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Face aux misanthropes atrabilaires, les femmes jouent la comédie de la frivolité. La tragédie de la vieillesse, vécue comme un naufrage, se résume finalement à des problèmes de maquillage, d’embonpoint et de couleur de cheveux, interdisant ainsi aux spectateurs de se complaire dans leurs propres angoisses. La frivolité devient la tristesse souriante du désespoir. Martha dans L’Homme du hasard passe sans transition d’une réflexion empreinte d’une sagesse intemporelle sur l’acceptation de la mort :

Accepter qu’un être que nous aimions soit mort.

Accepter que le monde compte un être de moins qui nous aimait… Mes parents, disparus.

Disparu un mari que j’aimais. Morts, quelques amis. Mort, Serge.

Accepter de n’être maître ni du temps ni de la solitude. (p. 27)

à des considérations beaucoup plus terre-à-terre sur la couleur de ses cheveux et de son tailleur :

Bonne idée de me faire faire la couleur avant de partir.

La dernière fois c’était trop blond, mais cette fois-ci elle l’a bien réussie.

Bien fait de mettre mon tailleur jaune. Je n’ai pas froid comme je le craignais et il me donne un air énigmatique. (p. 27).

Et cette frivolité même est revendiquée comme antidote à la tragédie de la mort :

Frivoles jusque dans l’au-delà nous sommes (p.27)

Maquillage et habillage semblent d’ailleurs être les deux remèdes infaillibles pour faire cesser la chanson des mal-aimés. En tout cas c’est le conseil que donne Julienne à Édith dans

JULIENNE. Alors ça, rien ne vous empêche de vous maquiller et de vous habiller !... ÉDITH. Pour qui ?

JULIENNE. Pour personne ! Pour tout le monde…pour vous !

ÉDITH. Je voudrais que ce soit pour quelqu’un, me faire belle pour quelqu’un…

JULIENNE. Pardonnez-moi Edith, mais vous raisonnez à l’envers. Maquillez-vous, habillez-vous, et ce quelqu’un apparaîtra dans l’heure qui suit ! (A Édith). Est-ce que je dis des bêtises, mademoiselle. (p. 65).

Julienne, la seule à avoir des enfants et des petits enfants, semble avoir pour mission de toujours dédramatiser une situation lourdement tragique par des remarques futiles, et décharger la lourdeur d’une atmosphère du deuil par la légèreté des soucis ordinaires du quotidien. Pour casser le mur du silence, elle n’hésite pas à recourir au sujet le plus banal de conversation qui soit : le temps. Comment savoir s’habiller quand le temps est si changeant ?

Si j’avais su qu’on aurait cette chaleur, j’aurais mis ma gabardine... Avoue que c’est imprévisible en novembre tout de même! En tout état de cause je ne vois pas pourquoi je me suis mise en noir, c’est ridicule, je suis la seule à être en noir (p. 51)

J’étouffe. C’est le tricot de corps qui m’oppresse. (p. 52)

On se croirait en été franchement! J’avais mis ce matin un petit sous-pull en laine par sécurité, je l’ai retiré en revenant, je ne pouvais plus le supporter. (p.61).

Consciemment ou inconsciemment Julienne combat le malheur par la futilité même de ses propos.

Dans La Traversé de l’hiver, Suzanne veut lutter à la fois contre la tristesse de sa fille après le départ d’Avner et contre sa propre tristesse prétendument inexplicable. Elle recourt pour cela à la manœuvre de diversion universellement partagée par toutes les femmes, les courses en ville !

SUZANNE. Ce départ m’a rendue triste, c’est idiot. Les départs me rendent triste, toujours… (Un temps.) Veux-tu… veux-tu que nous allions faire des courses en ville ?... Je t’achète un pantalon si tu veux ─

ARIANE. D’accord… (p. 169).

La nourriture semble être aussi un bon refuge face à la peur du vieillissement et de la mort. Quand Emma, dans La Traversé de l’hiver, se plaint du poids de l’âge qui « vous tombe comme une charge sur le cœur» (p. 137) « une petite williamine» accompagnée de cakes aux noix ─ comme s’il était logique de s’empâter le corps pour alléger le cœur…

En fait en choisissant la légèreté frivole et ses petits bonheurs, ces personnages féminins refusent, en acte, de s’enfoncer dans la morosité, dans la déception d’une vie toujours en

retard du Bonheur majuscule, qui n’arrive jamais chez Yasmina Reza. En agissant ainsi elles font volontairement un pied de nez au tragique. Et l’auteur revendique d’ailleurs ce choix :

La frivolité c’est prendre au sérieux ce qui ne l’est pas. On est plus léger si on est bien habillée, bien coiffée. Pour moi, c’est ce qui permet de vivre.42

Comme l’analyse Christiane Blot-Labarrère, rires et larmes sont indissociables, et sans la complicité de femmes qui partagent le même goût pour la frivolité, la vie basculerait inexorablement dans une gravité insupportable :

Une coexistence belliqueuse entre le sourire et les larmes s’instaure chez ses personnages. Porte-à-faux qui explique les oscillations dont ils ne sont pas les dupes.43

Pour échapper à la réalité cruelle et à ses inévitables frustrations, les femmes « rezaldiennes » choisissent volontairement de frôler la frivolité pour éviter de sombrer dans les profondeurs du désespoir. Comme le souligne encore Christiane Blot-Labarrère, le choix de la légèreté n’était pas le seul raisonnable pour qui veut traverser la vie debout et non ployé sous le poids des malheurs :

Cette futilité revêt les caractères qui lui attribue Cioran: consciente, acquise, volontaire. Elle ne se confond pas avec la facilité et elle prend le parti du paraître contre celui de la profondeur.44

Reza met ainsi à distance, par la légèreté, des sujets de tension tragiques. Vivre, pour elle, c’est accepter de vivre avec ces conflits. Le jeu théâtral de ses personnages vise à les dédramatiser.

42 Louise DAVID, « Yasmina Reza ou l’intelligence des petits riens », <http://www.lepetitjournal.com> [consulté le 24 février 2009].

43 Nina HELLERSTEIN, Nouvelles écrivaines : nouvelles voix ? op. cit., p. 279 44 Ibid., p. 280

Deuxième partie