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économiques du développement

1. La place changeante donnée à la monnaie depuis les pionniers du développement depuis les pionniers du développement

1.1. Quatre jalons quant à la place de la monnaie dans les théories du développement

1.1.2. Un modèle monétaire du changement structurel chez Lewis

Arthur Lewis peut être considéré comme l’un des principaux pionniers du développement. Il reçut en 1979 le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques (en même temps que Schultz), pour son modèle qui dans les termes du Comité Nobel

13 Nous préférons ici la traduction anglaise : « He makes possible the carrying out of new combinations, authorises people, in the name of society as it were, to form them. He is the ephor of the exchange economy. » (Schumpeter 1983 [1911], nos italiques)

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« délimite les causes de la pauvreté parmi la population des pays en développement, ainsi que les facteurs qui déterminent le rythme insatisfaisant du développement. » Sa contribution la plus influente est son article publié en 1954 sous le titre « Economic development with unlimited supplies of labour », où il y développe son modèle éponyme. Sa principale hypothèse est qu’il existe dans le secteur agricole un excédent de main-d’œuvre qui peut être mobilisé dans le but d’augmenter la production globale de l’économie, sans pour autant faire baisser la production du secteur agricole. Les travailleurs de ce secteur sont en effet considérés comme ayant une productivité marginale faible ou nulle (voire même négative dans certains cas). Sous cette hypothèse, réallouer une partie de la force de travail vers le secteur industriel, où elle aura une productivité marginale supérieure à celle qu’elle avait dans le secteur agricole, permet à l’économie de croître. Ce changement structurel est pour Lewis alimenté par le différentiel de salaire entre secteurs « traditionnel » et « moderne », par la mobilité des facteurs entre ces deux secteurs, et par les effets d’entraînement intersectoriels.

Lewis ne se contente pas de décrire les mécanismes attendus du changement structurel, mais il accorde aussi une place importante à la question du financement de ce changement, et à la place de la monnaie dans le financement, ce qui retiendra ici notre attention. Lewis s’intéresse premièrement à la question de l’accumulation du capital : c’est elle qui, par l’extension et la diversification des capacités de production, permet la croissance économique. Dans une première partie de l’exposé de son modèle, Lewis considère que cette accumulation est permise par la génération de profits par les capitalistes, étant posé que les profits sont entièrement réinvestis dans de nouvelles capacités productives. Il s’agit alors selon cette première approche d’augmenter la part des profits par rapport au revenu national : c’est le levier le plus couramment retenu par la littérature économique pour favoriser l’accumulation du capital. Mais Lewis note ensuite que « Dans le monde réel cependant, les capitalistes créent aussi du capital à la suite d’une augmentation nette de l’offre de monnaie – en particulier par le crédit bancaire. »14 (Lewis 1954, p. 160, nos italiques). Il rejoint donc en cela Schumpeter.

Lewis distingue ainsi deux types de financement : le financement par les profits, et le financement par le crédit. On peut considérer avec lui que la première modalité relève d’un financement non monétaire dans le sens où l’offre de monnaie reste constante et

14 « In the real world, however, capitalists also create capital as a result of a net increase in the supply of money - especially bank credit. »

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c’est seulement sa répartition entre les différentes classes (et plus précisément sa plus grande appropriation par la classe capitaliste) qui permet le financement de l’accumulation du capital. La deuxième modalité relève quant à elle bien d’un financement monétaire : la quantité de monnaie est augmentée pour permettre la mise en place de capacités productives supplémentaires, sans que de la monnaie ne doive pour cela être soustraite à d’autres usages ou retirée à d’autres classes (notamment de la consommation des travailleurs). Comme on le verra dans la suite de ce chapitre, ce mode de financement monétaire apparaîtra certainement peu orthodoxe à un certain nombre d’économistes contemporains. Mais Lewis lui donne toute sa légitimité :

« Si une communauté est à court de capital et dispose de ressources inutilisées qui peuvent être mobilisées pour créer du capital, il semble très souhaitable, à première vue, que cela doive être fait, même si cela signifie créer de la monnaie supplémentaire pour financer l'emploi supplémentaire. »15 (Ibid., p. 161).

Lewis donne donc toute sa place à la création de monnaie pour le financement de la transition et développe ce qui peut en cela être qualifié de modèle monétaire du changement structurel. Il complète Schumpeter notamment sur les impacts à attendre du crédit et de la création de monnaie. Financer la création de capital par les profits ou par le crédit n’a selon Lewis pas les mêmes conséquences : ces deux modes de financement auraient notamment des effets différenciés sur le niveau des prix d’une part, et sur la répartition du revenu d’autre part. Pour ce qui est d’abord du niveau des prix, l’inflation est évidemment le risque communément brandi à l’encontre du financement monétaire. Lewis ne le néglige pas, mais le tempère en identifiant d’abord des facteurs liés à la temporalité du financement, au délai nécessaire à la matérialisation de son résultat en termes productifs. Lorsque de la monnaie est nouvellement créée et sert à la fabrication de biens capitaux qui ne sont pas immédiatement utilisables, il y a effectivement inflation. Mais « dès que les biens capitaux commencent à produire, la consommation commence à augmenter »16 (Ibid., p. 162) et l’inflation ralentit alors que le financement monétaire devient moins nécessaire à mesure qu’il y a accumulation du capital :

« [L’inflation] prend fin lorsque l'épargne volontaire augmente jusqu’au niveau où elle est égale au niveau augmenté d'investissement. Puisque l'épargne est une fonction

15 « If a community is short of capital, and has idle resources which can be set to creating capital, it seems very desirable on the face of the matter that this should be done, even if it means creating extra money to finance the extra employment. »

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des profits, cela signifie que l'inflation continue jusqu'à ce que les profits augmentent tellement par rapport au revenu national que les capitalistes peuvent maintenant financer le taux d'investissement plus élevé avec leurs profits sans autre recours à l'expansion monétaire. Essentiellement, l'équilibre est obtenu en augmentant le ratio entre les profits et le revenu national. Le facteur équilibrant n'a cependant pas besoin d’être les profits; il peut également s'agir des recettes publiques, s'il existe une structure d'impôts telle que le ratio des recettes publiques sur le revenu national augmente automatiquement à mesure que le revenu national augmente. »17 (Ibid.)

Si par contre la hausse des prix dure trop longtemps, que les agents perdent confiance dans la monnaie et paniquent, c’est là que réside « la limitation pratique la plus importante à la mesure dans laquelle la formation de capital peut être financée de cette manière [par la création de monnaie]. »18 (Ibid., p. 166) Pour autant, les États ne devraient pas se priver du recours « à des inflations utiles se tarissant d’elles-mêmes. » (Lewis 1964, cité par Lewis, 1988, p. 146). Le financement monétaire peut entraîner une augmentation du niveau des prix, mais qui n’est que temporaire et dont le coût qui lui est associé est bien inférieur aux bénéfices qui peuvent être retirés du financement. Alors, s’il faut choisir entre une inflation stable et une création de capital nulle, et une inflation transitoire associée à de la création de capital, la seconde proposition apparaît comme la plus souhaitable. Pour ce qui est de la répartition des revenus, elle va dans un premier temps être modifiée en faveur des capitalistes et au détriment des autres classes qui vont en capter une part plus faible, mais cette modification sera transitoire de la même façon que l’est l’effet sur les prix.

Le processus d’expansion économique se réalise avec le développement du secteur moderne capitaliste, qui acquiert un poids supérieur par rapport au secteur agricole traditionnel. Comme il y a création de capital nouveau au cours de ce processus d’expansion, celui-ci s’autoentretient puisqu’il génère davantage de profits, donc davantage d’investissements, qui résultent en une quantité supérieure de capital nouveau.

17 « This inflationary process does not go on forever; it comes to an end when voluntary savings increase to a level where they are equal to the inflated level of investment. Since savings are a function of profits, this means that the inflation continues until profits increase so much relatively to the national income that capitalists can now finance the higher rate of investment out of their profits without any further recourse to monetary expansion. Essentially equilibrium is secured by raising the ratio of profits to the national income. The equilibrator need not however be profits; it might equally be government receipts, if there is a structure of taxes such that the ratio of government receipts to the national income rises automatically as the national income rises. »

18 « most important practical limitation on the extent to which capital formation can be financed in this way. »

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Cette dynamique se poursuit jusqu’à ce que l'excédent de main-d'œuvre du secteur agricole traditionnel disparaisse. Cette hypothèse d’excédent de main-d’œuvre – dont la validité en tout lieu et à tout moment de l’année peut par ailleurs être mise en cause (Azoulay 2002, p. 89) – est l’élément qui permet à Lewis de se démarquer des modèles néoclassiques. Pour ceux-là en effet, il ne peut y avoir création de capital que si des ressources sont détournées de la consommation. Ici au contraire, l’excédent de main-d’œuvre « peut être utilisé pour fabriquer des biens capitaux sans utiliser aucun facteur rare »19 (Lewis 1954, p. 161). En particulier et pour ce qui nous intéresse ici, la monnaie servant au financement de l’accumulation du capital n’est pas non plus un facteur rare puisqu’elle peut être créée via le crédit bancaire. Si Lewis met en avant que « Le problème central de la théorie du développement économique est de comprendre le processus par lequel une communauté qui auparavant épargnait et investissait 4 ou 5 pour cent de son revenu national ou moins, se convertit en une économie où l'épargne volontaire tourne autour de 12 à 15 pour cent du revenu national ou plus. »20 (Ibid., p. 155), les moyens de réaliser cette hausse du taux d’épargne ne sont quant à eux pas limités par l’épargne disponible : « L'explication la plus plausible est que les gens épargnent plus parce qu'ils ont plus à épargner. »21 (Ibid., p. 156).

Pour résumer, l’expansion du crédit accélère la croissance du capital ainsi que la croissance du revenu réel. Elle résulte aussi en une redistribution du revenu national et en inflation, mais ces deux phénomènes sont temporaires. Les prix augmentent pendant que le capital est créé, mais la production ainsi augmentée les refait baisser. Lewis, bien qu’il s’intéresse à la meilleure façon de générer un flux de ressources (en l’occurrence de facteur travail depuis l’agriculture vers le reste de l’économie) dans le but de réaliser le changement structurel recherché, ne s’en tient donc pas aux seuls aspects « réels » de ce processus. Il ne néglige pas la question du financement de l’accumulation et en considère pleinement les aspects monétaires, à la différence d’un certain nombre de ses contemporains tels que ceux composant nos deux autres jalons.

19 « can be used to make capital goods without using any scarce factors. »

20 « The central problem in the theory of economic development is to understand the process by which a community which was previously saving and investing 4 or 5 per cent. of its national income or less, converts itself into an economy where voluntary saving is running at about 12 to 15 per cent. of national income or more. »

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1.1.3. Le problème du manque de capital et le cercle

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