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Chapitre 2 – Modèles familiaux, parentalité et articulation famille-travail

2.1 Des transformations au sein des familles

2.1.2 Maternité, paternité, parentalité : des réalités en transformation

2.1.2.1 Les nouvelles normes de la paternité

La paternité serait un élément clé des transformations familiales actuelles : dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique du Nord, la présence des pères et leur implication dans les familles révèleraient ces transformations (Goldscheider et al. 2014). Deux « mouvements » sont abordés dans l’article de Ben Salah et ses collègues (2017) : en même temps que les femmes ont accédé au marché du travail, les hommes ont investi la sphère intime, « ce qui se manifeste, entre autres, par une implication plus grande dans les tâches domestiques, par le partage des congés parentaux et par l’engagement accentué des pères dans les soins aux enfants » (p. 1). Ce nouveau modèle de père aurait succédé dans les années 1980 à celui qui, à partir de la révolution industrielle, était caractérisé par son rôle de pourvoyeur économique. Un certain changement serait déjà apparu à partir des années 1960. C’est à cette période selon Quéniart qu’« il ne suffit plus d’être un bon travailleur pour être un “bon père de famille” : il faut aussi être un modèle

15 « Le revenu du marché est la somme des revenus suivants : les revenus de travail (qui comprennent les salaires et traitements avant déductions ainsi que les revenus du travail autonome), les revenus de placements, les pensions de retraite privées (incluant les rentes d'un REER), les pensions alimentaires reçues et les autres revenus de sources privées. » (ISQ, 2018d)

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pour son fils. L’accent va alors être mis sur l’importance des pères dans le développement psychoaffectif des enfants » (2003, p. 60-61). On peut voir dans l’image du « père-cheval » que décrit de Singly (2002) un modèle de ce père plus affectueux et présent : « L’image de l’enfant à cheval sur son père montre un homme présent, près de son enfant, dont l’attention est entièrement concentrée sur la situation […]. Cette image du nouveau père, disponible et proche, s’oppose, implicitement, à celle du père traditionnel, absent et hautain » (2002, p. 158). Cet homme représente désormais pour de Singly le « bon père » qui, sans repousser toutes les caractéristiques associées à la masculinité traditionnelle, montre tout de même une paternité différente, plus près des émotions et de l’importance accordée à la présence auprès de l’enfant. Côté (2009) rapporte également que la paternité serait aussi plus valorisée qu’autrefois, notamment par les hommes eux-mêmes.

La littérature rend bien compte de cette transformation de la paternité, mais dans la continuité de ce qu’elle est depuis longtemps. Certains auteurs parlent de « déclinaisons du modèle de masculinité hégémonique » (Ben Salah et al., 2017), d’autres de « rapport à la paternité en changement » (Genest Dufault et Castelain Meunier, 2017) pour qualifier cette réalité. Quéniart (2002) a développé trois idéaux types de paternité à partir d’études qualitatives et quantitatives réalisées dans les années 1990 auprès de pères québécois. Même si ces modèles ont été développés il y a plusieurs années déjà, ils demeurent toujours les seuls disponibles au Québec et renseignent sur cette pluralité de modèles de pères qui coexistent aujourd’hui16. Le premier

type de père, communément appelé « traditionnel » ou familialiste, se rapproche beaucoup du modèle pourvoyeur-ménagère dans la division des tâches avec une naturalisation des rôles pour lesquels les deux membres du couple sont généralement satisfaits. Quéniart (2002) indique que ce modèle type se retrouve dans tous les milieux socioéconomiques, mais davantage chez les pères « les moins scolarisés […] et chez ceux dont l’emploi laisse peu de possibilité d’initiative » (p. 507). Bien que les pères de ce modèle mettent l’accent sur leur rôle de travailleur, ils n’adhèrent plus au rôle d’autorité. On peut aussi observer « la pénétration de valeurs liées à la

16 Au Québec, si l’on exclut les études issues de la psychologie ou s’attardant sur l’intervention auprès des pères,

une littérature bien mince traite directement de la paternité dans une perspective sociologique, constat que faisait déjà Quéniart (2002) il y a une quinzaine d’années.

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psychologisation de la société contemporaine, comme l’importance de la présence du père pour l’enfant, la nécessité pour les hommes de montrer à leurs enfants qu’ils les aiment, etc. » (p. 509). Le second modèle de la typologie de Quéniart précise ce qu’est un « nouveau père ». Ce type de paternité renvoie à un rejet de la hiérarchie entre parents (être une mère ou être un père serait la même chose) et à l’accent mis sur la relation avec l’enfant. Ce second modèle, beaucoup plus fréquent que le premier, serait aussi présent dans tous les milieux, mais cette fois-ci,

cette forme de paternité se retrouve en grande partie chez des pères ayant un profil très particulier : ce sont des hommes très scolarisés, vivant avec des conjointes qui ont toujours été sur le marché du travail, avant comme après la naissance des enfants, c’est-à-dire faisant partie des familles à double revenu, et qui ont des emplois valorisant ou bien permettant beaucoup de marge de manœuvre, d’initiative. (Quéniart, 2002, p. 511)

Le troisième et dernier modèle serait un entre-deux : ni tout à fait traditionnels, ni tout à fait nouveaux, ces pères seraient tiraillés entre leur travail rémunéré et la valorisation envers l’engagement paternel qu’ils n’arrivent pas toujours à mettre en pratique. Ces pères participeraient au travail à la maison, mais davantage comme des exécutants en ne prenant que rarement des initiatives. Quéniart (2002) indique qu’encore une fois, ce type de pères peut être observé dans tous les milieux, mais particulièrement dans deux situations plus spécifiques :

certains sont très scolarisés, ils occupent des emplois très valorisés socialement et qui demandent beaucoup d’investissement, et leurs conjointes ne sont pas obligées de travailler. On retrouve aussi, à l’inverse, des hommes qui ont de la difficulté à intégrer le marché du travail ou à le réintégrer, après une période de chômage par exemple. (p. 514)

Même si elle reconnait la coexistence de différents types de paternité, comme de maternité d’ailleurs, Quéniart (2002; 2003) montre que c’est le deuxième modèle de père, celui « post- moderne » qui est davantage embrassé par les pères qu’elle a rencontrés, les jeunes comme les autres. Ces hommes mettent de l’avant une vision de la paternité « caractérisée essentiellement par une relation de proximité, un lien personnel avec l’enfant, non médiatisée par la conjointe » (Quéniart, 2003, p. 68). Elle observe donc un affaiblissement du rôle central de pourvoyeur pour

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les pères qu’elle a rencontrés. Ces derniers ont une vision du rôle de pourvoyeur de la famille comme étant une responsabilité à partager avec la mère et, voulant passer du temps auprès de leurs enfants, ils préfèreraient ne pas « trop » travailler. Côté (2009) explique que la moins grande importance du rôle de pourvoyeur dans l’identité des pères coïncide avec le moment où le seul revenu masculin n’a plus été suffisant pour subvenir aux besoins des familles17. Christiansen et

Palkovitz (2001) rappellent aussi l’importance d’analyser la fonction de pourvoyeur financier des pères comme une façon d’être impliqués au sein de leur famille et non pas comme une forme de désengagement (notamment basée sur l’absence physique des pères durant les heures, souvent longues, consacrées au travail rémunéré). Au contraire d’une perception négative de ce rôle, ce dernier peut être cohérent avec la volonté d’offrir le meilleur à ses enfants. Quéniart (2002) va dans le même sens que ces auteurs américains et invite les chercheurs à ne pas évaluer l’investissement paternel uniquement en ce qui concerne le temps passé auprès des enfants et ainsi conclure que les pères ne développent pas de liens affectifs avec leurs enfants ou sont moins impliqués auprès d’eux.

L’identité statutaire des pères par le rôle de pourvoyeur est toutefois un aspect souvent abordé dans les études sur la paternité. Malgré un changement dans le discours, ce rôle demeurerait central pour plusieurs pères (Allard-Binet, 2002; Boyer et Céroux, 2010; Chatot, 2017a; Christiansen et Palkovitz, 2001; Devault et Gratton, 2003; Devault et al., 2008; Kettani et Euillet, 2012; Laflamme, 2007; Ouellet et al., 2006; Williams, 2008; Zaouche-Gaudron et al., 2007). Cette centralité serait entre autres visible chez les pères qui ne peuvent répondre à cette norme du pourvoyeur : sans emploi, et donc sans revenus, ils ont de la difficulté à remplir cette partie de leur rôle paternel et en souffriraient. Allard et Binet (2001), avec une recherche qualitative menée au Québec, ont comme objectif de voir comment les pères en situation de pauvreté et sans emploi vivent « leur paternité au quotidien » (p. 78). Ces autrices montrent que les pères participants tentent de « s’approprier le rôle de pourvoyeur », même s’ils n’occupent pas d’emploi, soit par une gestion du budget, en établissant une priorité des dépenses ou en se

17 Comme le fait Côté (2009) et d’autres, il est important de rappeler que ce ne sont pas toutes les familles qui ont pu se conformer au modèle pourvoyeur-ménagère, notamment les familles à faibles revenus. Cependant, « [m]ême si elle demeurait inaccessible aux foyers les moins fortunés, cette division du travail avait un sens pour plusieurs hommes ainsi que pour leurs conjointes. » (p. 69)

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privant personnellement. Elles indiquent aussi que les pères se sentent responsables du bien-être matériel de leur famille et agissent en conséquence.

Que les pères en contexte de pauvreté ou de précarité mettent de l’avant leur rôle de pourvoyeur économique ne les empêche pas d’adhérer à la norme du père affectueux et près de ses enfants observée dans des milieux plus favorisés. Ces pères seraient aussi engagés auprès de leurs enfants que d’autres, contrairement à des idées préconçues (Allard et Binet, 2001; Laflamme, 2007; Ouellet et al., 2006). Ils sont parfois même plus présents à la maison que d’autres pères, notamment quand ils sont sans emploi ou ont des horaires de travail à temps partiel ou décalés (Kettani et Euillet, 2012).

Selon la littérature, les normes de ce qu’est « un bon père » se sont transformées dans les dernières années. Toutefois, fondamentalement, le rôle du père demeure, dans l’imaginaire et dans les pratiques, très souvent différent de celui de la mère. Cette dernière est encore la première dispensatrice des soins aux enfants (particulièrement durant la petite enfance) et le père est plus souvent vu comme le pourvoyeur de revenus de la famille. Boyer et Céroux (2010) résument cette idée ainsi :

L’impératif d’égalité se heurte à de nombreux obstacles pour que soit reconnue une nouvelle façon de se comporter comme père et mère. En particulier, une redéfinition sociale de la paternité, qui confère à la position paternelle une nouvelle légitimité et lui octroie une place reconnue, n’a pas vraiment abouti. Sont en cause notamment les représentations collectives sur les rôles familiaux et la répartition des activités dans le couple et la famille, ainsi que les fondements théoriques sur lesquels s’appuient les positions parentales et les rapports sociaux de sexe. (p. 47-48)

C’est dans ce contexte à la fois mouvant et stable que de nouvelles normes éducatives ont aussi vu le jour.