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Une sémantique de la conjugalité contemporaine ancrée empiriquement

Chapitre 4 – Un cadre théorique triple pour penser les arrangements conjugaux

4.4 L’amour dans les relations conjugales hétérosexuelles contemporaines

4.4.1 Une sémantique de la conjugalité contemporaine ancrée empiriquement

Comme plusieurs chercheurs et chercheuses, par exemple, Luhmann (1990) ou plus récemment Bozon (2016) qui pose que l’amour est « affaire d’interprétation » (p. 9), Belleau et ses collègues (soumis32) mettent de l’avant le fait que, au-delà d’un sentiment ou d’un état psychologique,

l’amour obéit à des

règles de sens qui structurent la sémantique amoureuse [qui] présélectionnent les possibilités d’interprétation par rapport à une situation, à un geste, à un contexte, à une expression, etc. Par conséquent, ces règles définissent et stabilisent les attentes légitimes envers autrui comme envers soi-même. Fonctionnant sur une base partagée et généralisée, ces règles permettent ainsi la compréhension et la constitution de relations. […] [E]lles renvoient les unes aux autres en formant un ensemble cohérent.

La structuration de ces règles de sens forme une sémantique amoureuse qui permet aux conjoints de vivre au quotidien. Quoique variant selon le genre et les différentes cultures, ces règles de l’amour fonctionnent comme une structure interprétative (Belleau et al., soumis).

L’approche sociologique élaborée par Belleau et ses collègues à partir d’entretiens qualitatifs et d’une recension des écrits permet de mettre en lumière huit de ces « règles de sens » de la sémantique de la conjugalité contemporaine. Leur approche se veut révélatrice des dynamiques vécues au sein de relations visant la durée : si le mariage correspondait auparavant à cet idéal de l’amour qui durera toujours, il n’est plus le socle des relations conjugales comme nous l’avons vu.

31 La sémantique de Belleau et ses collègues comporte au total huit règles. Les règles du caractère involontaire de l’amour et de la fidélité ne s’appliquent pas directement à notre propos.

32 Puisque l’article décrivant la sémantique de la conjugalité contemporaine n’est pas encore publié, nous ne pouvons indiquer les pages desquelles sont extraites les citations.

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Des couples en union libre vivent aussi ce type de relation, à tout le moins au Québec. Ainsi, il n’est pas question ici de « nouvelles » configurations amoureuses, tel le polyamour, mais plutôt d’une approche permettant d’étudier les relations conjugales qui s’inscrivent dans la durée et qui, malgré de nombreuses transformations, demeurent un modèle auquel les gens aspirent encore aujourd’hui.

Après l’amour-passion (16e-17e siècle) et l’amour romantique (18e-19e siècle), cette sémantique

rend possible une compréhension des relations conjugales à l’aune du contexte actuel. La force de l’approche de Belleau et de ses collègues est de partir du récit des acteurs et des actrices plutôt que de proposer une théorie qui, si elle peut représenter un certain imaginaire amoureux, ne peut prétendre représenter les pratiques de l’amour de la majorité des couples hétérosexuels du début du 21e siècle.

4.4.1.1 Six règles de sens, deux logiques

La première règle de la sémantique privilégiée est la fiction de la durée : malgré les statistiques qui montrent le nombre élevé de ruptures, les conjoints perçoivent la relation conjugale comme étant stable et durable. Pour les autrices, « [c]ette règle de sens est l’héritage d’une longue tradition discursive qui fonde l’authenticité de l’amour dans sa capacité à durer : la stabilité du véritable amour n’est pas soumise aux changements du temps, ou des personnes ». Ce faisant, les membres du couple sont dans l’incapacité d’anticiper une rupture et, conséquemment, ne prennent généralement aucune mesure légale ou financière pour se protéger dans le cas où leur relation venait qu’à se terminer.

La deuxième règle de la sémantique que nous utilisons stipule que les conjoints doivent entretenir leur relation au quotidien, et ce, par de petits gestes constants qui leur permettent de la faire évoluer. Cet investissement continu dans la relation implique que l’amour nécessite un travail pour assurer le maintien de la relation. Si le début de la relation repose sur le hasard, c’est ce travail qui en permettra la pérennité. C’est ainsi que, notamment au Québec, les couples voient souvent le fait d’avoir un enfant comme étant un signe d’engagement plus puissant que le fait de se marier. Ce projet commun représente justement la nécessité de s’investir au quotidien pour le bien de la relation. Cet engagement constant démontré par des efforts concrets de la part des

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deux conjoints peut toutefois cacher le fait que l’injonction au « travail sur la relation » pèse plus lourd sur les femmes dans le couple. Belleau et ses collègues citent à ce propos les travaux de Jonas (2007) qui « montrent le déséquilibre genré sur lequel est axé le discours du « travail relationnel » : la littérature de conseils incite surtout les femmes à se faire “gestionnaires” du couple ».

L’investissement continu est favorisé entre autres par la communication, autre règle de la sémantique de la conjugalité contemporaine. Cette norme contemporaine du dialogue signifie entre autres que c’est « en s’exprimant, que les conjoints démontrent leur investissement constant dans la relation » (Belleau et al., soumis). La communication permet d’éviter des conflits dans le couple ou de régler les conflits lorsqu’ils surviennent. Elle serait aussi une raison pour les conjoints de ne pas utiliser le droit, pour la rédaction d’un contrat par exemple, puisque cela serait contraire à l’idée que la communication entre les conjoints permet de régler les différends, peu importe leur nature.

« En amour, on ne compte pas » est une maxime célèbre qui illustre la quatrième règle de sens de la sémantique de la conjugalité mise de l’avant. En ce sens, les intérêts du conjoint ou de la conjointe ainsi que ceux du couple passent avant ses intérêts personnels. Les conjoints et les conjointes doivent donc faire preuve d’altruisme et de désintérêt et donner sans compter au sein de leur relation conjugale. De cette façon, les demandes d’un des membres du couple peuvent apparaitre comme égoïstes et ainsi enfreindre la règle du désintérêt. Dans ce contexte, les arrangements conjugaux sont rarement discutés, entre autres par rapport aux questions d’argent, afin de préserver cette idée que l’autre passe avant soi.

La réciprocité différée est une autre règle de sens. Elle fait référence au fait que les conjoints croient que ce qu’ils donnent aujourd’hui leur sera rendu un jour. Kellerhals et ses collègues (2004) soutiennent que la réciprocité différée est un moyen pour les conjoints de réconcilier la norme du mérite (relevant du calcul) et celle du don (aimer sans compter). La réciprocité différée s’appuie sur la fiction de la durée afin que les membres du couple puissent croire qu’ils recevront éventuellement en retour ce qu’ils ont donné antérieurement. Cette règle renvoie donc « tant à la notion d’échange qu’à l’inscription de la relation affective dans le temps » (Belleau et al.,

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soumis). Ce que les hommes et les femmes échangent dans les couples n’est toutefois pas toujours de même nature : les hommes investiraient toujours davantage sous forme d’argent, contrairement aux femmes qui continueraient à offrir davantage de temps (ou de travail non rémunéré). Considérant les structures sociales actuelles, cette réciprocité dans le temps peut avoir des répercussions négatives sur les femmes, particulièrement si une rupture survient. La confiance mutuelle est finalement au fondement de l’amour dans les relations conjugales contemporaines en ce qu’elle permet de s’engager au quotidien envers l’autre. La confiance se bâtit au fil du temps et, partagée entre les conjoints, elle rend difficile, comme d’autres règles de la sémantique amoureuse, l’initiative de parler d’un contrat de vie commune ou d’autres arrangements : l’autre membre du couple pourrait interpréter cette demande comme un manque de confiance envers la relation et envers sa propre personne. Au moment où l’institution religieuse et juridique du mariage ne fonde plus les relations conjugales, il ne reste plus que cette confiance mutuelle pour stabiliser la relation dans la durée. Par conséquent, si la confiance est ébranlée, la relation est de facto fragilisée. Signifier à l’autre le désir de se marier, la volonté de signer un contrat de vie commune ou remettre en question des arrangements financiers, surtout au début de la relation, peut être interprété comme un manque de confiance en la relation, un signe que l’on croit que la relation ne durera pas. Belleau et ses collègues précisent que « [p]arfois dix ans de vie commune sont nécessaires pour contrevenir à la règle de l’altruisme et discuter des intérêts personnels de chacun : l’injonction à la confiance renforce alors celle du don désintéressé et de l’absence de calcul en amour. »

Ces six règles de sens présentées brièvement ici permettent d’éclairer la complexité de la conjugalité contemporaine en montrant de quelles façons des logiques contradictoires sont à l’œuvre dans cette sémantique. De fait, comme le montrent Belleau et ses collègues, certaines règles de sens renvoient à une « idéalisation mythique » autour de la fusion du couple pendant que d’autres se conjuguent plutôt avec des « images du travail, de la communication thérapeutique, de la prise en charge entrepreneuriale de la relation. » Quoique très différentes, ces deux logiques n’en sont pas moins parties prenantes des relations de couple et servent « à reléguer dans un angle mort les “faits sociaux” du taux de divorce et de rupture, de la monogamie

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en série, des inégalités de genre dans la division du travail et dans les conséquences des ruptures, etc. ».

La sémantique développée par Belleau et ses collègues se veut en quelque sorte une réponse à une double confusion dans la littérature scientifique. Premièrement, comme nous l’avons vu précédemment, certains auteurs qui ont travaillé sur l’intimité conjugale font fi du fait que l’imaginaire amoureux contemporain demeure à plusieurs égards lié à un idéal romantique d’indissolubilité de l’union (contrairement à la « relation pure » de Giddens). Deuxièmement, d’autres auteurs, en basant leur compréhension des couples sur ces théories, évacuent du même coup la question de l’amour de leurs travaux :

Les conjoints sont dépeints comme des individus autonomes, indépendants, libres de leurs choix, négociant entre eux des ententes sur la base d’une rationalité presque marchande. L’interdépendance affective semble peu prise en compte malgré l’influence importante qu’elle a sur les pratiques concrètes. (Belleau et al. soumis)

L’approche de Belleau et ses collègues permet de voir à la fois la séparation entre la logique marchande et celle de l’amour, mais aussi les liens entre les deux : « L’argent est au service de la relation amoureuse (par les cadeaux, le soutien économique, etc.) et inversement, les règles de sens de l’amour permettent de taire les inégalités et les rapports de pouvoir au sein des couples. » Elles concluent effectivement en faisant le lien avec la pensée de Zelizer : la sémantique amoureuse contemporaine qu’elles ont développée permet de prendre en compte diverses logiques (romantique, marchande) qui « guident les conduites au sein de la vie quotidienne autant dans ses aspects affectifs que dans ses aspects matériels. » Cette sémantique de la conjugalité contemporaine, basée sur plusieurs règles de sens, nous apparait comme essentielle à la compréhension des arrangements des personnes en couples que nous avons rencontrées. Elle devient, dans notre projet, un complément théorique à la division sexuelle du travail et à la signification sociale de l’argent. Finalement, ces trois éléments mis ensemble peuvent mettre en lumière la complexité des arrangements conjugaux.

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