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Qui a la responsabilité du travail de gestion financière?

Chapitre 3 – L’argent au sein des couples : entre gestion de l’argent et gestion du quotidien

3.1 Les modes de gestion

3.1.2 Quatre dimensions pour aller au-delà du mode de gestion

3.1.2.4 Qui a la responsabilité du travail de gestion financière?

La dernière dimension importante dans l’étude de la gestion de l’argent au sein des couples est la responsabilité du travail de gestion financière (moneywork en anglais (Collavechia, 2008)) : dans le couple, qui s’occupe de payer les factures, de voir à ce que le budget soit équilibré, etc.? Une part importante de la littérature rapporte que ce sont les femmes, particulièrement dans les ménages à revenus modestes, qui s’occupent de ce travail, tandis que dans les couples où les revenus sont plus élevés, ce sont les hommes qui s’occupent généralement de cette tâche (Cantillon et Moran, 2017; Pahl, 1989; Schwartz, 2018; Vogler et al., 2008b). Cette dernière est alors perçue comme requérant des connaissances différentes, par exemple dans l’investissement financier (Wilson, 1987). Quant à eux, les résultats de Yodanis et Lauer (2007), obtenus à partir d’une enquête quantitative et comparative entre divers pays, montrent que la gestion financière par les deux membres du couple est plus fréquente quand les conjoints ont un diplôme universitaire ou des revenus élevés (p. 1316). Les résultats de Collavechia (2008) nuancent le constat général puisqu’ils montrent que ce sont les femmes dans la classe moyenne qui font aussi

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le travail de gestion financière. Dans son étude qualitative, une des rares s’attardant particulièrement au travail de gestion financière, la chercheuse canadienne classe les 31 couples rencontrés dans cinq catégories : 1. Les femmes font tout le travail financier; 2. Les femmes font la plupart des tâches reliées au travail financier; 3. Les femmes prennent le travail financier en charge; 4. Les femmes et les hommes s’occupent conjointement du travail financier et 5. Les hommes prennent en charge le travail financier (2008, p. 193). Tandis que dans la première catégorie, les hommes ne font aucune tâche liée au travail de gestion financière, les femmes ont toujours une implication, peu importe la catégorie. Minimalement, dans la dernière catégorie, elles sont responsables de l’achat de la nourriture et des vêtements pour les enfants, tâche perçue comme faisant partie du soin qu’elles doivent leur prodiguer. De plus, les rares couples entrant dans cette catégorie, celle où les hommes sont responsables du travail financier, évoluaient aussi dans une logique de différenciation selon le sexe. Un homme a, par exemple, pris en charge ce travail afin de s’assurer de garder le contrôle sur son revenu, beaucoup plus élevé que celui de sa conjointe. Les deux autres croyaient pour leur part au rôle de pourvoyeur des hommes et géraient les finances en tant que telles dans leur famille.

Pahl (1995) fait le lien entre le travail de gestion financière et le contrôle de l’argent selon des différences de genre :

The management of money and the control of household finances were linked in important ways. When husbands managed finances, they were also likely to control them and to have power over financial and other decisions within the household. However, when wives managed finances, or when finances were jointly managed in a pool, there was likely to be joint control. The implication is that male control is typically exercised through male management, whereas other forms of management, notably joint or wife management, are circumscribed by joint control (p. 370).

Les résultats rapportés dans un article de Vogler et Pahl (1994) vont dans le même sens : dans les couples à faibles revenus, le fait pour les femmes de gérer l’argent ne signifie pas qu’elles ont un contrôle sur l’argent ou un égal accès aux ressources financières du ménage. Dans ce cas, les femmes se privent davantage et les hommes font plus de dépenses personnelles. Vogler et ses collègues résument ainsi cette idée : « […] in working class households, female control tends to

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be more nominal than real, heavily circumscribed by the constraints of a low total household income and the husband’s need for regular amounts of personal spending money, which is not usually available to wives » (2008b, p. 126). Ainsi, les rapports sociaux de sexe et les difficiles conditions socioéconomiques influencent le contrôle qu’ont les personnes lorsqu’elles sont responsables du travail de gestion financière. Dans les couples à revenus modestes, sous une apparence de pouvoir et de contrôle des finances (Belleau et Lobet, 2017; Ashby et Burgoyne, 2008), cette responsabilité demeure une tâche très stressante puisqu’elle se réalise dans un contexte de limites financières restreintes (aucune marge de manœuvre ou presque).

Collavechia (2008) précise que « ce travail [de gestion financière] est à la fois mental et émotionnel, car certaines activités telles que le fait de devoir s’assurer du paiement des comptes génèrent très souvent des sentiments d’inquiétude, de stress et d’anxiété. » (p. 194) Goode (2010), avec son étude longitudinale de l’argent dans des couples à risque de pauvreté, abonde dans ce sens. Elle donne une femme en exemple :

She exerted agency in her control of the household income, but she also had total responsibility for its management, and she articulated very clearly the personal costs of this. She is always counting, always checking, and feels highly vulnerable to advertisements and offers of credit. […] She felt she alone was carrying the burden of their finances, while others, like her adult sons who sometimes prioritized going out over paying their board money, shirked their responsibilities. (Goode, 2010, p. 109)

Les résultats de l’enquête quantitative de Cantillon et Moran (2017) réalisée en Irlande appuient aussi ce constat : les femmes qui gèrent l’argent dans un ménage aux faibles revenus enregistrent de plus hauts niveaux de stress que les autres femmes ou que les hommes.

Si elle confirme le fait que pour les femmes être responsables de la gestion financière dans des ménages à faibles revenus entraine un grand stress et non pas un réel contrôle sur l’argent, Wilson (1990) apporte une précision. Elle explique que dans son étude « [p]our les femmes, la gestion financière d’un bas revenu était presque toujours source de privations, mais il y avait des indices que les privations augmentaient pour elles et pour leurs enfants si elles perdaient le contrôle de la gestion financière » (p. 21). Ainsi, la responsabilité de la gestion financière offre à

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ces femmes un seul type de contrôle sur l’argent : celui de ne pas avoir trop de problèmes financiers.

La littérature précise également que le travail financier inclut autre chose que la gestion purement financière comme gérer les factures et l’épargne : le budget est aussi lié à la consommation du ménage, aux dépenses effectuées. Collavechia (2008) parle de « travail de consommation » pour rendre compte par exemple du fait que les femmes, particulièrement, utilisent des stratégies pour réduire les dépenses : « chasse aux aubaines », « emprunt de biens », « fabrication de certains articles », etc. (p. 198-199). Perrin-Heredia, dans son enquête qui porte entre autres sur les habitudes de gestion et de consommation dans des ménages considérés « administrativement comme démunis » (2011, p. 70), observe que ces ménages ont tendance à accumuler des stocks de nourriture ou d’autres biens23. Elle donne des exemples où des femmes emmagasinent le plus

de nourriture possible, de même que des cadeaux pour leurs enfants, puisqu’elles ont « peur de manquer » d’argent pour acheter les biens ultérieurement :

Ces pratiques de stockage sont en outre à relier à « la peur de manquer » dont parlent très fréquemment les enquêtées. […] Ces réserves sont donc aussi des formes d’assurance, de protection contre les aléas de la vie, les périodes de disette qu’ont souvent déjà expérimentées ces ménages et qu’ils veulent épargner à leurs enfants. Les réserves de nourriture constituent incontestablement des variables d’ajustement en périodes difficiles et fonctionnent à la manière d’une épargne-sécurité pour lisser la consommation au fil des mois. (Perrin-Heredia, 2011, p. 86)

Perrin-Heredia (2011) rapporte aussi les difficultés de planification des ménages participants considérant les fluctuations de revenus d’un mois à l’autre. Ces fluctuations de revenus, déjà faibles, sont directement liées aux types d’emplois occupés. Elle précise aussi que même lorsque les revenus sont considérés « comme réguliers, [ils] sont loin d’être garantis dans le temps long de l’existence » (p. 83). Cette réalité crée de l’insécurité pour les personnes qui la vivent. Pour ces femmes, faire le travail de gestion financière, qui inclut aussi une gestion de la consommation,

23 Richard Hoggart, sociologue britannique, dans son livre devenu classique La culture du pauvre (1970 [1957]) faisait la même observation. De plus, les ménages ouvriers prioriseraient avant toute autre dépense celles liées à la nourriture (Laé et Murard, 1985; Perrin-Heredia, 2011).

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n’est donc pas tant une prise de pouvoir ou un revirement des rapports de genre, mais bien une extension du travail domestique qui demeure la majorité du temps, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la responsabilité des femmes.

Cette responsabilité majoritairement féminine se traduit par le fait que ce sont les femmes qui s’occupent des aspects quotidiens de la vie familiale, tant au niveau des tâches qu’au niveau des finances (Nyman, 1999). Par conséquent, le type de dépenses dans un couple est souvent différencié selon le genre. La littérature montre que les femmes paient le « liquide » (nourriture, vêtements et médicaments des enfants), soit ce qui ne reste pas, alors que les hommes s’occupent davantage des frais de logements (loyer ou hypothèque) et des comptes qui y sont reliés, comme l’électricité (Belleau et Lobet, 2017; Phipps et Burton, 1998; Phipps et Wooley, 2008; Roy, 2006). Collavechia explique ainsi ce partage différencié :

La responsabilité des hommes pour le paiement de l’hypothèque ou du loyer et des services est reliée à l’idée qu’il revient à l’homme, comme pourvoyeur principal, de combler les besoins essentiels. Les dépenses qu’ils assument sont généralement fixes, visibles, en plus de représenter un certain prestige (par exemple, le paiement de la maison). Le travail financier des femmes, directement rattaché à leur responsabilité de voir au bien-être des membres de la famille et de répondre aux besoins spécifiques des enfants, comprend la gestion des dépenses pour la nourriture, les vêtements, les jouets, les loisirs et le gardiennage (2008, p. 205-206).

Belleau et Lobet (2017) expliquent aussi plus précisément cette division sexuelle des dépenses par le fait que les hommes ont souvent un meilleur crédit bancaire (compte tenu de leurs revenus plus élevés) et que les femmes sont celles qui, réduisant souvent leur temps de travail rémunéré, font davantage les courses, s’occupant d’aller chercher les enfants à l’école ou au service de garde et s’arrêtant en chemin au magasin.