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La deuxième modernité et l’intimité amoureuse en sociologie

Chapitre 4 – Un cadre théorique triple pour penser les arrangements conjugaux

4.1 La deuxième modernité et l’intimité amoureuse en sociologie

Depuis les années 1990, les théoriciens de la deuxième modernité ont proposé une lecture des relations conjugales contemporaines et du contexte dans lequel elles se vivent. Dans son œuvre élaborée depuis quelques décennies, Bauman (2007) présente une nouvelle société où tout est plus mouvant, moins solide. Ainsi, entre autres choses, les institutions autrefois en place se sont « liquéfiées ». Dans ce contexte, hommes et femmes doivent créer leur propre identité, leurs propres normes et donc faire des choix qu’ils n’avaient pas à faire auparavant. Beck (1998) explique que tous et toutes deviennent, dans cette société sans repères fixes, responsables de

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leur trajectoire personnelle et qu’ils doivent vivre avec les conséquences de leurs choix. L’auteur précise cette idée en parlant du mariage :

Comme tout est désormais transformé en décisions, qui deviennent risquées, même le mariage traditionnel doit être choisi et considéré, avec toutes ses contradictions, comme un risque personnel. […] Mais il faut souligner ici une différence : tandis que les modèles traditionnels contraignent à l’appartenance collective, les exigences d’aujourd’hui conduisent à bâtir et à conduire sa propre vie, sous la menace de handicaps économiques. […] Le couple et la famille deviennent un assemblage de biographies discordantes, pour la jonction desquelles n’existe plus de recette préétablie. (1998, p. 21)

Beck considère ce « processus d’individualisation […] comme le produit de la réflexivité » qui a lieu dans cette nouvelle modernité (2003, p. 337). Cette réflexivité ne peut avoir lieu que si les individus sont des êtres autonomes et libres. Avec cette idée vient celle voulant que tous et toutes soient égaux. Comme le disent Fraser et Gordon, avec « l’abolition formelle de l’essentiel de la dépendance juridique et politique, qui était endémique dans la société industrielle » (2012, p. 136), la norme d’égalité se serait davantage établie dans notre modernité.

Dans cette veine, Giddens parle quant à lui du concept de la « relation pure » qui

[…] désigne une situation dans laquelle une relation sociale est entamée pour elle- même, ou plus précisément pour ce qu’un individu peut espérer tirer de son association durable avec un autre, cette alliance ne se perpétuant que dans la mesure où les deux partenaires jugent qu’elle donne suffisamment satisfaction à chacun pour que le désir de la poursuivre soit mutuel. Tandis que jadis, pour la majorité de la population sexuellement “normale”, l’amour se trouvait lié à la sexualité par l’intermédiaire du mariage, de nos jours, c’est de plus en plus la relation pure qui tend à rattacher l’une à l’autre ces deux entités. (2004, p. 76)

Ce type de relation « de stricte égalité sexuelle et émotionnelle » (Giddens, 2004 p. 10) semble découler directement de la vision d’une société consumériste individualisée où les personnes sont autonomes, égales et libres de faire les choix qu’elles désirent. De Singly (2002; 2003) rapporte que l’intimité des couples se transforme au moment où les individus mettent en avant une vie personnelle indépendante de celle de leur conjoint.

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Bauman (1992) explique aussi que les relations conjugales sont de plus caractérisées par le rejet de toute forme de dépendance. En l’absence de contraintes, être autonome est le but à atteindre pour une personne adulte et épanouie. De façon simultanée, la dépendance est devenue une tare et l’indépendance et l’autonomie individuelle ont pris leur envol : « “Dependence” has become a dirty word: it refers to something which decent people should be ashamed of. » (Bauman, 2000, p. 5) Bauman (2010) ajoute que l’engagement à long terme est vu comme un « risque » de dépendance, ce qui est contraire à l’idéal contemporain d’indépendance.

Au cœur des réflexions sur les relations hétérosexuelles contemporaines, ce portrait a essuyé de nombreuses critiques. La prochaine section rend compte des principaux arguments développés, surtout par des études empiriques sur les relations conjugales, face aux théories de la deuxième modernité.

4.1.1 Maintien des inégalités et non-négociation

L’évacuation de la construction sociale des sexes est une des critiques qui revient fréquemment chez plusieurs auteurs et autrices d’études empiriques : ces normes, toujours fortes, détermineraient en grande partie les arrangements conjugaux puisqu’elles sont de puissantes influences sur les comportements des hommes et des femmes. Ces critiques ressortent particulièrement en ce qui a trait à la négociation qui aurait cours entre conjoints égaux et autonomes pour arriver à des arrangements satisfaisants pour les deux membres du couple. Par exemple, les sociologues suédois Nyman et Evertsson (2005) affirment qu’« après plusieurs décennies d’usage, le mot négociation en est venu à servir de métaphore pour exprimer l’ouverture d’esprit, l’affranchissement des règles et normes traditionnelles et une réflexivité accrue, tous perçus comme des caractéristiques des relations modernes […] » (p. 25). Ces auteurs considèrent que le concept de négociation est inadéquat pour parler des couples puisqu’il camoufle, avec son idée d’entente commune, les inégalités de genre qui persistent, en plus d’être souvent mal défini. Nyman et Evertsson privilégient l’utilisation du concept de routinisation de la vie quotidienne qui implique que les gens n’ont pas à réfléchir continuellement à leurs gestes et comportements. La vie conjugale serait donc un « enchaînement de non-décisions » (Nyman et Evertsson, 2005, p. 26). Cette suite se produirait à l’intérieur de normes de genre puisque les

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partenaires « pratiquent leur genre » (au sens où l’entendent West et Zimmerman26 (1987)) et

aussi leur couple. Ces pratiques de genre et de couple sont intimement liées puisque « pratiquer son couple » spécifie les attentes genrées qui sont ancrées dans une vision traditionnelle de la division sexuelle du travail dans les couples.

Jamieson (1999; Jamieson et Wajcman, 2010) abonde dans ce sens. Elle remet en question la relation pure de Giddens en y voyant un certain aveuglement aux inégalités structurelles qui persistent entre les hommes et les femmes et aux réelles dynamiques conjugales contemporaines. Elle note que plusieurs recherches continuent à affirmer que les hommes ont toujours plus de pouvoir que les femmes au sein des couples et que les perceptions mêmes des femmes et des hommes masquent ces inégalités : « Couples’ carefully constructed sense of each other as good, mutually caring partners, despite unequal sacrifice for their common good, diverges considerably from the “pure relationship”. » (Jamieson, 1999, p. 484) Les rapports sociaux de sexe ne seraient pas remis en question dans les couples et seraient même naturalisés. D’autres critiquent aussi cette vision « naturalisée » des couples négociant en toute égalité. Brannen et Nilsen (2005) critiquent directement les tenants de la deuxième modernité pour leur rejet de la « structure » dans leur théorisation des sociétés contemporaines, puisque la dynamique « agentivité-structure » continue bel et bien de forger les relations sociales. La structure étant évacuée, ne reste plus que l’individu sur qui repose effectivement le poids de choix à faire, de façon autonome, bien que l’interdépendance entre les individus soit le cœur même de la vie en société. Bastard (2013) s’oppose quant à lui à l’image contractualisée des relations conjugales comme le laissent entendre certains sociologues comme Beck et Beck- Gernsheim (1995) avec le concept de « famille négociée » ou Giddens (2004) avec le concept de « relation pure » : « Même quand la liberté des acteurs est bien présente, […] n’est-on pas souvent confronté, dans la pratique, à une restriction des choix des individus, volontaire ou imposée par

26 West et Zimmerman ont élaboré le concept de « doing gender » dans les années 1980. Pour eux, tant les hommes que les femmes, dans leurs interactions avec autrui, endossent des rôles qui sont socialement associés à leur sexe biologique. Ils définissent le genre comme étant « a routine, methodical, and recurring accomplishment » et ajoutent que « doing gender involves a complex of socially guided perceptual, interactional, and micropolitical activities that cast particular pursuits as expressions of masculine and feminine “natures”. » (1987, p. 126)

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des contraintes peu visibles économiques ou sociales? » (Bastard, 2013, p. 110). Björnberg (2004) fait de même en constatant que les ententes conclues entre les partenaires sont bien souvent très éloignées de la vision idéalisée de justice et d’égalité. Nyman et Evertsson (2005) mettent donc en garde les chercheurs et les chercheuses de ne voir que l’individualisation des membres des couples contemporains au détriment de la dépendance économique. Cette façon de faire aurait comme conséquence de voir les arrangements conjugaux uniquement comme le résultat de choix personnels alors que les structures genrées et les contraintes socioéconomiques continuent d’influencer les comportements des femmes et des hommes.

Ces critiques montrent que les conjoints ne vivent pas en vase clos, libres et égaux. Ils évoluent plutôt au sein de contraintes qui ont une influence sur les arrangements conjugaux mis en place et la façon dont ils le sont. Ainsi, si certaines idées portées par la deuxième modernité peuvent rendre compte de normes en partie changeantes, notamment des types de relations différentes, elles ne peuvent pas décrire les arrangements de la majorité des couples hétérosexuels (Green et

al., 2016; Piazzesi et al., 2018). L’utilisation du terme « arrangements conjugaux » s’inscrit dans

le cadre de cette critique : les pratiques et significations des conjoints et conjointes ne sont pas le fruit de négociations entre individus indépendants, libres et égaux. Pour étudier les arrangements conjugaux de travail et d’argent, nous privilégions donc un cadre triple : la division sexuelle du travail, la signification sociale de l’argent et la sémantique de l’amour conjugal. Les sections suivantes présentent les trois approches séparément avant de montrer les liens qui les unissent et la force analytique de les utiliser conjointement.