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Chapitre 1 – L’emploi au Québec : Une mise en contexte

1.1 Diverses réalités du marché du travail québécois

1.1.1 L’intensification et la précarisation du travail

Une des transformations observées sur le marché du travail est l’intensification de certains secteurs d’emploi qui s’accompagne d’une nouvelle exigence de très longues heures de travail. C’est particulièrement le cas dans les emplois professionnels, notamment dans le secteur de la gestion (Cha, 2010). Ce sont les emplois qui offrent les meilleures conditions de travail qui sont touchés par cette intensification (Bianchi, 2011; Cha et Weeden, 2014; Perrons et al., 2007). La précarisation du marché du travail touche quant à elle plus spécifiquement les personnes qui y sont déjà marginalisées, comme les femmes, les jeunes, les personnes immigrantes ou les personnes peu scolarisées (Noack et Vosko, 2011; Noiseux, 2011; Ulysse, 2006; Chaykowski, 2005). Moulin (2016) résume bien certains éléments de cette précarisation :

Jusqu’à la fin des années 1970, le processus de constitution du rapport salarial a conduit, dans les pays avancés où il a eu lieu, à un accroissement des protections sociales et des droits associés à l’emploi. Cependant, depuis lors, les protections sociales et collectives régressent au profit de logiques marchandes, les régimes flexibles de travail progressent tant dans les discours gestionnaires que dans les formes productives et organisationnelles et la main-d’œuvre se polarise. (p. 137)

Plusieurs aspects sont donc à prendre en considération pour définir la précarisation du travail. Nous nous attardons à la diminution de la syndicalisation et à la transformation des protections

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sociales ainsi que de façon plus approfondie à la notion de flexibilité, caractéristique plurielle qui se situe au cœur des conditions de travail actuelles.

1.1.1.1 Le déclin du syndicalisme et la transformation des protections sociales

La précarisation du travail touche de façon générale les protections sociales disponibles pour les travailleurs et les travailleuses, entre autres par le déclin du syndicalisme. Moulin rend compte dans son livre Inégalités : Mode d’emploi (2016) du « déclin relatif » du syndicalisme. Il note tout d’abord une baisse quantitative de la syndicalisation puisque le taux de syndicalisation tourne autour de 30 % aujourd’hui au Canada. Cette diminution s’expliquerait par deux tendances : une baisse des emplois dans la fonction publique (où il y a le plus d’emplois syndiqués) ainsi qu’une baisse de la syndicalisation dans le secteur privé. Moulin (2016) observe aussi une baisse qualitative du syndicalisme en avançant que les syndicats ont perdu en légitimité dans les dernières décennies.

De plus, Moulin (2016) note de profondes transformations des protections sociales pour les travailleurs et les travailleuses au Canada. Il rappelle entre autres les nombreux changements qu’a subis la sécurité du revenu avec l’assurance-chômage – devenue assurance-emploi en 1995. Les régimes de retraite collectifs privés sont aussi moins fréquents que les régimes individuels (comme les régimes enregistrés d’épargne retraite (REER)). Ces derniers sont plus inégalitaires dans la mesure où peu de travailleurs et travailleuses ayant des conditions précaires ont les moyens de cotiser à de tels régimes individuels.

Leloup et ses collègues (2016) ajoutent que « l’affaiblissement des régulations sociales encadrant le marché du travail et la réduction des protections en cas de perte d’emploi » (p. 28) peut pousser les travailleurs et les travailleuses à accepter rapidement un emploi ou à conserver un emploi qui offre de piètres conditions de travail : n’ayant pas accès à des protections en cas de perte d’emploi, les personnes redoutent d’avoir à vivre sans revenu durant un certain temps. Ces transformations sont parties prenantes de la précarisation de l’emploi et ont un impact négatif sur les travailleurs et les travailleuses. La flexibilisation du travail est aussi un aspect majeur qui touche, de plus, à la question de l’articulation entre famille et travail.

34 1.1.1.2 La flexibilité au travail

Plusieurs aspects du travail sont propices à subir la flexibilisation. Un de ceux-là est l’horaire de travail. La flexibilité de l’horaire de travail peut être vue de deux façons différentes, que l’on soit la personne employeuse ou la personne employée. Pour cette dernière, la flexibilité de l’horaire de travail (permettant d’aménager son horaire en fonction de ses besoins) peut être un élément clé pour assurer une meilleure articulation de ses diverses responsabilités (Tremblay, 2012). Bouffartigue (2005) qualifie ce type de flexibilité de « norme flexible autonome » dont bénéficient plusieurs personnes occupant des postes de cadres ou exerçant des professions libérales. Même si cette flexibilité d’horaire s’accompagne souvent d’une grande charge de travail, elle est reconnue monétairement. Lippel et ses collègues (2011), à partir d’une grande enquête réalisée au Québec dans les années 20002, présentent quelques formes concrètes de cette forme de

flexibilité :

[c]ertaines conditions particulières favorisent un plus grand contrôle du salarié sur son horaire, notamment la possibilité d’échanger les heures avec un collègue, l’accès à une banque de temps permettant d’accumuler des heures de travail utilisables et l’accès à la semaine de travail réduite sur une base volontaire […]. (p. 160-161)

St-Amour et Bourque (2013) abondent dans le sens d’un impact positif sur l’articulation famille- travail des travailleurs et travailleuses ayant une autonomie quant à leur choix d’horaire de travail puisque ceux-ci « rapportent ressentir une amélioration de leur santé physique et mentale » (p. 36).

À l’opposé de cette flexibilité à l’avantage des personnes employées se trouve la « norme de flexibilité hétéronome » (Bouffartigue, 2005) qui est plutôt imposée par les employeurs en ce qui concerne la disponibilité de temps de travail. Ce sont par ailleurs les femmes, et encore davantage celles qui sont les moins qualifiées, qui vivent le plus cette tension temporelle (Bouffartigue,

2 Voir l’Enquête québécoise sur les conditions de travail, d’emploi et de santé et de sécurité du travail (EQCOTESST), publiée en 2011, sous la direction de Michel Vézina, Esther Cloutier, Susan Stock, Katherine Lippel, Éric Fortin, Alain Delisle, Marie St-Vincent, Amélie Funes, Patrice Duguay, Samuel Vézina, Pascale Prud’homme, Québec, Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité du travail - Institut national de santé publique du Québec et Institut de la statistique du Québec.

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2018). Bouffartigue (2005) parle dans ce cas de « “compétences temporelles” fondées sur la disponibilité, voire la “corvéalibilité” » pour les femmes occupant des emplois peu qualifiés dans « les services aux particuliers – commerce de détail, services à domicile, hôtellerie, restauration » (p. 17). Contrairement aux disponibilités temporelles requises par les « experts », les femmes au bas de l’échelle voient leur flexibilité en matière de temps invisibilisée par la nature même de leur travail : elles servent, prennent soin dans leur emploi rémunéré, comme les femmes le font aussi dans leur famille.

Dans la pratique, les emplois aux horaires atypiques impliquent plus que de travailler à différents moments selon les besoins de son employeur. Il s’agit aussi d’occuper un emploi au caractère « imprévisible et non négociable » (Bressé et al., 2008; p. 348; Bernstein, 2011). Ce sont ces caractéristiques qui rendent le travail flexible à l’avantage de l’employeur et au détriment de la personne employée :

blue- and pink-collar workers […] are closely supervised. Typically they must “punch in” and adhere to rigid schedules. Arriving late or leaving work even a few minutes early may lead to dismissal. Personal business often is prohibited except during lunch and designated breaks. (Williams, 2010, p. 44-45)

Pour ces parents, s’absenter lorsque leur enfant est malade, par exemple, s’avère compliqué et peut même mener à un congédiement (Dodson et Bravo, 2005). C’est dans ce sens que le type de flexibilité de l’horaire de travail entraine des effets différents sur la facilité à articuler famille et travail.

Les statuts d’emplois et les régimes de travail sont aussi touchés par la norme de la flexibilité. Occuper un emploi temporaire plutôt qu’un emploi permanent répond à la demande des employeurs de pouvoir moduler plus facilement leur besoin de personnel. Il est reconnu que les emplois temporaires ont des répercussions négatives sur la vie privée des travailleurs et des travailleuses. C’est notamment ce que Scherer (2009) avance avec son enquête quantitative qui s’appuie sur les données d’une enquête pan européenne (European Social Survey) :

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Temporary employment, over and above its association with inferior working conditions and intrinsic insecurity, contributes to the creation of problematic situations in relation to family and private life. […] [D]ifferences exist across a range of important aspects both of everyday life and they affect the possibility of planning and organising a satisfactory future. The range of difficulties that arise included work satisfaction, lack of time for one’s family, household income problems, family conflicts and finally child birth planning. Thus, temporary contracts do not seem to facilitate a satisfactory reconciliation of work and family life, but rather exacerbate levels of conflict, dissatisfaction and economic pressure and in this way create new disequilibria. (p. 542)

Le régime de travail à temps partiel est finalement une autre conséquence de la flexibilisation de l’emploi. Maruani (2011) fait la distinction entre deux logiques qui sous-tendent le travail à temps partiel. Il y a tout d’abord l’emploi réduit, qui permet à la personne travailleuse d’aménager son temps de travail à sa guise et de revenir si voulu, à un horaire à temps plein éventuellement. Il y a ensuite la logique de l’emploi partiel qui correspond à une forme d’emploi imposée à la personne travailleuse « soit par la conjoncture économique, soit à l’initiative de l’employeur. » (Moulin, 2016, p. 252) Selon Moulin (2016), la première logique renvoie entre autres aux jeunes qui cherchent à concilier emploi et études ou aux femmes ayant de jeunes enfants qui veulent avoir du temps pour prendre soin des enfants. La deuxième logique renverrait quant à elle à deux situations. La première est celle où des personnes ayant terminé leurs études n’arrivent pas à trouver un emploi. La deuxième est plutôt celle où des femmes qui veulent faire un retour en emploi à temps plein après un retrait complet du marché du travail n’y arrivent pas. Ainsi, si le travail à temps partiel peut être perçu comme un moyen facilitant l’articulation famille-travail, des nuances s’imposent. St-Amour et Bourque (2013) avancent que même lorsque le temps partiel est le résultat de la volonté de la travailleuse, ce régime de travail peut entrainer des répercussions négatives sur ses conditions de vie et de travail. Lippel et ses collègues (2011) abondent dans ce sens en parlant de certaines études qui « soulignent la très grande précarité économique associée au travail à temps partiel, et le lien entre cette forme de travail et un accès plus limité à des bénéfices comme les congés de maladie et les fonds de pension » (p. 160-161). Des statistiques récentes compilées par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) montrent aussi que les personnes qui n’ont pas travaillé à temps plein toute l’année sont plus nombreuses à avoir

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un horaire atypique (31,6 % contre 24,2 %) (ISQ, 2018a). Fudge (2011) conclut finalement que le travail à temps partiel peut être encore plus difficile, puisqu’il limite la possibilité pour les femmes d’avoir des revenus suffisants pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Meulders et O’Dorchai (2013) résument la précarité inhérente au temps partiel pour les femmes et le fait que leur précarité et leur pauvreté sont camouflées dans les revenus du ménage :

Les pénalités liées au travail à temps partiel sont bien connues : il représente un frein à la progression des carrières et des salaires, ne constitue pas un mode d’accès à l’emploi à temps plein et, de ce fait, favorise le développement de la pauvreté laborieuse. Il se cantonne à des secteurs d’activité particuliers et à des emplois peu qualifiés, il implique aussi un revenu plus faible à la retraite, etc. […]. […] La comparaison entre la mesure individuelle et la mesure de la pauvreté au niveau des ménages montre à quel point le ménage cache la précarité des femmes qui travaillent à temps partiel. (p. 265)

Cette section montre bien la diversité des réalités qui se cachent derrière la notion de flexibilité. Cette dernière peut toucher à la fois les horaires de travail, les statuts d’emplois ou les régimes de travail. La flexibilité peut être à l’avantage des personnes employées, généralement dans des emplois bien rémunérés offrant de bonnes conditions de travail, ou plutôt à l’avantage de l’employeur, souvent dans les emplois qui se situent au bas de l’échelle. Ces caractéristiques de la précarisation du marché du travail sont aussi visibles en ce qui a trait à la rémunération des travailleurs et des travailleuses.