur

89 % de ces activités relèvent de structures individuelles. Parmi celles qui ont des employés, 57 % n’en ont qu’un seul, et au global elles n’ont en moyenne que 1,7 employé, qui est le plus souvent un membre de la famille. Les unités économiques de Bangladesh réalisent un volume de vente moyen hebdomadaire de 1 114 KES (9,8 €). Ce à quoi il faut ensuite retrancher l’achat des stocks, dont les coûts représentent en moyenne 75 % du volume de vente. Les profits réalisés s’élèvent donc en moyenne à 278 KES (2,45 €). La monnaie locale Bangla-Pesa a été mise en circulation (remise en circulation, pour être exact165) en novembre 2013. Elle était donc utilisée depuis près de deux ans lors de notre enquête. Le Bangladesh Business Network comptabilisait alors un peu plus de deux cents membres. La monnaie locale fonctionnait selon le modèle décrit précédemment166, aucune évolution ne lui ayant alors été apportée. Une école publique et une école privée étaient intégrées au réseau de circulation de la monnaie.

Bangladesh est mitoyen de Mikindani où a été lancé en août 2015 (durant mon séjour) la monnaie Ng’ombeni-Pesa (depuis le quartier de Kwa-Ng’ombe). Outre l’étude principale du Bangla-Pesa, j’ai ainsi pu également suivre l’adoption de cette monnaie durant les premiers temps de sa circulation. Le groupe comptait alors 86 membres.

165 Voir chapitre 2, alinéa 2.3.2.3, p. 133. 166 Voir chapitre 2, alinéa 2.3.2.1, p. 130.

0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 Alimentation transformée Produits alimentaires Réparation Coiffure Boutique Charbon Artisanat, construction Vêtements Savon Eau Couture Blanchisserie, repassage Cybercafé %

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3.1.2. Gatina (comté de Nairobi)

La seconde enquête de terrain a été menée d’août à novembre 2016 à Gatina, où circule le Gatina-Pesa, dont la mise en œuvre a suivi celle du Bangla-Pesa. Gatina est un quartier du bidonville de Kawangware, localisé à une dizaine de kilomètres à l’ouest du centre-ville de Nairobi, la capitale du pays (voir carte ci-dessous). Gatina recouvre le quart nord-ouest de Kawangware, qui d’après le dernier recensement national mené en 2009, comptait alors 113 286 habitants (Kenya National Bureau of Statistics), pour une superficie de 4,2 km².

Figure 14 : Carte de localisation de Kawangware

La très grande majorité des structures du bidonville sont des habitations en tôle et en bois construites sur un seul niveau. Émergent également quelques immeubles de quatre ou cinq étages. Les déficiences en infrastructures sont comparables à celles de Bangladesh. Une différence est toutefois à noter : si la gestion de l’eau était en partie communautaire à Bangladesh, elle est à Kawangware comme dans le reste de l’agglomération de Nairobi strictement privée167. La disponibilité de l’eau n’y est pas

167 Elle peut être qualifiée de mafieuse pour ce qui est des bidonvilles. Des réseaux organisés y contrôlent l’approvisionnement, usant d’intimidation et de violence pour protéger leurs marchés respectifs (Migiro et Mis 2014).

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davantage garantie puisque les femmes sont régulièrement contraintes de faire la queue plusieurs heures (avant le lever du jour) pour approvisionner leur foyer. Lorsqu’est demandé aux habitants quels sont les plus importants problèmes auxquels leur communauté fait face, ils déclarent le chômage (pour 73 % d’entre eux), la pauvreté (63 %), la criminalité (53 %), l’alcoolisme (48 %) et le logement (46 %).

Kawangware est le lieu d’une activité économique intense. Ces zones densément peuplées favorisent l’émergence de nombreuses microentreprises. Il y a ainsi à Kawangware plusieurs milliers de telles microentreprises (en comparaison, on n’en comptait que quelques centaines pour l’ensemble de Bangladesh). 90 % des entreprises ne sont pas formellement enregistrées. La moitié des microentreprises est dédiée à l’alimentation et aux besoins de base : kiosques de vente de fruits et légumes, de viande ou de poisson, des stands de préparation de plats alimentaires, des restaurants, ou des magasins généraux. L’autre moitié est constituée d’activités de vente, de services, ou de fabrication artisanale. Le graphique suivant rend compte de cette diversité.

Figure 15 : Répartition par type des microentreprises enquêtées à Gatina

Source : auteur

À Gatina, la taille des microentreprises est légèrement supérieure à celle de Bangladesh, presque la moitié d’entre elles ont au moins un employé, mais la main-d’œuvre reste majoritairement familiale. Les microentreprises y sont également tenues majoritairement par des femmes. Les caractéristiques démographiques de l’échantillon enquêté sont présentées ci-dessous.

0 5 10 15 20 25 Produits alimentaires Alimentation transformée Magasin général Activités multiples Coiffure Vêtements Réparation Services Couture, confection Eau Artisanat Charbon Autres %

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Figure 16 : Caractéristiques démographiques de la population enquêtée à Gatina

Source : auteur

Pour ceux ne conduisant pas une activité informelle localement, ce sont dans les zones résidentielles qui bordent les bidonvilles que le plus grand nombre va chercher à s’employer : pour les femmes en tant que nourrices ou employées de maison, pour les hommes comme travailleurs dans la construction, agent de sécurité ou jardinier. Les contrastes sont particulièrement marqués entre bidonvilles et zones résidentielles aisées, qui peuvent être mitoyens les uns des autres : pour les estates, les bidonvilles constituent alors des réserves de main-d’œuvre bon marché pour des emplois ne nécessitant que peu de qualifications.

Outre ces liens avec son environnement économique direct, il existe également des connexions entre le bidonville et les zones rurales. Quelques personnes y possèdent en effet des terres ou du bétail. Pour tous, « la maison » est en zone rurale et un grand nombre y retourne à l’occasion des fêtes de fin d’année. ‐n termes de stratégies économiques, ceux qui mènent une production agricole profitent du marché local pour l’écouler, pour d’autres il s’agit de générer des revenus en zone urbaine pour ensuite disposer d’assez de capital pour aller mettre des terres en culture en zone rurale. À l’inverse, certains constituent une épargne à la campagne, en cheptel (chèvres, poules) ou en grains (maïs, blé).

La monnaie Gatina-Pesa a été lancée en octobre 2014. Comme pour notre premier terrain, elle était en circulation depuis près de deux ans lors de notre enquête. 195 personnes étaient alors membres du Gatina Business Organisation. Une école primaire, appuyée par une ONG a été particulièrement impliquée dans le lancement de cette monnaie, qui relève donc davantage d’une dynamique endogène en comparaison du Bangla-Pesa. Plusieurs autres écoles, toutes privées, avaient également rejoint son réseau

0,6 43,6 48,1 6,6 0,6 -18 18-30 30-50 50-70 70+ % Age 55,8 44,2 Femmes Hommes % Sexe

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de circulation. Par rapport au modèle initial du Bangla-Pesa, des évolutions avaient été apportées dans le but de favoriser la circulation de la monnaie. À Gatina, un magasin général géré par Grassroots Economics avait été ouvert en mai 2016 : les prix qui y sont affichés précisent la part qui est payable en monnaie locale. Des opérations de credit clearing, consistant à échanger les Gatina-Pesa que les membres auraient en excès (au-delà du seuil correspondant au montant initialement alloué) avaient également été testées mais non pérénisées168.

Gatina est frontalier de Kangemi, où circule le Kangemi-Pesa : j’y ai participé à plusieurs réunions et sessions de travail. Le bidonville de Kibera est quant à lui distant de 8 km : y circule le Lindi-Pesa, depuis le quartier de Lindi. J’ai également pu m’y rendre plusieurs fois pour rencontrer les comités locaux.

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