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Chapitre 4 – Un cadre théorique triple pour penser les arrangements conjugaux

4.5 Un cadre théorique triple

À la suite de ce qui précède, nous posons l’importance d’étudier les arrangements des couples de parents à revenus modestes à partir de trois approches : la division sexuelle du travail, la signification sociale de l’argent et la sémantique conjugale contemporaine. Nous avons montré comment l’approche de la deuxième modernité réduit les relations conjugales à des relations entre individus égaux et autonomes, négociant en toute liberté leurs arrangements. À la lumière des critiques faites à cette conceptualisation, nous avons vu aussi à quel point elle n’est pas ancrée dans les réalités qui perdurent même si certains changements ont eu lieu : malgré un certain idéal d’égalité véhiculé depuis quelques décennies dans les couples, les rapports sociaux, notamment de sexe, demeurent. Cette façon de voir les relations conjugales ne peut donc pas nous aider à comprendre les arrangements des couples rencontrés.

Par conséquent, premièrement, il est essentiel de penser ces couples à partir de la division sexuelle du travail qui rend compte de l’entrecroisement des rapports sociaux. Les différences entre milieux socioéconomiques sont parfois occultées par certaines études qui posent les milieux plus nantis comme universaux, différenciant uniquement leurs résultats selon le genre ou ne reconnaissant pas les spécificités au sein même des femmes ou des hommes étudiés. S’inscrivant de plain-pied dans les théories féministes matérialistes et découlant de la division sexuelle du travail, l’articulation entre famille et travail met au centre de l’analyse la relation qui existe tant entre travail domestique et travail professionnel, qu’entre conjoints qui se divisent le travail. En partant des conditions matérielles des personnes étudiées, cette approche nous permet de prendre la pleine mesure à la fois du vécu des femmes et des hommes rencontrés, mais aussi des significations qu’ils et elles donnent à leurs pratiques concrètes. De ce fait, en plus des contraintes structurelles prégnantes dans la vie des couples, la division sexuelle du travail peut aussi nous aider à voir les zones de résistances mises en place par les actrices et acteurs dans leurs arrangements.

Deuxièmement, la théorisation de la signification sociale de l’argent de Zelizer (2005) permet d’éclairer plus particulièrement les arrangements financiers. En gardant en tête que l’argent n’est pas neutre, mais est plutôt marqué, cette approche de l’argent dans la sphère privée rend

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possible une compréhension plus fine de la gestion de l’argent entre conjoints. De plus, faisant le lien entre la sphère familiale, où est utilisé l’argent notamment pour subvenir aux besoins de la famille, et la sphère professionnelle, l’argent est au cœur de la relation entre travail et famille. Enfin, l’apport important de la sémantique de la conjugalité contemporaine est bien sûr de dépasser l’amour comme sentiment et de bien poser les bases sociales et sociologiques du rapport amoureux qui demeure le fondement des relations conjugales actuelles. Cette sémantique peut favoriser la mise en lumière de différentes logiques à l’œuvre au sein des couples et ainsi mieux comprendre certains arrangements en lien avec le travail et l’argent. Comme le rappelle Lowy, les relations conjugales hétérosexuelles contemporaines demeurent « un espace important de discrimination des femmes. Ce type de discrimination est unique : associé à la sphère intime, il agit dans le cadre de relations librement choisies. » (2006, p. 51) Les théorisations privilégiées rendent compte chacune à leur manière de façons de voir qui, mises ensemble, permettront une compréhension des paradoxes vécus au sein des couples. Quoiqu’elles puissent sembler être éloignées l’une de l’autre, ces trois approches sont complémentaires dans l’analyse des arrangements des couples à l’étude. Toutes trois prennent en compte la signification et l’interprétation du vécu par les acteurs et actrices et permettent une analyse des pratiques des conjoints et des conjointes. Les aspects matériels et symboliques sont donc conjointement pris en compte (Haicault, 1984; Tahon, 1995). Toutes trois posent aussi le maintien de contraintes structurelles majeures qui, si elles peuvent restreindre les possibilités de choix des membres du couple, permettent aussi d’observer comment chacun et chacune s’approprient ces contraintes ou, au contraire, y résistent. Ceci rejoint les réflexions de Ferree (2010) qui propose de penser les familles contemporaines en intégrant les transformations structurelles du point de vue macrosociologique (politiques publiques et marché du travail) à la considération des capacités individuelles et collectives des femmes et des hommes du point de vue microsociologique.

De plus, la division sexuelle du travail, la signification sociale de l’argent et la sémantique de la conjugalité contemporaine se conjuguent l’une à l’autre de diverses manières. Tout d’abord, la division sexuelle du travail est au cœur de la signification sociale de l’argent des membres du

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couple : elle est un jalon central sur lequel les personnes s’appuient pour donner sens à l’argent au sein du ménage. La division sexuelle du travail fait de même avec la sémantique de la conjugalité contemporaine en donnant aux hommes et aux femmes des critères sur lesquels évaluer le respect (ou non) des règles qui la constituent. L’argent et la division sexuelle du travail dans les couples revêtent aussi des significations particulières en fonction des diverses règles de la conjugalité contemporaine. D’un autre côté, la signification sociale de l’argent des hommes et des femmes en couple sert la sémantique amoureuse et permet de perpétuer la division sexuelle du travail. Enfin, en montrant des logiques qui apparaissent rationnelles aux couples hétérosexuels contemporains, ces trois dimensions théoriques permettent une compréhension en profondeur des arrangements entre conjoints.