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La signification sociale de l’argent : Une façon d’étudier l’argent dans les couples

Chapitre 4 – Un cadre théorique triple pour penser les arrangements conjugaux

4.3 La signification sociale de l’argent : Une façon d’étudier l’argent dans les couples

Plusieurs modèles théoriques permettent d’étudier l’argent dans les couples. Nous proposons ici, dans un premier temps, une brève présentation de quelques modèles classiques issus surtout des sciences économiques. Dans un deuxième temps, nous présentons plus en détail l’approche développée par Zelizer (2005 [1994]), approche que nous privilégions dans l’étude des arrangements financiers des personnes que nous avons rencontrées.

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4.3.1 Divers modèles économiques de l’argent dans la sphère privée

Divers modèles, inspirés de l’économie, ont permis et permettent toujours d’étudier l’argent dans les couples (voir notamment les recensions de Bittman, et al., 2003; de Henau et Himmelweit, 2013; Gupta, 2006; Halleröd, 2005; Schneider, 2011). Les premiers modèles sont qualifiés d’unitaires et ils s’appuient sur la théorie du choix rationnel appliqué à un groupe plutôt qu’à un individu. Ainsi, selon ces modèles, il y a redistribution des ressources au sein des ménages, peu importe qui les gagne. Ce qui détermine la façon de dépenser les revenus est la maximisation d’un « single utility function for the whole family subject to a single budget constraint, given by the sum of all family members’ income. » (Himmelweit, et al. 2013, p. 628) Le modèle de Samuelson (1956) précise que c’est l’engagement envers le bien-être des autres membres de la famille qui incite tous les membres à avoir des préférences semblables et donc à agir rationnellement comme une unité familiale dans leurs choix de consommation. Le modèle unitaire de Becker, une référence dans le domaine, pose quant à lui la présence d’un membre de la famille « altruiste » dont l’utilité dépend de celle des autres membres du ménage (Becker, 1981). Donni et Ponthieux expliquent que selon le modèle de Becker, « si le revenu du conjoint augmente d’une certaine somme, le chef de ménage diminuera ce qu’il lui donne (respectivement, il augmentera sa dotation si le revenu du conjoint diminue) » (2011, p. 70). Ces modèles ont été critiqués par plusieurs puisqu’ils tenaient pour acquise une certaine entente au sein des ménages. Les modèles unitaires ont ainsi cédé la place aux modèles de la négociation30

(« bargaining models ») qui prennent comme prémisse que la famille peut être un lieu tant de conflit que de coopération, contrairement aux modèles unitaires qui partent de l’idée d’une unité familiale. Les modèles de la négociation impliquent que les décisions prises, concernant par exemple la distribution des revenus ou le partage des tâches domestiques, dépendent du pouvoir relatif de négociation des membres du couple (Abraham et al., 2010). Ces modèlent posent que les alternatives possibles (ou l’absence d’alternatives) à chacun des membres du couple déterminent le pouvoir relatif dans la négociation. Il est alors question de points de menace

30 Plusieurs appellations sont utilisées pour parler des modèles de la négociation : « bargaining theory », « exchange theory », « resource theory », « sociological resource exchange theory ». England et Farkas les posent comme synonymes : ils adoptent tous une approche coûts-bénéfices (1986, p. 96).

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(« threat points ») : « the level of well-being that each would attain if they cannot reach agreement within the marriage ». (Blau et al., 2010, p. 46) Un point de menace souvent cité est le divorce qui favoriserait financièrement une personne plus que l’autre (Lundberg et Pollack, 1996). Blau, Ferber et Winkler (2010) précisent que d’autres facteurs peuvent aussi influencer les points de menaces des conjoints, comme les lois régissant le statut légal de l’union, la probabilité de se remettre en couple ou les règles d’admissibilité à l’aide sociale.

Un autre type de modèle de la négociation est appelé « non coopératif ». Lundberg et Pollack (1996) ont développé ce modèle dans lequel le point de menace est interne au couple. Ce modèle des « sphères séparées » implique que le point de menace n’est pas déterminé en fonction d’une situation hypothétique de divorce. Il s’agit plutôt de la situation où les conjoints arrêtent de coopérer : « chacun se limite à une participation minimaliste qui consiste à prendre en charge avec ses propres ressources la fourniture d’un bien public particulier […]. » (Donni et Ponthieux, 2011, p. 79) La séparation des sphères se ferait selon des normes sociales de genre (Lundberg et Pollack, 1996).

Si les modèles économiques de la circulation de l’argent dans les couples ont évolué depuis Becker, ils demeurent limités pour saisir toute la complexité des arrangements conjugaux : les théories économiques de la négociation ne peuvent prendre en compte simultanément les trajectoires biographiques des personnes, les politiques sociales et familiales mises en place, les emplois occupés par les deux conjoints, les normes sociales en vigueur, etc. De plus, nous avons vu au chapitre 3 à quel point la gestion de l’argent dans les couples est complexe et nécessite une analyse détaillée de diverses dimensions qui sont souvent subjectives. Afin de saisir plus finement l’usage de l’argent et le sens qu’il prend dans les couples, l’approche de la signification sociale de l’argent développée par Zelizer (2005) est à privilégier.

4.3.2 L’argent, marqué et significatif socialement

Viviana Zelizer a théorisé l’argent au cours de recherches réalisées dans les années 1980. À l’aide d’une perspective historique, elle a éclairé l’usage de l’argent dans la sphère privée. Contrairement à ses prédécesseurs qui posaient l’argent comme essentiellement neutre et utilisé de façon rationnelle, même dans la sphère domestique, elle a mis l’accent sur la signification

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sociale de l’argent. Pour Zelizer, l’argent est « marqué » socialement, il a une signification qui va au-delà de sa quantité : selon qui le donne ou le reçoit, selon le contexte socioculturel, il peut avoir des significations différentes. Ainsi, l’argent n’est pas qu’un instrument rationnel (2005, p. 32). Sa théorie du marquage de l’argent relève deux aspects en particulier : la signification donnée à l’argent et l’usage qui en est fait. Elle précise que son modèle « différencie l’argent en posant en principe qu’il est défini et redéfini par des réseaux de relations sociales particuliers et des systèmes de significations variables. » (2005, p. 52)

Zelizer affirme l’importance d’aller au-delà de « préférences individuelles aléatoires » puisque l’argent est un « fait social » : « l’argent est corrélé à une vaste gamme de relations sociales plutôt qu’à de simples individus. » (2005, p. 61) La sociologue explique les divers processus sociaux qui permettent la distinction entre les différentes monnaies :

[Les gens] recourent à des techniques aussi diverses que la restriction des usages de l’argent, la régulation de ses modes d’attribution, l’invention de nouveaux rituels de présentation monétaire, la modification de l’aspect physique de l’argent, la désignation de lieux réservés à telle ou telle monnaie, l’attribution de significations distinctives à des sommes particulières, la nomination d’usagers habiletés à manier certaines monnaies spécifiques et l’assignation de sources d’argent déterminées à des usages spécifiés. (2005, p. 66)

Elle donne notamment l’exemple de l’argent gagné par des épouses aux États-Unis au début du XXe siècle. Cet argent était moins visible que l’argent gagné par leurs maris et considéré comme

ayant une moindre valeur :

Parce que le travail d’une femme faisait partie intégrante du répertoire traditionnel des tâches domestiques féminines, les sommes qu’elle touchait étaient confondues avec l’argent de son foyer et servaient en général à régler des frais ménagers et familiaux tels que les dépenses d’habillement et d’alimentation. (Zelizer, 2005, p. 110- 111)

Pour Zelizer, l’argent est « marqué » et ce marquage se fait à partir de diverses techniques. Il peut être marqué physiquement comme quand les femmes « transformaient l’argent en présent

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convenable » (p. 322) ou séparé spatialement (comme avec les enveloppes ou différents comptes bancaires dédiés à différents postes de dépenses). Il peut avoir des usages restreints, comme le fait d’utiliser l’argent de la charité uniquement pour des dépenses jugées convenables par les services sociaux. L’argent peut aussi être marqué de par sa provenance, sa source : un héritage pourra ne pas être utilisé de la même façon qu’un revenu d’emploi ou qu’un revenu issu d’un travail informel. Cette forme de marquage est aussi liée à la façon dont les personnes calculent la « répartition » de l’argent, par exemple entre les différents membres du ménage. Zelizer précise que le budget peut constituer une façon de marquer l’argent dans une organisation, que ce soit un gouvernement ou une famille : les diverses catégories représentent des postes de dépenses pour lesquelles la source de revenus ou les types de dépenses sont différenciés.

Dans cette optique, l’argent ne peut être associé simplement au pouvoir ou à la rationalité, « les montants des revenus ne déterminent pas en tant que tels les usages ou le contrôle des recettes familiales. La répartition des fonds domestiques dépend toujours des relations subtiles et complexes que les membres des familles entretiennent » (2005, p. 124). Ces relations ont cours dans des groupes socioéconomiques ainsi que dans des époques ou des contextes particuliers, ce qui nous oblige à vraiment voir l’argent dans toute sa complexité sociale.

Cette conceptualisation théorique de l’argent s’arrime bien avec celle du travail présentée plus haut. De fait, les deux approches rendent compte des liens forts qui existent entre la sphère « marchande » et celle de la famille. Comme nous voyons le travail comme étant à la fois ce qui est réalisé dans une activité professionnelle ET dans les tâches réalisées au sein des foyers, notre façon de penser l’argent ne se limite pas à une vision marchande, mais prend plutôt en compte les significations qu’il peut prendre aussi dans la sphère familiale. Comme la recension de la littérature précédente portant sur la gestion de l’argent dans les couples nous l’a montré, les significations de l’argent ont un rôle important à jouer en ce qui a trait à l’accès et au contrôle de l’argent, de même que dans la division du travail de gestion financière et le type de dépenses effectuées par chacun des conjoints. Par conséquent, jumelée à la division sexuelle du travail et à l’articulation entre activité professionnelle et vie familiale, la théorisation de la signification sociale de l’argent nous aide à mieux cerner les arrangements conjugaux en ce qui a trait au travail

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et à l’argent. Cependant, il nous semble aussi nécessaire d’aborder l’amour conjugal afin de prendre la pleine mesure de la complexité de ces arrangements.

4.4 L’amour dans les relations conjugales hétérosexuelles