• Aucun résultat trouvé

Le problème du manque de capital et le cercle vicieux de la pauvreté chez Nurkse

économiques du développement

1. La place changeante donnée à la monnaie depuis les pionniers du développement depuis les pionniers du développement

1.1. Quatre jalons quant à la place de la monnaie dans les théories du développement

1.1.3. Le problème du manque de capital et le cercle vicieux de la pauvreté chez Nurkse

Ragnar Nurkse fut économiste au sein de la Société des Nations de 1934 à 1945 (Basu 2008). Il publie l’un de ses principaux ouvrages, Problems of Capital Formation in Underdeveloped Countries, en 1953, c’est-à-dire un an avant l’article séminal de Lewis. Il peut donc paraître incohérent de faire de Nurkse notre troisième jalon, après Lewis. Les deux sont pourtant représentatifs de deux époques distinctes, et ce sont les idées de Nurkse qui vont supplanter celles de Lewis.

Nurkse s’intéresse aux « pays économiquement attardés » (1968 [1953], p. 7) et aux facteurs explicatifs de ce retard. À travers l’étude des caractéristiques de ces pays, il tente d’expliquer leur situation et de proposer des politiques économiques permettant à ces économies de croître. Pour Nurkse, l’élément déterminant de ce retard est le capital : la principale caractéristique des économies attardées est leur sous-équipement en capital, et c’est parce qu’existe un certain nombre de freins à la formation du capital que le sous-développement demeure. Des facteurs négatifs s’exercent tant sur les paramètres qui déterminent l’offre de capital, que sur ceux qui en déterminent la demande. L’offre et la demande de capital sont toutes deux maintenues à un niveau faible, ce qui empêche ces économies d’initier un processus d’accumulation. Il y a renforcement mutuel de ces paramètres, tel que représenté par la figure suivante.

Figure 2 : Le cercle vicieux de la pauvreté selon Nurkse (1968 [1953])

32

Compte tenu de cette dynamique, Nurkse voit donc dans le retard des pays sous-développés la manifestation d’une situation qu’il qualifie de « cercle vicieux de la pauvreté » : on serait face à l’« existence d’un faisceau circulaire de forces qui agissent et réagissent les unes sur les autres de telle façon qu’elles maintiennent un pays pauvre dans un état de pauvreté. » (Ibid., p. 11). Dans une telle économie, l’initiation par l’entrepreneur d’une activité productive est inenvisageable car l’offre supplémentaire issue de cette production ne trouverait pas de débouchés tant que le pouvoir d’achat général n’a pas augmenté, c’est-à-dire que des revenus supplémentaires ne sont pas générés. Pour que ce soit le cas, il faut que des gains de productivité soient réalisés, qui sont eux-mêmes conditionnés à l’investissement. Mais l’incitation à investir est limitée par l’étendue du marché : « la faiblesse du marché intérieur constitue un obstacle général au développement » (Ibid., p. 15). En cela, Nurkse considère que la loi des débouchés énoncée par Jean-Baptiste Say (1972 [1803]) n’est pas valable pour une industrie prise individuellement. ‐lle s’applique par contre au niveau agrégé, pour l’industrie dans son ensemble, comme on le verra par la suite.

Nurkse reprend l’idée présente chez Lewis d’un excédent de main-d’œuvre, en parlant plutôt de chômage déguisé. Ce concept désigne le fait qu’un grand nombre de ceux qui sont occupés aux champs pourraient en être retirés sans pour autant que la production du secteur agricole ne décroisse : on retrouve l’hypothèse que leur productivité marginale est faible ou nulle. Ces travailleurs peuvent donc être mobilisés pour des « projets de création de capital : irrigation, drainage, routes, voies ferrées, maisons, usines, cours de formation, etc. » (Nurkse 1968 [1953], p. 41). Une fois reconnue cette capacité de production inemployée, la question qui se pose est alors celle du financement de la formation du capital.

Il y a pour Nurkse trois solutions au problème du financement. La première est à trouver dans l’épargne, qui peut être volontaire ou forcée et réalisée par une fiscalité « frappant spécialement les formes traditionnelles aussi bien que modernes de "consommation ostentatoire". » (Ibid., p. 42). La deuxième solution au financement de la formation du capital est l’afflux de capitaux extérieurs. Mais Nurkse reconnaît que leurs flux demeurent incertains et qu’ils peuvent s’avérer insuffisants. ‐nfin, la troisième et dernière solution est à trouver dans le potentiel d’épargne caché, implicite, constitué par le fonds de subsistance du chômage déguisé. En effet :

33

« les travailleurs superflus « improductifs » dans l’agriculture sont entretenus par les travailleurs « productifs ». […] Les travailleurs productifs réalisent donc une épargne « virtuelle » ; ils produisent plus qu’ils ne consomment. Mais l’épargne aboutit au gaspillage ; l’épargne avorte ; elle est absorbée par la consommation improductive des gens dont on pourrait se passer, qui ne contribuent en rien à la production. » (Ibid.)

Pour ce qui est des travailleurs productifs, il faut donc « les empêcher de manger davantage » (Ibid.), de façon à ce que l’épargne dégagée n’avorte pas et, au contraire, devienne féconde. Ainsi, « le problème économique général est de diriger une fraction aussi élevée que possible de l’accroissement du revenu réel vers l’épargne et de réduire autant que possible la part consacrée à l’augmentation immédiate de la consommation » (Ibid., p. 44). Mais Nurkse considère en même temps que peut exister – et l’on comprend que c’est la situation qu’il juge la plus probable – un déficit d’épargne. Ce déficit doit alors être compensé de l’extérieur : « les dons ou prêts étrangers constituent un moyen souhaitable de combler l’insuffisance du fonds de subsistance » (Ibid., p. 46).

Les modalités de financement de la formation du capital telles qu’envisagées par Nurkse ne considèrent donc en rien d’éventuelles dimensions monétaires. Que le financement soit interne ou externe, il se fait dans tous les cas sur la base d’une épargne préalable. Il s’agit uniquement de mobiliser des ressources et de les réallouer, ressources – domestiques ou étrangères – qui préexistent au processus. Il n’est pas envisagé que des ressources monétaires additionnelles doivent être créées pour accompagner le processus de formation du capital, comme le mettaient en avant Schumpeter ou Lewis. Pour Nurkse au contraire, « L’essentiel du processus consiste alors dans le détournement d’une partie

des ressources ordinairement disponibles de la société dans le but d’accroître le stock de biens capitaux, en vue de rendre possible une expansion ultérieure du produit consommable. » (Ibid., p. 8, nos italiques).

Nurkse assume le fait de ne pas traiter des questions monétaires : il s’en justifie par « notre dessein de traiter des problèmes "réels", ou non monétaires de l’accumulation » (Ibid., p. 9). Nurkse adopte donc une approche dichotomique suivant laquelle la part significative des problèmes économiques se trouve du côté des phénomènes « réels », les phénomènes monétaires n’en étant que le reflet. Ce n’est donc pas pour les besoins de sa démonstration que Nurkse ignore les dimensions monétaires.

34

Au contraire, il rejette frontalement l’idée que l’expansion monétaire ait quoi que ce soit à voir avec le processus d’accumulation du capital :

« Nous avons déjà observé que l’insuffisance de la demande du marché qui tend à affaiblir les incitations aux investissements privés dans les économies intérieures des pays sous-développés, est une insuffisance du pouvoir d’achat réel, selon les termes de la pensée économique classique. Ce n’est pas une insuffisance de la « demande effective » en termes d’économie keynésienne. Il n’y a pas, en règle générale, d’insuffisance de la demande monétaire, il n’y a pas d’écart déflationniste. Au contraire, un grand nombre de ces pays souffre d’une pression inflationniste chronique. La demande monétaire, bien que faible en montant absolu, est excessive par rapport à la capacité de production. L’offre crée sa propre demande, bien sûr, mais l’offre est très réduite, il y a une faiblesse de la demande au sens classique fondamental de l’offre à présenter en échange sur le marché. Cette offre est réduite en raison de la faible productivité qui est surtout imputable, à son tour, au défaut de capital réel. Il n’y a que peu de choses ou même rien dans cette affaire qui puisse être corrigé par une expansion monétaire. » (Ibid., p. 23 24)

Nurkse se réfère pourtant à Schumpeter et considère qu’« il est difficilement possible d’examiner cette question [du développement] sans tourner son attention vers la grande œuvre de Schumpeter. » (Ibid., p. 18) Mais Nurkse n’en retient – comme tant d’autres – que le rôle des entrepreneurs, qui ont « les yeux de la foi pour apercevoir les marchés potentiels » (Ibid., p. 22), oubliant ainsi le rôle tout aussi important des banquiers. Ceux-là seraient pourtant utiles à la réalisation de la principale recommandation de politique économique de Nurkse : le soutien à une croissance équilibrée, qui doit passer par un investissement massif et coordonné dans un grand nombre de secteurs industriels devenant complémentaires les uns des autres. Il doit en résulter une dynamique d’augmentation du revenu et d’élargissement du marché intérieur, dynamique au cours de laquelle la loi de Say se vérifie au niveau agrégé :

« la difficulté disparaît dans le cas d’une application de capital plus ou moins synchronisée à un ensemble important d’industries différentes. […] le résultat est alors un élargissement général du marché. Les gens qui travaillent avec des outils meilleurs et plus abondants dans un certain nombre d’activités complémentaires deviennent respectivement les clients les uns des autres. » (Ibid., p. 18)

Cette vague d’investissement est le levier qui doit permettre de briser le cercle vicieux de la pauvreté : « une fois qu’il l’est en un point donné, le fait est que la relation

35

de type circulaire tend à provoquer une avance cumulative » (Ibid., p. 17 18). Le cercle vicieux se transforme en cercle vertueux, et le processus de croissance économique peut s’autofinancer : chez Nurkse donc, « Le développement devient alors promesse de financement. » (Assidon 2002, p. 11). La problématique du financement est réglée

ex post, une fois que la dynamique de croissance est enclenchée. Cette aporie résulte de l’approche dichotomique qui est adoptée.

Avec Nurkse revient une conception classique du financement, dont la logique d’épargne préalable trouvera sa formalisation dans les modèles à double déficit diffusés par notre dernier jalon.

1.1.4. Les modèles à double déficit et l’insuffisance de

Documents relatifs