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Chapitre 3 – L’argent au sein des couples : entre gestion de l’argent et gestion du quotidien

3.1 Les modes de gestion

3.1.1 Les modes de gestion : le choix d’une typologie

L’étude de l’argent dans les couples a souvent eu comme point de départ des typologies des modes de gestion afin de révéler si les couples mettaient ou non en commun leurs revenus. Diverses typologies ont été proposées depuis les années 1980. Nous verrons que celle de Pahl (1989), pionnière de l’étude de l’argent au sein des couples, a été très influente et a donné naissance à quelques variantes. Après la présentation de cette typologie, nous proposons celle de Belleau (Belleau et al., 2017a), typologie que nous utilisons dans notre propre projet de recherche.

3.1.1.1 La typologie de Pahl et ses variantes au fil du temps

Jan Pahl, chercheuse britannique, est une précurseure de l’étude de l’argent dans les couples. Elle fut la première à développer une typologie pour rendre compte des diverses façons dont les couples gèrent leur argent. Dans son livre Money and Marriage (1989), elle développe une typologie construite autour de quatre catégories. Avec ces quatre modes de gestion, Pahl veut mettre en lumière tant la personne ayant accès à la source principale de revenus du ménage que celle ayant la responsabilité de gérer l’argent et les dépenses. La première catégorie, wife

management ou whole wage system, correspond au mode de gestion où un seul membre du

couple, habituellement la femme, est responsable de la gestion de l’argent et des dépenses de tout le ménage, sauf des dépenses personnelles du conjoint. Ce mode de gestion coïncide le plus

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souvent avec les couples où le conjoint remet sa paie à sa conjointe. La deuxième catégorie est le système d’allocation (allowance system) où une personne, généralement l’homme, remet quotidiennement ou mensuellement un montant d’argent, une « allocation », à sa conjointe pour qu’elle s’occupe de certaines dépenses prédéfinies. Si elle a aussi un revenu personnel, ce montant est ajouté à l’allocation. L’homme a donc accès à une plus grande part du revenu du ménage ainsi qu’un plus grand contrôle sur celui-ci. Dans certains cas, la femme peut se retrouver avec beaucoup de dépenses à faire avec un petit montant d’argent. La mise en commun ou gestion partagée (pooling system ou shared management) est le troisième mode de gestion de la typologie de Pahl. Il s’agit d’un mode où une vision commune de l’argent est mise de l’avant et où l’accès est égal pour les deux conjoints. Les conjoints partagent aussi plus ou moins la responsabilité de la gestion de l’argent et des dépenses. Pahl précise toutefois que

[i]n some ways, shared management represents a romantic view of marriage, and just as romance can never really hide the structural inequality of the sexes within marriage, so sharing rarely compensates for the lower earning capacity and the financial dependence of married women. (1989, p. 74)

Enfin, la dernière catégorie est la gestion indépendante (independent management system). Pour Pahl, ce mode de gestion est surtout caractérisé par le fait que les deux conjoints ont accès personnellement à un revenu et qu’ils n’ont pas accès à celui de l’autre membre du couple. Chaque conjoint est alors responsable de certaines dépenses.

Pahl (1995) a fait évoluer sa typologie avec les années pour qu’elle soit plus en adéquation avec certaines réalités sociales et conjugales observées lors de ses recherches, notamment le nombre grandissant de couples où les deux conjoints ont des revenus d’emploi. Six modes de gestion sont alors distingués, mais le mode de la gestion indépendante n’est plus présent et celui de la gestion conjointe est séparé en trois : 1. Whole wage system (féminin); 2. Mise en commun gérée par la femme; 3. Mise en commun gérée conjointement (joint pool); 4. Mise en commun gérée par l’homme; 5. Whole wage system (masculin) et 6. Allocation domestique.

La typologie de Pahl a été la base de nombreux travaux sur l’argent dans les couples, et ce, peu importe le pays à l’étude. Ashby et Burgoyne (2008), à la suite de Vogler et al. (2006), croient que

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nous sommes allés aussi loin que possible avec la typologie de Pahl et qu’il est maintenant temps de séparer les catégories de mise en commun, de mise en commun partielle (partial pooling) et de gestion indépendante de façon plus claire. Le nombre de catégories par typologie varie selon les études. En outre, plusieurs auteurs font le choix de réduire le nombre de catégories à deux ou trois (mise en commun, gestion indépendante et parfois mise en commun partielle) au moment des analyses (Lauer et Yodanis, 2011 et Hiekel et al., 2014). Par exemple, dans l’étude quantitative de Bonke (2015), quatre choix étaient proposés aux répondants, mais il a choisi finalement d’unir trois catégories (allocation, mise en commun partielle et gestion indépendante) en une seule, soit non mise en commun (opposée à mise en commun). La réduction à deux catégories (mise en commun ou non) se fait parfois différemment lorsque la mise en commun partielle est amalgamée avec le mode de gestion indépendante (par exemple, Hiekel et al., 2014). Ces typologies à deux ou trois catégories sont généralement utilisées dans des études quantitatives. Depuis les premiers travaux de Pahl dans les années 1980, les typologies des modes de gestion ont été nombreuses et ont varié en fonction des données disponibles et des objectifs des études. Dans les années plus récentes, une typologie a aussi été développée au Québec à partir d’enquêtes qualitatives.

3.1.1.2 Deux grands principes : la typologie de Belleau

Belleau (Belleau, 2008; Belleau et al., 2017a; 2017b) a développé sa typologie des modes de gestion de l’argent au sein des couples à partir d’enquêtes qualitatives menées au Québec à partir des années 2000. Elle propose une typologie à quatre modes de gestion qui sont regroupés sous deux grands principes : la mise en commun des revenus et le partage des dépenses (Belleau, 2008). Outre la logique de redistribution, ces catégories permettent de classer les modes de gestion selon qui possède l’argent et qui a accès à cet argent.

Derrière la notion de mise en commun se trouve l’idée que les revenus de chacun sont mis en commun et qu’ils sont redistribués plus ou moins équitablement entre les conjoints. Dans ce mode de gestion, les deux conjoints paient autant les dépenses communes que les dépenses plus personnelles à partir d’un pot commun. Il reflète l’idée que le couple est une entreprise commune et que les conjoints mettent de l’avant un « certain idéal de solidarité » (Belleau, 2008, p. 126).

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Toutefois, la mise en commun peut entrainer le contrôle des dépenses par un conjoint et une moins grande légitimité à dépenser pour le conjoint, souvent la conjointe, qui rapporte le revenu le plus faible dans le ménage. À l’inverse, la personne qui gagne plus peut ressentir de la frustration si elle juge que l’autre membre du couple « profite » d’elle et de son argent. Enfin, il y a aussi un risque de tensions si les conjoints n’ont pas la même vision de l’argent et des dépenses ainsi qu’un risque accru lors d’une rupture puisqu’un des conjoints peut s’approprier l’argent du compte commun et laisser l’autre sans ressources financières (Belleau et Lobet, 2017).

Lorsqu’un des conjoints n’a aucun revenu ou très peu, le mode de gestion privilégié est celui de l’allocation (où l’un des conjoints paie toutes ou presque toutes les dépenses). Ce mode de gestion, toujours sous la logique de la mise en commun, a deux avantages. Il permet une certaine autonomie à la personne qui n’a pas de revenu personnel si elle reçoit l’allocation régulièrement. Il permet aussi une indépendance à la personne qui verse l’allocation puisqu’elle peut utiliser le reste de son argent à sa guise. Toutefois, si la personne sans revenus propres doit quémander, il y a un risque que cette dernière ressente un sentiment de dépendance et qu’elle ne puisse faire de dépenses personnelles. De plus, dans les pires cas,

le système d’allocation peut créer ou maintenir une situation d’abus ou de grande pauvreté pour celui qui en dépend, et cela, alors même que le revenu familial est substantiel, l’accès à ce revenu soi-disant familial (en fait celui du pourvoyeur) dépendant du bon vouloir du pourvoyeur. (Belleau et Lobet, 2017, p. 45)

Dans la seconde logique, celle du partage des dépenses, les conjoints s’entendent sur la liste des dépenses dites « communes », mais conservent leurs revenus individuellement pour payer leurs dépenses personnelles. Les deux manières de fonctionner les plus courantes consistent à partager les dépenses communes soit en parts égales (partage 50-50), soit proportionnellement au revenu de chacun (au prorata du revenu, celui qui gagne plus paie plus). Le partage 50-50 renvoie à une plus grande indépendance et à moins de tensions puisque les deux conjoints font ce qu’ils veulent avec leur argent. Toutefois, il peut être difficile de s’entendre sur ce que sont les dépenses communes. De plus, fréquemment, la personne qui fait les dépenses au quotidien (souvent la femme) finira par payer plus puisqu’elle ne conservera pas tous les reçus et ne demandera pas la

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moitié à son conjoint. Aussi, ce mode de gestion implique de nombreux calculs qui peuvent rebuter certaines personnes (Belleau et Lobet, 2017). Le partage au prorata des revenus, quant à lui, rend compte d’un désir d’équité entre les conjoints, tout en permettant à chaque membre du couple une marge de manœuvre personnelle. Avec le principe du partage des dépenses, quand il y a un grand écart de revenus entre les conjoints, il y a toutefois un risque d’accroissement des inégalités et d’appauvrissement du conjoint, souvent la conjointe, qui a les revenus les plus faibles, particulièrement avec le mode de gestion moitié-moitié (Belleau et Lobet, 2017). Pahl (2005) abonde dans ce sens en affirmant que pour représenter l’idéal d’égalité, la gestion indépendante doit être pratiquée par des conjoints ayant les mêmes revenus.

Enfin, Belleau précise que si elle a bien observé ces quatre modes de gestion lors de ses recherches, dans la pratique, ils peuvent être utilisés de façon plus ou moins souple selon les couples (Belleau et al., 2017b). Cette typologie est donc une base pour comprendre les logiques financières mises de l’avant par les conjoints : est-ce que ces derniers privilégient une mise en commun des revenus ou plutôt une gestion plus indépendante avec le partage des dépenses? Cependant, pour bien comprendre leurs pratiques, il est nécessaire de dépasser la seule typologie et de cerner plus en détail certaines dimensions particulières.