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Chapitre 3 – L’argent au sein des couples : entre gestion de l’argent et gestion du quotidien

3.1 Les modes de gestion

3.1.2 Quatre dimensions pour aller au-delà du mode de gestion

3.1.2.3 Qui contrôle l’argent

Le contrôle de l’argent est le troisième aspect à considérer : qui décide dans le couple de ce qui est considéré comme une dépense acceptable ou non? Cette dimension de la gestion de l’argent dans les couples est liée à la question des rapports de pouvoir présents dans les relations

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conjugales. Vogler et ses collègues nous rappellent la prégnance de ces rapports entre conjoints malgré la vision de partage et d’égalité promue dans les sociétés occidentales :

There is now increasing evidence that while heterosexual couples in Western societies almost invariably see their relationships as partnerships between equals, based on love, sharing and equality, the different ways in which they manage money tend to both reflect and reinforce, as well as conceal, the power relationship between them. (Vogler et al., 2008b, p. 117)

D’une part, la littérature rapporte que la personne qui gagne plus dans le couple aura tendance à imposer un mode de vie qui correspond à son niveau de revenus (Kenney, 2006). L’autre membre du couple se voit donc dans l’obligation de dépenser au-delà de ses moyens pour suivre son conjoint. Belleau et Lobet (2017) mettent en garde les personnes qui vivent cette situation du risque encouru puisqu’absence d’épargne et même endettement peuvent en résulter. Aussi, tout comme pour l’accès à l’argent, le fait de contrôler une partie des revenus du ménage ne garantit pas une égalité dans le couple. Par exemple, Elizabeth (2001) montre que malgré la logique de la séparation des dépenses et donc dans une logique d’indépendance financière, un conjoint peut commenter, voire influencer, les dépenses personnelles de l’autre membre du couple. Par conséquent, le contrôle des dépenses peut se faire d’une manière plus ou moins directe.

D’autre part, la littérature met l’accent sur l’importance des rapports de genre pour expliquer le contrôle d’un membre du couple sur les arrangements financiers : avoir des revenus supérieurs à ceux de son conjoint ne suffit pas nécessairement pour imposer sa façon de gérer les ressources financières du ménage. C’est ce qu’ont montré plusieurs chercheuses avec des enquêtes qualitatives menées entre autres en Suède (Nyman, 1999) et aux États-Unis (Tichenor, 2005; 2008). Tichenor (2005; 2008) en fait précisément la démonstration avec son enquête réalisée auprès de couples où les femmes avaient des revenus supérieurs à leurs conjoints, mais qui, pour maintenir les rôles attendus pour les hommes et les femmes, minimisaient leur apport et n’en tiraient aucun avantage. Ces femmes prenaient en charge plus de tâches domestiques afin de diminuer leur écart à la norme :

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L’accent mis sur l’échange équitable des ressources entre les conjoints masque en réalité les dynamiques de pouvoirs inhérentes au contrat conjugal conventionnel. Même si les contributions de chacun sont reconnues, le revenu fourni par l’homme est davantage valorisé, lui conférant ainsi de plus grands privilèges. […] Bref, les femmes qui travaillent à l’extérieur de la maison n’utilisent pas leurs revenus pour augmenter leur contrôle sur les ressources financières de la famille ou leur influence sur les prises de décision […]. Par conséquent, le fait de rapporter un revenu au foyer n’a que très peu permis aux femmes de « s’acheter » du pouvoir. (2008, p. 77 et 79)

C’est dans ce contexte que l’argent des femmes et celui des hommes n’auraient pas la même valeur. Bachmann (2011) rapporte que le « salaire féminin est perçu comme relevant d’une moindre importance même pour les femmes qui ont travaillé pendant des années; il est marginalisé et traité comme un revenu périphérique du ménage », comme un « salaire d’appoint » (p. 290). Tichenor résume ainsi l’importance de tenir compte du modèle pourvoyeur- ménagère dans l’étude de l’argent au sein des couples : même s’il ne correspond plus autant aux pratiques conjugales, il « représente la toile de fond culturelle sur laquelle les conjoints construisent leur relation de couple » (2008, p. 79).

Des auteurs donnent des pistes pour arriver à observer le contrôle de l’argent dans les arrangements financiers des couples. L’une d’elles est de regarder qui prend les décisions financières importantes ou qui a le dernier mot lors d’un achat important (Sung et Bennet, 2007; Vogler et al., 2008b). Une autre est en lien avec les dépenses personnelles de chacun des membres du couple : est-ce que les partenaires doivent justifier leurs achats? Est-ce que des conjoints cachent des dépenses pour ne pas avoir à subir de commentaires (Belleau et Proulx, 2010)? De façon générale, les études montrent que les hommes continuent à avoir plus de dépenses personnelles, qu’ils contrôlent davantage une partie des revenus à leur avantage (Sung et Bennett, 2007). Nous avons vu que les femmes ont plus tendance, contrairement aux hommes, à voir leur argent comme familial. De fait, les études montrent généralement que les femmes vont davantage utiliser leur argent pour des dépenses dédiées aux enfants alors que les hommes vont dépenser plus pour eux-mêmes (Nyman, 2003; Pahl, 1995; Pahl, 2005; Roy, 2006; Wilson, 1987). Pahl (1995) montre aussi que les couples ayant un mode de gestion commun ou géré par l’homme sont des couples où l’argent supposément commun est davantage utilisé pour des dépenses masculines ou des dépenses communes sans consultation avec la conjointe. Elle

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présente ce constat comme une contradiction entre les idéaux et la réalité dans la façon de penser la distribution de l’argent au sein des couples :

In theory the man is seen as the breadwinner, while any money a woman earns tends to be seen, especially by men, as external to the family budget, hers to spend on herself. In practice, women are actually more family-focused than men in their spending: they are more willing to make sacrifices when money is short, they claim less for their own personal spending, and they devote a higher proportion of their earnings to spending on the children. If there is an association between gender and altruism, the data presented here suggest that, in the context of the distribution of money within the household, the altruist is more likely to be female than male. (Pahl, 1995, p. 375)

Le niveau de dépenses personnelles de chacun des membres du couple nous renseigne donc à la fois sur le degré de contrôle de chaque personne et sur les rapports de genre toujours présents au sein des couples. Enfin, plusieurs auteurs mettent en garde d’amalgamer trop rapidement la question du contrôle de l’argent à celle de la responsabilité de la gestion financière. C’est ce que nous verrons notamment dans la section qui suit.