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L’utilisation des mesures facilitant la relation famille-travail

Chapitre 2 – Modèles familiaux, parentalité et articulation famille-travail

2.2 Travailler contre rémunération : comment et pour qui

2.2.2. L’utilisation des mesures facilitant la relation famille-travail

Quoiqu’occuper un emploi et avoir des enfants soit une situation difficile pour tous les parents, la littérature indique que ce sont les femmes qui vivent le plus de difficultés à articuler les deux et que c’est sur elles que repose le fait de trouver des solutions aux problèmes qui surviennent. Cependant, les emplois précaires aux horaires atypiques et imprévisibles entrainent des difficultés particulières dans l’utilisation des services offerts aux parents de jeunes enfants (CSF, 2015; Ford, 2011; Gazso, 2007; Hennessy, 2009; Lefrançois, 2013; Lefrançois et al., 2014; Roman, 2017). Nous venons de voir que le type d’emploi occupé peut être un facteur de modification des trajectoires professionnelles des femmes. Les deux sections qui suivent s’attardent précisément, d’une part, sur les difficultés d’arrangements de garde et, d’autre part, sur l’utilisation qui est possible (ou non) du congé parental en fonction de la situation socioéconomique des parents.

2.2.2.1 Des difficultés dans les arrangements de garde d’enfants

La précarité et la vulnérabilité des parents occupant des emplois au bas de l’échelle expliquent les difficultés, dans un contexte où leur pouvoir de négociation est très faible face à leur employeur, à demander et d’obtenir de meilleures dispositions de temps de travail (Mayer, 2013). Puisque leur temps de travail est souvent irrégulier, imprévisible et non négociable, leurs possibilités se réduisent à tenter un aménagement de leur temps familial, à trouver des modes de garde qui répondent à cette irrégularité et à cette imprévisibilité. Ce qui peut s’avérer ardu. L’étude de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) sur l'utilisation, les besoins et les préférences des familles en matière de services de garde (Gingras et al., 2009) indique qu’environ le tiers des familles ayant des enfants de moins de 5 ans comporte au moins un parent ayant un horaire non usuel ou un emploi atypique. Cette enquête nous apprend aussi que dans les familles où l’un ou les deux parents ont un horaire non usuel ou un statut atypique d’emploi, l’imprévu principal venant compliquer la garde des enfants est une demande de disponibilité impromptue au travail. Pour les parents ayant un horaire standard, c’est plutôt la maladie d’un enfant qui est la principale difficulté à organiser la garde.

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L’analyse des nombreuses entrevues réalisées par Dodson (2013) aux États-Unis auprès de femmes travaillant à bas salaire et de leurs familles lui permet d’avancer que les arrangements de garde des jeunes enfants sont centraux dans les « choix » faits sur le marché du travail. Elle ajoute : « But their childcare options revealed deep class divisions. They believe some people expect and get decent childcare or they have flexibility to configure their work patterns so they can ensure their children are well cared-for. Other people simply do not. » (p. 270)

Clampet-Lundquist et ses collègues (2003) illustrent aussi avec une enquête menée aux États- Unis les difficultés que peuvent rencontrer les personnes travaillant à faible salaire en ce qui a trait à la garde de leurs enfants en bas âge. Ils ont rencontré des femmes qui ont quitté l’aide sociale aux États-Unis pour travailler contre rémunération. Ces femmes ont très souvent recours à la garde par un proche ou une connaissance. Parfois, ce sont les enfants plus vieux qui ont la responsabilité des enfants plus jeunes. Elles perçoivent souvent que ce type de garde est de meilleure qualité que les services de garde publics. Pour la France, Devetter (2008) rapporte que les aides informelles (surtout les grands-parents) sont très sollicitées lorsque « les horaires sont déstructurés, imprévisibles, et/ou sur des périodes où le recours aux organismes associatifs est impossible (soir, nuit), ou encore dans le cas des familles pour lesquelles les modes de garde externes sont trop onéreux » (p. 330-331). Stefan-Makay (2009) indique pour sa part que

[l]e niveau d’études est l’une des variables qui a le plus d’importance sur la garde. Les mères non-bachelières recourent plus souvent à des parents ou une autre personne non rémunérée qu’à une assistante maternelle. Un diplôme supérieur au bac augmente, en revanche, la probabilité de la garde par assistance maternelle […]. Le niveau de diplôme n’a cependant aucun effet significatif sur la garde en crèche. (p. 94)

Certains parents doivent compter sur plusieurs modes de garde différents pour arriver à combler leurs besoins lorsqu’ils occupent un emploi. Cette situation entraine davantage de risques de vivre des problèmes de garde (Usdansky et Wolf, 2008). De plus, ce type d’arrangements ne garantit pas que tous les besoins de garde seront comblés (Dodson et Bravo, 2005).

Certes, ces différentes enquêtes ont été menées en France et aux États-Unis où les politiques familiales de façon générale et les services de garde disponibles sont différents qu’au Québec.

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Toutefois, les contraintes d’horaire et le stress inhérents à la gymnastique nécessaire pour arriver à faire garder ses enfants (et à être en paix avec ce choix) peuvent se ressembler. Malgré l’existence des services de garde à contribution réduite au Québec, les horaires fixes de ces services ne sont quasiment d’aucune aide pour les familles où les parents travaillent selon des horaires atypiques. Mayer (2013) donne des exemples de femmes travaillant chez Wal-Mart et qui vivent de grandes difficultés en lien avec la garde de leurs enfants tant en ce qui a trait aux horaires qu’aux coûts. Certaines des femmes participantes à son étude expliquent les difficultés à trouver des services de garde pour leurs enfants à cause de leurs horaires de travail débutant soit très tôt (environ 6 h du matin) ou s’étalant jusqu’au soir (au-delà de 19 h). Par exemple, une participante à l’étude de Mayer doit prendre sa pause du souper pour transporter ses enfants d’une garderie jusqu’au domicile d’une autre gardienne.

Les coûts de garde en soirée ou en fin de semaine sont aussi un casse-tête pour les travailleurs à faible revenu. Mayer (2013) rapporte le cas d’une participante qui a dû débourser la quasi-totalité de ses revenus à un certain moment pour payer les frais de garde de sa fille. Elle ajoute toutefois que cette difficulté a été en quelque sorte atténuée par le fait qu’elle avait, durant cette période, un conjoint avec qui elle pouvait partager certaines dépenses. Car les difficultés pour les mères monoparentales peuvent être encore plus grandes, ne pouvant compter sur un conjoint pour prendre parfois la relève. Dodson (2013) reconnait cette situation, mais explique du même souffle qu’en l’absence de service de garde de qualité à coûts moindres, les parents, vivant en couple ou non, rencontrent de grandes difficultés à articuler famille et travail atypique :

Overall the study respondents who had spouses or partners available to help juggle care avoided some childcare costs and crises and also avoided leaving children in risky situations. But that did not add up to easy arrangements; spouses in low-wage families described the complex maze of after-school scheduling, transportation, tag- teaming, and minute-to-minute orchestration that substituted for the routine of market-based childcare. […] Parents who had access to subsidized, decent childcare described it as a stabilizing element in their own and their children’s lives. (p. 270)

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Plusieurs auteurs de différents pays (Angleterre, États-Unis, France) font aussi état de couples qui utilisent les horaires alternés, intercalés ou « split schedule » où les deux parents19 ne travaillent

pas selon les mêmes horaires (entre autres, Crompton, 2006; Presser, 2003; Boyer et Fagnani, 2008). Crompton (2006) affirme que cet arrangement du temps de travail de certains couples s’observe beaucoup plus dans les milieux moins favorisés. À l’instar de Boyer et Fagnani, on peut se demander si : « Ce qui pourrait apparaitre comme la traduction d’un souci de partage plus égalitaire n’est-il qu’une manière pour les parents de s’ajuster aux contraintes d’organisation du travail et d’en tirer profit pour diminuer les frais de garde? » (Boyer et Fagnani, 2008, p. 307). En effet, les raisons rapportées pour justifier cet aménagement sont de deux ordres : d’une part une imposition des employeurs et d’autre part une volonté du couple de réduire les coûts liés au service de garde (Perrons et al., 2007, p. 140).

Les effets de l’horaire alterné ou « relais » (Devetter, 2008; Bressé et al., 2008) sont aussi contrastés. D’un côté, des auteurs indiquent qu’il cause des difficultés familiales et conjugales puisque la famille n’est jamais réunie. En ce sens, Devetter (2008) note la « déstabilisation des fonctions, entre autres affectives, de la famille » provoquée par ce type d’arrangements (p. 330). D’un autre côté, des auteurs avancent certains avantages. Le premier est le maintien d’une présence parentale continue auprès des enfants (Bressé et al., 2008). Le second avantage est que cette stratégie favoriserait un partage plus égal des tâches domestiques et de soins entre conjoints et donc, une plus grande égalité entre les parents. Boyer et Fagnani (2008) résument bien ces effets variables :

Force est de constater les effets ambivalents des horaires atypiques. D’une part, ils tendent à aggraver, au niveau individuel, les difficultés de conciliation travail-famille des parents concernés. D’autre part, ils peuvent avoir un effet positif sur les modalités de prise en charge des jeunes enfants au sein des couples en permettant l’instauration d’un partage des tâches éducatives et de soins moins déséquilibré que dans les autres couples. (p. 313)

19 Même les mères monoparentales travailleraient parfois selon des horaires non standards afin que les personnes de leur entourage qui occupent aussi un emploi puissent garder leurs enfants (Presser, 2003, p. 70).

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Boyer et Fagnani (2008) ajoutent toutefois que d’autres recherches doivent encore être réalisées pour mieux cerner la façon dont les pères occupent leur temps lorsqu’ils sont seuls avec leurs enfants (loisir avec les enfants? tâches ménagères? etc.).

2.2.2.2 L’utilisation des congés parentaux

Toutes les études disponibles montrent que les mères sont plus nombreuses que les pères à se prévaloir d’un congé lors de la naissance de leur enfant. Une des questions est souvent de savoir si les pères s’en prévalent aussi. Des recherches menées dans différents pays d’Europe et au Canada pointent vers un certain profil type d’hommes qui prennent un congé lors de la naissance de leur enfant (Elwert, 2012; Geisler et Kreyenfeld, 2011; McKay et al., 2013). Chatot (2017b) résume ces caractéristiques en disant que ces pères « sont généralement diplômés de l’enseignement supérieur, appartiennent aux classes moyennes et supérieures, travaillent dans le secteur public ou dans de grandes entreprises et sont en couple avec des femmes qui ont un niveau de revenu similaire ou supérieur au leur » (p. 231)20. Cette chercheuse française explique

aussi que les pères ne prenant pas de congé parental disent notamment que c’est un congé pour la mère, lié à la grossesse et à l’allaitement. Lorsqu’il est pris par le père, le congé serait donc perçu comme étant « une concession de son congé par la mère au père » (Chatot, 2017b, p. 233), notamment au Québec (McKay et Doucet, 2010). Dans sa propre étude réalisée en France, Chatot (2017b) conclut que :

Les pères qui décident de recourir à un congé parental se voient poser peu de conditions, tant par leurs conjointes que par leurs employeurs. En effet, comme dans le cas des pères en congé parental à l’étranger, les pères interrogés se trouvent dans de bonnes conditions pour recourir à un congé : ils disposent souvent d’un emploi stable, dans des sphères professionnelles où l’investissement parental des pères est bien perçu. […] [L]es pères rencontrés ne se sentent pas légitimes à user de ce droit seulement pour s’occuper des enfants. Les projets professionnels, associatifs, personnels évoqués par les pères sont la condition pour qu’un homme s’autorise à prendre un congé parental. Certes, dans la plupart des cas, ces projets sont revus à la baisse, dans le sens d’un investissement exclusif auprès des enfants et des tâches

20 Dans une recherche réalisée au Québec sur les jeunes pères vulnérables, mais ne portant pas directement sur les congés parentaux, Labarre et Roy (2015) expliquent que les pères participants ne peuvent se permettre une diminution de revenus d’au moins 25 % en prenant un congé de paternité/parental alors que leurs revenus sont déjà très faibles (un des critères de recrutement était d’avoir un revenu « familial » de 40 000 $ ou moins).

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domestiques. Cependant, les pères paraissent avoir la possibilité d’envisager un usage différent du congé par rapport à celui des femmes, ce qui se traduit en partie par le recours de certains enquêtés à d’autres modes d’accueil pendant le congé. (p. 243)

Au Québec, les dernières données disponibles sur l’utilisation du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) montrent que les femmes représentent en 2017 52,5 % des nouvelles personnes prestataires (Conseil de gestion de l’assurance parentale, 2017a). Ceci signifie que les pères sont presque aussi nombreux que les mères à utiliser au moins une part des prestations auxquelles ils ont droit. Toutefois, les pères ne représentent qu’une faible proportion des prestataires du congé parental, soit le congé qui peut être utilisé par l’un ou l’autre parent (soit environ 16 % en décembre 2017) (Conseil de gestion de l’assurance parentale, 2017b). Une enquête qualitative du Conseil du statut de la femme (CSF) publiée en 2015 présente des résultats en lien avec le partage du congé parental entre les parents, entre autres à propos des raisons évoquées par ceux-ci pour se prévaloir ou non des prestations du RQAP21. Les auteurs partagent

les constats évoqués par Chatot (2017b) sur les caractéristiques des pères qui prennent un congé parental. Une étude quantitative récente montre aussi que bien que les parents de tous les milieux partagent davantage un congé à la naissance de leur enfant au Québec depuis la mise en place du RQAP, ceux faisant partie des ménages à moyens ou hauts revenus sont trois fois plus nombreux à le faire que ceux ayant de faibles revenus (Margolis et al., 2019). Enfin, les auteurs de l’étude du CSF (2015) constatent en outre que plusieurs couples ont un discours conjugal égalitaire, mais que ce dernier ne se traduit pas par des pratiques égalitaires dans le partage du travail domestique. Le long congé de plusieurs mères à la naissance de leur enfant cristalliserait une répartition inégalitaire entre les parents. Ceci nous mène à la question du travail domestique dans les couples.