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Des caractéristiques influençant les modes de gestion dans les couples

Chapitre 3 – L’argent au sein des couples : entre gestion de l’argent et gestion du quotidien

3.2 Des caractéristiques influençant les modes de gestion dans les couples

Plusieurs chercheurs (notamment Lauer et Yodanis, 2011) ont voulu savoir si les couples s’étaient « individualisés » dans les dernières décennies, entre autres en observant si les conjointes et les conjoints gardent leur argent séparément. Par conséquent, un large pan de la littérature sociologique sur la gestion de l’argent au sein des couples porte sur certains facteurs pouvant influencer le mode de gestion privilégié. Il s’agit très souvent d’études quantitatives, n’utilisant pas toutes les mêmes typologies ni la même façon de déterminer les modes de gestion. Ainsi, certaines études s’appuient sur une typologie déterminée à partir des comptes bancaires, ce qui n’est pas, comme nous l’avons vu, une méthode fiable. Malgré tout, compte tenu de l’importance du corpus présentant les tendances à mettre davantage ses revenus en commun ou, au contraire, à garder ses avoirs séparément dans les couples, il demeure pertinent de rendre compte de ces études ici. Les sections qui suivent présentent donc brièvement les résultats disponibles selon différentes caractéristiques : le statut matrimonial, la durée de l’union, le rang de l’union, la présence d’enfants, les écarts de revenus entre conjoints, ainsi que le niveau de revenu du couple, le statut d’emploi et le niveau de scolarité. Nous terminons ce chapitre en présentant une synthèse des connaissances sur les arrangements financiers des couples à revenus modestes.

3.2.1 Le statut matrimonial

La différence entre les modes de gestion des couples mariés et des couples en union libre est une de celles largement étudiées, et ce, dans plusieurs pays (Nouvelle-Zélande, Canada, Danemark, Espagne, Suède, États-Unis, Australie, Norvège, Angleterre et France) et avec diverses méthodologies (qualitatives et quantitatives). La plupart des études rapportent que les couples mariés ont plus tendance à mettre leurs revenus en commun et, au contraire, que les couples en union libre gèrent davantage leur argent séparément (Elizabeth, 2001; Hamplová et al., 2014; Hamplová et Le Bourdais, 2009; Heimdal et Houseknecht, 2003; Hiekel et al., 2014; Kenney, 2004, 2006; Lauer et Yodanis, 2011; Lyngstad et al., 2011; Pahl, 1995; Ponthieux, 2012; Raijas, 2011;

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Singh et Lindsay, 1996; Vogler et al., 2006)24. Comme le présentent Belleau et ses collègues

(2017a), trois explications sont avancées pour comprendre cette tendance. Premièrement, l’union libre serait « intrinsèquement » différente du mariage (Brines et Joyner, 1999) en ce qu’elle impliquerait « des normes et des attentes plus floues et un moindre engagement des partenaires » (p. 50). La deuxième explication renvoie plutôt à l’influence du cadre juridique : alors que les unions libres ne seraient pas soumises aux mêmes règles de droit que les mariages dans plusieurs pays, les couples en union de fait préfèreraient garder leurs avoirs séparément (Baatrup et Waaldijk, 2005; Perelli-Harris et Gassen, 2012). Toutefois, puisque de nombreuses personnes ne connaissent pas les lois qui les régissent (ou non), cette hypothèse a été critiquée (Belleau, 2015). Enfin, le fait que les conjoints en union libre et ceux mariés choisissent des modes de gestion différents s’expliquerait par un processus de sélection : les personnes avec les mêmes caractéristiques choisiraient simultanément le mariage et la gestion commune ou l’union libre et la gestion séparée. Belleau et ses collègues (2017a) expliquent que, suivant Bonke (2015), « certaines variables telles que la durée de l’union, la présence d’enfant et l’âge sont trop corrélées au mariage pour permettre de véritablement cerner l’influence spécifique de l’état matrimonial sur la gestion commune » (p. 51). De plus, avec son enquête quantitative menée en 2015 au Québec, Belleau montre qu’il est important de prendre en compte les années de vie commune avant le mariage puisque dans certains endroits, comme au Québec, les gens se marient de plus en plus tard (Belleau et al., 2017a). Ce qui nous mène au facteur suivant.

3.2.2 La durée de l’union

La durée de la relation conjugale est un facteur déterminant le mode de gestion privilégié par les conjoints. Plusieurs recherches montrent que plus le nombre d’années de vie commune augmente, plus les personnes ont tendance à mettre leur argent en commun (Belleau et al., 2017a; Hamplová et al., 2014; Hiekel et al., 2014; Lyngstad et al., 2011; Raijas, 2011). Les couples se feraient davantage confiance avec le temps et partageraient de plus en plus de projets, comme une maison ou des enfants, plus leur vie commune s’allonge (Heimdal et Houseknecht, 2003).

24 L’étude qualitative menée par Belleau (2008) indique toutefois qu’il n’y a aucune différence dans les modes de gestion entre les personnes mariées ou en union libre.

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3.2.3 Le rang de l’union

La gestion de l’argent dans les familles recomposées (où il y a présence d’enfants qui ne sont pas communs aux deux conjoints) ou dans les couples qui n’en sont pas à leur première relation conjugale (qu’ils aient eu ou non des enfants) n’est que rarement abordée directement dans la littérature sur les modes de gestion dans le couple. Une des hypothèses souvent testées lorsqu’il est question de ces couples est celle voulant qu’ils gèrent davantage séparément leur argent que les couples vivant une première union. Toutefois, les résultats des études sont divergents. D’un côté, certaines études ont obtenu des résultats allant dans le sens de cette hypothèse. C’est le cas de l’étude qualitative de Burgoyne et Morison (1997) menée en Angleterre, ainsi que de deux études plus récentes. Premièrement, les analyses statistiques de Raijas (2011) donnent un résultat significatif en ce qui a trait aux différences de mode de gestion entre les familles recomposées (au moins un enfant né d’une précédente union dans le couple actuel) et les familles nucléaires (ou intactes) en Finlande. Ainsi, les conjoints dans un ménage recomposé ont plus tendance à gérer leur argent indépendamment l’un de l’autre. Deuxièmement, l’étude mixte de Singh et Morley (2010) conduite en Australie confirme aussi que les couples recomposés gèrent plus souvent séparément leur argent. Les conjoints vivant en ménage recomposé de leur étude ont davantage de comptes séparés. Au-delà des types de comptes pour déterminer la façon dont les gens gèrent l’argent dans leur couple, la partie qualitative de la recherche a permis aux auteurs d’observer le fait que les comptes séparés permettent aux deux conjoints de mieux naviguer dans les complexités de leur situation familiale.

D’un autre côté, des études ont mis en lumière des résultats qui divergent de l’hypothèse principale. Fishman (1983), avec son étude qualitative américaine auprès de 16 couples recomposés réalisée au début des années 1980, arrive à la conclusion que la moitié des couples fait une mise en commun et que l’autre moitié fait une gestion séparée. Le résultat est le même pour l’étude de Fleming (1997) conduite en Nouvelle-Zélande : la moitié des 12 couples rencontrés avaient une gestion commune et l’autre moitié une gestion séparée. Deux autres études, celle de Coleman et Ganong (1989) et celle de Lown et Dolan (1994) rendent plutôt compte d’une plus grande mise en commun des revenus dans les ménages recomposés qu’ils ont interrogés. Enfin, van Eeden-Moorefield et ses collègues (2007) ont des résultats différents. En

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utilisant une typologie à trois catégories (gestion commune, gestion indépendante et gestion combinée), ils arrivent à la conclusion qu’environ la moitié des femmes de l’étude utilisent dans leur second mariage une gestion combinée, alors qu’environ un tiers utilise une gestion commune et les autres (une sur dix), une gestion séparée. En somme, les études recensées, peu nombreuses et utilisant des typologies parfois limitées, ne confirment pas toutes l’hypothèse de la gestion indépendante dans les ménages recomposés.

3.2.4 La présence d’enfants (en commun ou non)

La question des enfants, communs aux deux membres du couple ou non, est aussi abordée dans la littérature. Plusieurs auteurs rapportent une plus grande mise en commun des revenus lorsqu’il y a présence d’enfants dans le ménage, encore une fois à partir d’enquêtes tant qualitatives que quantitatives et réalisées dans différents pays (Elisabeth, 2001; Lauer et Yodanis, 2011; Lyngstad

et al., 2011; Ponthieux, 2012; Singh et Morley, 2010). Pahl (2005) rapporte quant à elle davantage

de gestion séparée lorsque le couple n’a pas d’enfant. La collectivisation des ressources financières est aussi observée lorsqu’il y a présence d’enfants en commun aux deux conjoints dans le couple, peu importe qu’il y ait ou non des enfants d’une union précédente (Belleau et al., 2017a; Hiekel et al., 2014; Kenney, 2004; Lyngstad et al., 2011). Hamplová et al. (2014) rapportent aussi plus de mise en commun dans les couples en union libre ayant des enfants en commun. La présence d’enfants communs impliquerait une responsabilité partagée par les deux membres du couple et conséquemment favoriserait une gestion plus solidaire des ressources financières (Hiekel et al., 2014).

3.2.5 Les écarts de revenus entre conjoints

Quelques études seulement nous renseignent au sujet de l’effet des écarts de revenus entre conjoints sur le fait de collectiviser ou non ses revenus. De plus, les résultats sont difficilement comparables, puisque ces enquêtes n’étudient pas toutes exactement la même chose. Selon la recherche menée par Kenney (2004) aux États-Unis, les couples où le père gagne plus que la mère ont davantage tendance à faire pot commun ou à affirmer que le père paie plus pour la maison et l’enfant. Toujours selon Kenney (2004), les couples qui font un partage 50-50 sont plus souvent ceux où les revenus sont équivalents. Au contraire, Fleming (1997) indique, à partir d’une enquête

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qualitative réalisée en Nouvelle-Zélande, que les couples ayant des revenus similaires ont plus tendance à faire pot commun. Pour leur part, Bonke et Browning (2009), économistes étudiant le Danemark, affirment que le mode de gestion n’est pas corrélé avec la part des revenus du ménage gagnés par la femme. Vogler et ses collègues (2006) rapportent quant à eux que lorsque les deux conjoints sont en emploi et qu’il y a écart de revenus entre eux, une gestion complètement séparée ou une mise en commun partielle est davantage privilégiée. Selon Hamplová et le Bourdais (2009), le fait que la conjointe gagne des revenus de beaucoup supérieurs à ceux de son conjoint augmente significativement la probabilité que le couple garde ses revenus séparément dans plusieurs pays, sauf au Danemark. L’enquête quantitative menée au Québec par Belleau et ses collègues (2017b) révèle que, de façon générale, plus les écarts de revenus sont grands entre les conjoints, plus ils mettront leurs revenus en commun. Elles remarquent quelques variations selon le sexe, dans la mesure où quand c’est la femme qui gagne plus que son conjoint, la mise en commun est encore plus fréquente que lorsque c’est l’homme qui a des revenus plus élevés. Des différences sont aussi observées selon le statut matrimonial. Lorsqu’il y a un écart de revenus entre les conjoints, seulement 11 % des couples mariés ne remplissent pas l’obligation légale de contribuer « aux frais du ménage proportionnellement à leurs facultés respectives », tandis que c’est le cas de 17 % des couples en union libre (Belleau et al., 2017b, p. 34-35). Malgré l’écart observé dans cette enquête, les résultats indiquent que la très grande majorité des conjoints, qu’ils soient unis légalement ou non, tentent d’atténuer l’écart de revenus dans leur couple.

3.2.6 Le niveau de revenu du couple, le statut d’emploi et le niveau de

scolarité

Selon Ponthieux (2012), la gestion séparée des revenus est plus fréquente en France quand le niveau de vie du couple est élevé. Les résultats de Belleau et ses collègues (2017b) pour le Québec confirment ceux de Ponthieux. Lyngstad et al. (2011) précisent quant à eux que leurs résultats pour la Norvège sont significatifs en ce sens uniquement lorsque les deux conjoints ont des revenus élevés (donc lorsque l’écart de revenus entre les conjoints est minime). D’autres enquêtes montrent au contraire que les personnes ayant de hauts revenus ont davantage tendance à mettre leurs revenus ensemble (Bonke et Browning, 2009; Heimdal et Houseknecht, 2003; Treas, 1993). Au-delà du niveau de revenus, le fait d’occuper ou non un emploi aurait aussi

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une influence sur le mode de gestion privilégié. Ponthieux (2012) rapporte une mise en commun plus fréquente quand un des conjoints est inactif. Les résultats de Pahl (1995) et de Hiekel et al. (2014) sont similaires et montrent que lorsque les deux conjoints sont en emploi, une gestion plus indépendante est privilégiée. En ce qui a trait au niveau de scolarité, souvent lié aussi au niveau de revenus, plus les conjoints ont un niveau de scolarité élevé, moins ils auraient tendance à collectiviser leurs revenus (Hamplová et al., 2014; Hiekel et al., 2014; Ponthieux, 2012; Singh et Morley, 2010). Dans leur enquête quantitative, Vogler et ses collègues (2006) avancent que le fait que les conjoints et conjointes de milieux plus favorisés tendent à davantage garder leur argent séparément contrairement à ceux et celles de milieux modestes indique que la question du milieu socioéconomique joue toujours un rôle dans les arrangements conjugaux malgré l’idée voulant que les structures aient perdu de leur importance.