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Jeux de sociétés anodins : un temps vide

Blaise Pascal pense que la condition humaine est si misérable, que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près : « De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés »76. Quand les aventures véritables lui paraissaient trop dangereuses ou trop fatigantes, ou encore lorsqu’elles deviennent hors de sa portée, l’homme recourt au jeu, cherchant ainsi à satisfaire son intelligence et son corps à moindre risque.

Cela s’applique tout à fait aux personnages de Reza, qu’elle qualifie elle-même d’hommes ordinaires. Hantés par leur destinée, ils essayent de détourner vainement le regard de leur passé écrasant, d’ignorer délibérément l’avenir mystérieux et de profiter de l’instant qui passe

75 Ibid.

en se livrant à des actions résolument banales. Ils savent qu’ils vont mourir, le reste leur semble dérisoire, et ils tentent de vivre le présent avec ses soucis et ses plaisirs. Pour eux, comme le dit encore Reza :

(…) tout est agitation, plus ou moins productive, vaine ou élégante…Mais agitation.77

Cette situation nourrit en eux l’espoir de contrôler le temps qui s’écoule sans répit, et c’est la raison pour laquelle Nathan et Alex, par exemple, proposent d’égayer l’atmosphère par des jeux de société après les moments pénibles de l’enterrement de leur père. Ils ont échoué dans leurs tentatives mutuelles et sérieuses de contrer l’oppression qui en résultait, et ils recourent donc à l’imaginaire ludique :

ALEX. Si on faisait un petit jeu pour égayer l’atmosphère ? Non ? Monopoly, scrabble, il y a ce qu’il faut ici.

NATHAN. Dames, échecs…

ÉDITH. Vous n’allez pas jouer ? Personne n’a envie de jouer ici ! NATHAN. Cluedo…

ALEX. Cluedo ! Ah ! Ah ! Le jeu le plus con de la terre !… comment tu te souviens de ce jeu ?! NATHAN. Je crains que Julienne ne sache pas y jouer.

ALEX. Mais si, le colonel Moutarde… NATHAN. Docteur Olive…

JULIENNE. Mademoiselle Pervenche… ALEX. Ben voilà ! (p.92)

Reza qualifie ce comportement d’acte de « folie » qui saisit les personnages à la suite d’un choc émotionnel78. Et le Dictionnaire des symboles définit le jeu comme une lutte symbolique contre la mort, la peur, la faiblesse et les doutes personnels 79. Les deux frères parviennent ainsi à échapper à leur angoisse : le jeu permet de « dissiper une atmosphère sacrée d’une intensité oppressante et, par un déchaînement en sens contraire, de rétablir l’ordre habituel des choses. »80 Christiane Blot-Labarrère dans son étude, remarque ainsi que les personnages de Yasmina Reza

(…) choisissent de saisir l’instant, prennent parti pour la futilité contre le sérieux, la joie même fugitive plutôt que le bonheur fade. 81

77 Ibid.

78 Entretien avec Yasmina Reza « J’écris sur le fil de l’essentiel », op.cit.

79 Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 433 80 Ibid., p. 434

Nous avons constaté, dans la première partie de notre étude, les nombreuses difficultés qu’éprouvent les personnages à extérioriser leurs sentiments. En les délivrant des traditions rigides qui les contraignent à observer le deuil, le jeu apparaît comme un autre moyen de dire le non dit, de faire parler le silence. Ils y découvrent un univers plus accessible, un monde virtuel qui leur offre une opportunité de revanche sur le monde réel. C’est une réflexion récurrente chez la plupart d’entre eux : estimant, comme Reza, que « le temps passe et [que] tout est irréel hors l’instant »82, ils profitent de cette trêve temporelle pour s’adonner au plaisir de substituer à leurs rôles réels décevants des rôles de vainqueurs jouissant de la liberté. Ainsi, Alex pleure amèrement devant la tombe de son père, et cherche un peu plus tard une distraction pour apaiser son âme meurtrie.

Le jeu peut donc devenir salutaire, surtout s’il implique une lutte, comme c’est le cas pour les échecs ou le jeu de dames, que les frères affectionnent tout particulièrement : jeux qui posent un objectif à défendre, une partie à gagner, bref une raison pour lutter. Ils réveillent un foisonnement d’énergie endormi, et apparaissent alors pleinement comme « un rite social exprimant et renforçant, à la manière d’un symbole, l’unité de groupe »83.

L’attitude des protagonistes diffère selon que le jeu s’opère entre deux joueurs ou directement avec les objets. On le remarque tout particulièrement avec Balint et Alex, joueurs intemporels qui se promènent dans l’imaginaire et, en maîtrisant les règles du jeu, défont les normes de la bienséance. Reza en fait les représentants par excellence du « dialogue de l’homme avec l’invisible »84, mais cela se manifeste de manière différente pour l’un et l’autre. Alex, dans Conversations après un enterrement, s’est construit un monde imaginaire où il a pour partenaires des héros de contes qui lui sont des modèles d’idéal :

ALEX. […] quand j’étais enfant, tous mes héros avaient le visage de Nathan. Sindbad, D’Artagnan, Tom Sawyer… mon préféré, c’était Nathan… Nathan le radieux, l’invincible, l’exemplaire parmi tous les modèles… », (p.72)

L’enfance de Balint, dans La Traversée de l’hiver, a été plutôt marquée par son attachement aux voitures miniatures. Son jeu est aussi fictif que celui d’Alex, mais c’est à des voitures qu’il attribue des noms et avec lesquelles il converse :

BALINT. Nous sommes samedi aujourd’hui… (Un temps) Quand j’étais petit, j’adorais le samedi… Je savais que tout l’après-midi je pourrais jouer dans ma chambre avec mes japonais, mes américains,

82 Une désolation, op. cit., p. 86 83 Ibid.

j’avais une compagnie de camions… […] Je me sens toujours un enfant, je ne sais pas avoir mon âge… J’ai disparu un jour, et je ne sais pas où je suis passé… (p.171)

Les repères spatio-temporels sont quasiment absents chez lui. La fixation sur l’enfance heureuse lui procure émotion et bonheur en favorisant une alternance de contact et de séparation avec les autres. Il vit dans une dialectique entre le dedans et le dehors qui caractérise la différenciation entre le moi et l’objet : entre le moi intérieur, le dedans, le chaud, et l’objet, l’extérieur, le dehors et le froid :

Dans le jeu se réfléchissent les relations de l’enfant non seulement avec son monde intérieur, mais aussi avec les personnes et les événements du monde extérieur. 85

Ces jeux d’enfance ont marqué la vie de Balint, qui se trouve partagée entre trois milieux : la famille, l’école et le divertissement. Dans le dernier des trois, sa relation avec l’espace social se déroule sur une scène imaginaire dont il est proprement l’otage : tout est prédisposé dans cette scène héritée de son enfance qui lui interdit de créer ou de changer le cours des choses. Et qui le dispense de tout lien avec autrui :

L’enfant joue seul et indépendamment, avec des jouets qui sont différents de ceux qui sont utilisés par les enfants qui sont dans son aire de communication. Il ne fait aucun effort pour se rapprocher ou parler aux autres enfants. Son intérêt est centré sur sa propre activité, et il la poursuit sans se préoccuper de ce que les autres sont en train de faire.86

Cette communication abstraite des personnages de Reza avec les objets dans le jeu se manifeste également chez Blensk, qui manipule les lettres du jeu de Scrabble avec une dextérité qui fait fuir ses amis, découragés jusqu’à l’ennui par ses succès répétés :

SUZANNE. […] Nous sommes laissés embarquer dans un scrabble, Balint et moi contre les Blensk. EMMA. Quelle épreuve !

SUZANNE. Kurt Blensk a commencé par un sept lettres, ensuite un mot connu de lui seul avec le « x », nous nous sommes mis à tricher […] (p.120)

Tout comme Alex et Balint, Blensk joue contre lui-même quand il ne trouve pas de partenaire. Mais contrairement à eux, s’il gagne souvent devant les adversaires réels, il échoue toujours devant l’adversaire imaginé :

SUZANNE. […] Vous gagnez, monsieur Blensk ? BLENSK. Hélas, non.

85 ADLER, Gerhard. Études de Psychologie jungienne.Trad.Liliane Fearn, Genève : Georg éditeur, 1992 Coll. « Études Junguiennes », p.102-103

86 Marie-José CHOMBART DE LAUWE, Philippe BONNIN, Marie MAYER [et al]. Enfant en jeu. Paris : Du centre national de la recherche scientifique, 1976, p. 43

SUZANNE. Comment ça non ?

BLENSK. Je ne tire que des consonnes. SUZANNE. Et qui gagne ?

BLENSK. L’autre. Je ne suis pas deux fois moi-même, ça n’aurait pas de sens.

Ces passionnés de parties de jeu avec eux mêmes constituent en apparence un « club » de solitaires ; en réalité, ils dessinent le monde en raccourci dans lequel ils parviennent à se comprendre, car le jeu leur assure un va-et-vient entre le réel extérieur et le monde intérieur, entre la conscience et l’inconscience. En ce sens, aussi artificiel qu’il soit, il révèle bien leurs peurs, leurs faiblesses et leur furieux désir d’exister

Cette volonté de dédramatiser par le jeu la dimension cruelle de la vie se retrouve également chez les personnages féminins. Comme l’affirme Reza elle-même :

Les femmes sont des génies de la frivolité : elles sont capables de parler de choses sans importance comme il s’agissait de questions essentielles. La frivolité, c’est considérer que l’instant présent est aussi important que tout le reste. C’est un éloge du présent, de l’humeur, de la volonté d’être joyeux malgré tout.87

Elles ne se contentent ainsi pas de choisir le bridge comme divertissement mais créent tout un rituel pour accompagner ce jeu. Ce faisant, elles en dominent les préceptes par des règles qui leur sont propres et qui sont infranchissables par l’adversaire : Avner refuse de continuer à jouer avec elles, tant il craint d’être mis en échec :

EMMA (elle se lève). J’ai froid. Et si on faisait un bridge ? SUZANNE. Bonne idée.

EMMA. Avner, tu joues au bridge avec nous ? AVNER. Je veux bien faire un bridge, mais pur. SUZANNE. Qu’appelez-vous pur ?

AVNER. Pur. Pas de complications, pas de mots barbares, j’ai du trèfle, je dis trèfle, j’ai du carreau, je dis carreau… Mais Emma ne sait pas jouer comme ça. Emma ne sait jouer que selon un credo impénétrable… (p. 135)

Reza offre ainsi aux spectateurs des personnages sujets à l’ennui, inconsolables et nostalgiques, qui cherchent dans le jeu de société à colmater ou dénier la déception que leur apporte la vie.