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Une histoire d’errance et un espace de doute

Répondant par le brouillage de la distinction entre imaginaire et réalité à ce qu’ils vivent comme une contradiction entre leur passé et leur présent, les personnages de Reza sont souvent insaisissables, pour autrui comme pour eux-mêmes. Frédéric Ferney note qu’ils se trouvent en quelque sorte condamnés au « paraître de l’être »111, et ce registre se décline à travers deux figures majeures :

a) celle du « passager», présent par son corps et absent par son esprit ;

111 Frédéric FERNEY, « Théâtre : « Art » de Yasmina Reza, toujours aussi cruel », Le Figaro, 23 janvier 1998

b) celle du « rêveur », absent par son corps et présent par son esprit.

Ce « jeu » entre présence et absence est ce que, dans La Traversée de l’hiver, Ariane découvre en suivant Avner dans sa course en montagne :

ARIANE. Je vous ai suivi aujourd’hui, Avner, sur la montagne que vous aimez, rien d’autre, je n’ai fait que vous suivre, vous marchiez, vous marchiez et… qui peut comprendre ?… vous étiez si présent, si seul…

Silence.

AVNER. Tu m’inventes, Ariane.

ARIANE. Même si je vous invente, si l’homme que j’ai suivi n’est pas vous, ce qui compte ce soir c’est votre absence, c’est ce paysage quand vous l’aurez quitté, c’est le chagrin qui m’attend et qui déjà ce soir frappe toute chose où mon regard se pose… (Un temps.) Est-ce que je peux… est-ce que je peux vous accompagner cette nuit ? (p. 165)

Au début de cette scène, et comme à la clé d’une partition musicale, une didascalie nous a signalé qu’Avner, après être descendu dans le jardin, « s’arrête de dos, et contemple l’horizon

noir ». Tout au long de leur échange son interlocutrice n’aperçoit ainsi de lui que la silhouette

d’une ombre. Expression symbolique de sa moindre présence au monde : ce que pressent à ce moment Ariane – et qu’elle transpose dans sa relation à son partenaire – est la condition existentielle même de ce dernier, écartelé entre le noyau d’absence de sa terre d’origine et celui de l’horizon inaccessible des montagnes ou de la nuit.

Le metteur en scène Patrice Kerbrat note ainsi que le goût d’Avner pour les ascensions en montagne est révélatrice : le temps s’arrête pour ce personnage qui vient de loin et qui n’a pas réussi son entrée dans le nouveau monde :

Ce conquérant venu de l’Est, qui depuis soixante ans parcourt le monde sans jamais poser ses bagages, qui, l’été, gravit les montagnes pour débusquer et interroger la transcendance, voici qu’il est las, sur les sommets, de ne croiser que le silence. De ne conquérir que des parts de marché ou des jeunes filles compliquées et harassantes, de trop savoir que ses fils ne ressemblent pas à ce jeune homme appliqué chez qui il croit reconnaître ses propres brûlures, de ne pouvoir aimer cette femme au charme familier, qui d’ailleurs se dérobe doucement.112

C’est que le périple qu’on entrepris les Milstein pendant la guerre est voué à n’avoir jamais de fin. Le mouvement centrifuge qu’il amorçait condamne Avner à une errance et une marginalité qu’il déteste mais qu’il est contraint de vivre. Éternel étranger dans le monde qu’il parcourt, toujours venu d’ailleurs, du dehors, d’un autre pays, il a quitté l’Europe dès 1940,

s’est installé au loin en Argentine, et ne consent à revenir dans le vieux continent que pour le temps bien nommé des « vacances ». Et encore choisit-il la Suisse. L’idée de retour au pays natal ne peut plus être que virtuelle, car cette place d’origine n’existe plus pour lui que comme

place perdue, dépourvue à ce titre de toute consistance physique. Le pays natal lui reste un

point de repère essentiel (et existentiel), mais uniquement en tant que centre symbolique de diaspora, c’est-à-dire facteur et trace d’un hiatus dans les rapports entre groupe diasporique et terre d’origine. Tout autre espace est désormais périphérique : Avner est condamné à la marge et à la recherche continue d’expériences nouvelles, par peur du vide intérieur et de l’ennui. C’est en cela que l’on peut comprendre l’extrait des Récits hassidiques que Reza a choisi de placer en exergue à sa pièce :

— Pourquoi cours-tu tout le temps dans la forêt ? — Je cherche Dieu, dit le petit garçon.

— Mais Dieu n’est-Il pas partout ? — Oui, père.

— Et n’est-Il pas partout le même ?

— Oui… mais moi je ne suis pas le même partout. (p.115)

Nombreux sont les personnages de Reza à éprouver cette même particularité de venir d’ailleurs, de sembler se fixer un instant dans les marges d’une société qui les rejette ou qu’ils fuient, avant de continuer leur marche vers un horizon qui ne cesse de reculer dans le lointain. La fascination qu’exerce sur eux l’espace est généralement à la mesure de leur désir d’un impossible retour à l’Eden perdu de leur enfance, à ses saisons et à ses jardins. D’où le rôle à la fois stimulant et paralysant que prend pour eux le passé : même si ce n’est pas toujours sous les couleurs de l’enfance, nul n’échappe à la valorisation nostalgique de la vie menée avant le début de leur quête.

Et c’est pourquoi cette quête ne peut être qu’une errance dans la marginalité. Joël Glaziou établit un lien entre la marge physique et la marge historique en disant que les marginaux sont tiraillés par des forces qui s’opposent et qui les déchirent parfois113. La rupture radicale à laquelle la fuite de son père l’a contraint a définitivement affranchi Avner de son premier milieu. Il peut bien habiter au loin ou venir retrouver sa sœur en Suisse pour les vacances, il est toujours en exil et ses lieux d’installation restent incertains, à l’opposé de tout ancrage, car marqués par le hasard (« On se fabrique soi-même, on forge la matière qu’on donne au

113 Joël GLAZIOU, « Dans la marge… des forces en marche. Portrait de quelques marginaux dans l’œuvre de Le Clézio » in Recherches sur l’imaginaire, Cahiers n° 29 : Figures du marginal dans la littérature française

hasard », L’Homme du hasard, p. 16). C’est par son mouvement errant et l’éloignement maintenu d’avec sa terre natale qu’il s’accomplit – la coupure initiale avec ses références familiales l’affranchissant de tout système de référence reconnu par le groupe. Il ne perçoit plus dans ce dernier que les vestiges d’une société qui n’est pas la sienne. Il devient un autre aux yeux de ceux qui l’accompagnent et qui ne peuvent intercepter que sa silhouette :

Mes désirs, Ariane, ne sont plus de ceux qu’on peut épuiser. […] Tu m’as suivi de dos à Lenzsee, c’est mon dos que tu voyais… (p. 166)

On retrouve chez plusieurs personnages du recueil ces figures solidaires de l’affranchissement de l’ordre établi et du voyage transgressif : mouvements de déterritorialisation qui tracent une ligne de fuite à la recherche d’un monde confus, impossible et étranger. Il est significatif qu’Avner, grand voyageur et amateur d’équipées en montagne, soit pourtant incapable de lire une carte :

AVNER. Où faut-il prendre le téléphérique pour Lenzsee ? BALINT. À Lenz. Vous me demandez à moi !…

AVNER. Mais vous savez lire ces cartes. Moi, ça fait cent ans que je viens et j’y comprends toujours rien. (p.140)

Inapte à tout repère… Éric Landowski a bien montré comment la figure du voyage hors de chez soi – le « voyage à l’aventure » – se développe sur la combinaison d’un hors-lieu et d’un hors-temps. Elle s’oppose à celle du retour, où l’on entre par contraste dans le mesurable de la vie114. Mais, pour Avner, même Buenos-Aires, où il s’est installé, est une ville sans repères, un espace insituable :

SUZANNE (elle sourit. Un temps). C’est grand, Buenos Aires ? AVNER. C’est grand comme un patio.

SUZANNE. Un patio ?

AVNER. C’est une ville à ciel ouvert. Le monde est autour. (p.156)

El il conclut par ces mots sa confidence sur son amour des montagnes où tout n’est qu’étendue :

Comment peut-on habiter quelque part ?