• Aucun résultat trouvé

2 - La reconnaissance par le lecteur crée l’identité de l’artiste

Les pièces de Théâtre ne se contentent cependant pas de mettre en scène des figures d’écrivains, d’artistes ou de critiques professionnels. Elles proposent souvent de véritables parcours de lecture : L’Homme du hasard met face à face, dans le huis clos du compartiment du train, un auteur et sa lectrice ; La Traversée de l’hiver se clôt sur le souvenir d’une lecture d’Avner ; et, on vient de le rappeler, le problème de l’interprétation de l’œuvre est le principal ressort dramatique de « Art ». Ces différents lecteurs dévoilent leur sentiment : la lecture ne les a pas laissé indemnes, a réveillé en eux des affects enfouis et oubliés, et s’est peu à peu constituée comme une médiation intérieure avec eux-mêmes. La lecture serait-elle donc aussi un moyen privilégié de se connaître ou se reconnaître ? Et, en retour, ne sont-ce pas aussi les différentes réceptions de l’œuvre qui vont révéler à l’auteur des facettes de sa personnalité encore inconnues de lui-même ?

La lecture

Chaque lecteur lit selon une problématique qui lui est propre, et les trois lecteurs mis en scène dans le recueil semblent représenter trois appropriations différentes d’une œuvre : Martha, dans L’Homme du hasard, relit sa vie à la lumière des romans de Parsky pour mettre en mots des sentiments encore obscurs à elle-même ; Avner, dans La Traversée de l’hiver, redécouvre

son identité perdue dans son image sociale : et Marc, dans « Art», comprend que personne d’autre que lui-même ne peut interpréter sa vie. Ce sont ces trois parcours que nous nous proposons d’observer davantage.

• Martha dans

L’Homme du hasard

Martha affirme d’emblée que ce qui l’a amenée vers Paul Parsky est

[sa] proximité avec la musique, [son] « obligation » de la musique comme si la clé ou l’absence de clé des choses s’y trouvait. (p. 15)

Son approche est donc avant tout émotionnelle. Par delà le contenu du texte, c’est la musique des mots qui traduit l’indicible des sentiments. Lire, pour elle, c’est retenir après coup des scènes de romans qui l’ont frappée par leur charge émotionnelle.

Martha en vient donc à assimiler les personnages des romans de Parsky aux êtres qui lui sont proches, et qu’elle apprend à décrypter à la lumière de sa lecture. Ainsi elle assimile Strattmer, héros de L’Homme du hasard, à son ami Serge qui vient de mourir. C’est par ce personnage qu’elle atteint la vérité de son ami, hanté par la culpabilité d’avoir survécu la Shoah. Nulle part il n’est question de la Shoah dans L’Homme du hasard, mais c’est l’angoisse qui sourd du personnage imaginé par Parsky qui permet à Martha de comprendre l’angoisse de Serge. Elle retrouve encore l’angoisse chez Reuvens, autre personnage de

L’Homme du hasard, qui souffre de la maladie du dénombrement. Or selon elle :

La maladie du dénombrement est précisément la maladie de mon frère. Mon frère est atteint de la maladie du dénombrement et à ce titre, il est lui aussi de votre univers. Oh mon Dieu, ce que vous racontez m’est si familier ! (p. 35)

Ce que Martha aime dans les romans de Paul Parsky, c’est la musique d’une humanité pathétique et dérisoire. Dérisoire parce que pathétique. C’est qu’il lui apprend à voir l’absolue souffrance derrière le quotidien le plus banal :

Dans La Remarque, il voit dans le métro une femme d’un certain âge, grosse avec un fichu et un gros manteau. Elle pleure, le visage collé au mur méchant de carrelage blanc, juste à côté il y a une affiche d’Holiday on Ice.

Aux pieds, elle a des chaussons et des socquettes sur ses mollets enflés.

Il décrit ses pieds, les charentaises, la peau meurtrie entre les chaussettes et le manteau et à travers cela toute sa vie, sa vie entière en cinq lignes…

Dans un autre livre, il raconte comment il voit de sa fenêtre son grand-père contourner la maison et disparaître d’un pas d’enfant en serrant contre lui ses analyses médicales. Dans L’Homme du hasard

justement, cette femme qui déjeune toute seule chaque dimanche aux Flots-Bleus de Royan, peinturlurée, teinte, habillée de rose, dont tout le monde se moque et ricane et dont pourtant vous dites… qu’elle était la bonté même… Sur toutes ces choses et tant d’autres que vous exprimez, monsieur Parsky, moi j’ai pleuré… (p. 38-39).

Ces images, sur lesquelles se clôt la dernière réplique de la pièce, disent que Martha a rencontré dans et par sa lecture l’humanité des plus faibles. Elles sont pour elle de véritables condensés d’émotion qui lui ont permis d’atteindre le cœur de l’homme :

En vous lisant, il y a eu mille instants comme des éternités. (p. 39)

Et c’est cette lecture qui pourra sans doute réconcilier Paul Parsky avec lui-même, alors qu’il vient justement de confier à son interlocutrice, parlant avec ironie de lui-même à la troisième personne, la dimension de son échec à dire l’humain :

─ C’est un petit farfouilleur égocentrique qui n’a pas su rendre un seul instant comme une éternité, ce qui est le propre des poètes, de la mort il n’a parlé qu’avec mondanité, en ricanant comme un pauvre toupie, il dit haïr le nombre et la masse mais il n’a pas su parler du malheur des hommes, de la tristesse il n’a su dire que la sienne, et avec quelle frénésie de ressassement ! Il y a une phrase qu’il envie dans une élégie de Borges, De l’autre côté de la porte, dit Borges, un homme fait d’amour, de temps, de solitude vient de pleurer à Buenos Aires sur toute chose. Sur toute chose, Paul Parsky n’a pas su pleurer, voyez-vous. (p. 38).

Mais la didascalie finale indique qu’il rit – comme si la réplique (et la lecture) de Martha l’avait libéré de son amertume.

• Avner dans

La Traversée de l’hiver

Avner, à la fin de la pièce, se remémore ses impressions de lecture lorsqu’il était enfant en Roumanie :

Il y a longtemps, en Roumanie, j’avais un vieux livre sur le Transsibérien… Sur une page, il y avait deux photos de paysans l’une au-dessus de l’autre, un flûtiste et un cavalier, et on pouvait lire : « Entre ces deux images, tout l’infini des forêts…»

Sur la page d’à côté, il y avait un paysage de hauts plateaux, avec une cabane, et la légende disait : « Passage d’hiver dans les monts Kingane… »

Je ne pouvais pas ouvrir ce livre à cet endroit sans que le froid ne me prenne. On pouvait distinguer des plaques de neige sur les herbes mortes et les forêts, j’y traçais des chemins pour le cavalier et je traversais l’hiver à l’infini… (pp. 185-186)

Lire, pour lui, c’est retenir quelques scènes plus descriptives que narratives – deux portraits et un paysage – par lesquelles il s’identifie à un personnage, le cavalier. Il s’approprie les deux

tableaux et reconstruit une histoire qui devient la sienne : il est ce cavalier capable de traverser l’hiver, de trouver son chemin, guidé par la flûte, par la musique de l’au-delà de la vie. L’œuvre n’est là que pour susciter des images que s’approprie librement le lecteur. Elle a pour fonction d’enclencher son imagination, de lui offrir un simulacre qui lui permet d’expérimenter un moi possible, et par là de donner consistance à un projet de vie. À travers sa description, Avner projette à la fois ses angoisses et leur issue possible : il est lui aussi perdu dans l’hiver de sa vie mais il peut être ce cavalier capable de se tracer ses chemins, pour peu qu’il se laisse guider par la flûte. En se remémorant ses sensations d’enfant, il se retrouve ainsi lui-même.

À la différence de ce qui se passe pour Martha, l’identification se réalise ici dans l’ordre de la sensation plus que des sentiments. L’art de l’écrivain est semblable à celui du peintre et du poète, qui agencent les couleurs ou les mots pour provoquer une sensation à la fois intense et éphémère. Ces instants magiques, triés et choisis, apportent l’apaisement au lecteur, en lui faisant découvrir que les mots existent aussi pour transmettre non pas du sens mais une sensation du sens, dans laquelle l’auteur et le lecteur se rencontrent.

• Marc dans

« Art »

Dans ce dernier cas, le lecteur prend la place de l’artiste pour rendre lisible une œuvre d’abord perçue comme illisible. Le tableau blanc prend sens par l’interprétation de Marc, et c’est sa lecture qui, d’une certaine manière, « crée » le tableau :

Marc. Sous les nuages blancs, la neige tombe. On ne voit ni les nuages blancs, ni la neige. Ni la froideur et l’éclat blanc du sol.

Un homme seul, à skis, glisse. La neige tombe.

Tombe jusqu’à ce que l’homme disparaisse et retrouve son opacité. Mon ami Serge, qui est un ami depuis longtemps, a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt.

Elle représente un homme qui traverse un espace et qui disparaît. (p. 251)

Le tableau devient figuratif, le champ abstrait de la toile devient champ du ski. Les « fins lisérés blanc transversaux » deviennent traces, traces d’un skieur, traces d’un homme seul qui traverse le blanc de la vie puis disparaît. Marc crée une correspondance entre deux univers de nature différente : le réel et l’illusion – l’œuvre d’art et le néant. Rendre le blanc figuratif tout à coup comme un champ du ski, place le lecteur Marc dans la position d’un critique qui commente l’œuvre pour en dire le sens. Or, le seul vrai critique habilité à donner un sens à

l’œuvre n’est pas le critique professionnel mais le lecteur amateur : c’est parce que le lecteur aime l’œuvre qu’il peut lui donner un sens. Dès lors, chaque relecture offre une nouvelle définition de l’œuvre, et redonne vie et sens aux pièces ou aux romans décriés par la critique. Il est frappant de constater que trois pièces sur quatre du recueil Théâtre se terminent ainsi sur le commentaire d’un lecteur, qui non seulement s’approprie ainsi l’œuvre à laquelle il donne un sens, mais aussi voit sa vie requalifiée par sa lecture.

Mais, c’est aussi l’identité de l’auteur qui est reconnue, lui qui a été capable de rendre palpables, dans la chair des mots, dans la fulgurance des couleurs, ses propres émotions, ses propres sentiments, ses interrogations existentielles. C’est dans et par ce partage qu’il existe :

Ce qui fait l’écrivain, c’est presque plus son lecteur, pour moi, que l’écrivain lui-même. (…) Le commentaire de l’écrivain sur son œuvre est grotesque ; ce n’est pas à lui de le commenter. Lui, il offre quelque chose, il lance une bouteille à la mer qui est destinée à un vis-à-vis, qui peut être une personne réelle ou fantasmatique, qui peut éventuellement prendre la forme du nombre, en tout cas il écrit pour une personne qui est le lecteur idéal.175

Ainsi il semble que l’œuvre ne prend sens que par la lecture qu’en fait le lecteur. Sans récepteur il n’y a pas d’œuvre. Mais Reza semble suggérer davantage encore : sans la figure tutélaire du lecteur, l’auteur ne peut créer. Telle Ariane guidant Thésée dans le labyrinthe, la lectrice Martha fait retrouver à Parsky le chemin de la création.