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1 - Personnages de nulle part

Dans Conversations après un enterrement et dans La Traversée de l’hiver, un accident banal – une panne de voiture – contraint les protagonistes à faire une pause dans leur vie quotidienne, à en arrêter un moment le cours programmé, et à prendre ainsi un certain recul vis-à-vis d’elle. Cette panne n’est pas sans conséquence immédiate, puisqu’elle amène Élisa à manquer son train et Avner son avion : ce dernier est alors détourné de son rendez-vous d’affaires, et celle-là se trouve contrainte de retourner au sein d’une famille dont bien des membres lui sont ouvertement hostiles. En même temps, on peut estimer que ses conséquences sont nulles, puisqu’Avner reste attaché à sa profession de commerçant, et que Nathan comme Alex gardent finalement leur statut de célibataires malgré le retour d’Élisa. Cynthia Fleury, dans une réflexion sur la douleur, avance que l’accident est le « non-réel », en ce sens qu’il est une réalité surgissant hors de l’ordre quotidien de la représentation. Dans un « monde en représentation », tout événement a sa raison d’être dans la mesure où il se produit selon les règles tenues pour « naturelles ». En revanche, « l’accident n’a par essence aucune

raison d’être, aucune nécessité, aucune vérité »107 , et il semble donc inutile de réfléchir sur lui. Considéré autrement, cependant, il permet :

(…) d’accéder à une autre compréhension de ladite réalité. S’interroger sur le non-réel [qu’est l’accident], c’est s’interroger sur la « nature » du réel qui nous fait face, que sa modalité soit visible ou invisible. L’accident peut se révéler un facteur de visibilité, une sorte de mise à nu de l’invisible.108

Ert de fait, le récit qui est fait de la panne de voiture, au moment où Nathan s’apprête à démarrer, nous montre ce dernier immergé tout à coup dans un monde imaginaire qui n’a plus rien de commun avec celui de son quotidien. Et c’est comme un autre ordre temporel qui se met alors en place.

Ce lien entre « autre monde » et « autre temporalité » peut être précisé à partir des analyses de Paul Ricœur, qui a montré comment l’ordre temporel de la réalité quotidienne est toujours constitué sous forme de récit109. Selon lui, c’est la structure narrative qui accorde sa nécessité à l’enchaînement de faits : on ne comprend un nouvel état de choses qu’en l’assujettissant à un ordre de succession. Tant qu’il est possible d’intégrer un événement dans un récit, on peut l’accepter comme conséquence intelligible des états antérieurs, selon un principe de « causalité narrative ». Par contraste, l’accident dépasse la limite de la représentation narrative, trahit l’attente que crée et assume à la fois le récit, et rend difficile l’intégration temporelle des expériences. Mais en ébranlant et perturbant ainsi l’ordre du récit, il remet en cause la « nature » de la réalité et offre une occasion de saisir de nouveaux rapports au monde. Autrement dit, ce qui est dévoilé dans ce nouvel espace-temps, c’est la nature illusoire de la réalité. En reprenant les termes de Pierre Bourdieu, on pourrait dire que c’est l’illusion du monde qui est mise en évidence par l’événement inattendu110.

La panne attire ainsi notre attention sur une faille entre le visible et l’invisible. Et dans une pareille situation, la narration donne aux personnages le moyen de s’interroger sur la manière de regarder la réalité et de réexaminer la possibilité qu’offre le monde.

Un autre événement suscite le même comportement : c’est l’irruption des souvenirs. Dans La

Traversée de l’hiver, ils amorcent un conte berceur. La position d’Emma lorsqu’elle évoque

ses souvenirs, allongée dans la véranda de l’hôtel semblable à la terrasse d’autrefois, est hautement symbolique : l’ouverture de l’espace sur l’extérieur fait écho à son ouverture sur l’autre, et cette atmosphère la prédispose à projeter la lumière sur une partie intime et obscure

107 Cynthia FLEURY, Pretium doloris. L’Accident comme souci de soi. Paris : Pauvert, 2002, p.24

108 Ibid.

109 Paul RICOEUR, Temps et récit, Tome I-III, Paris : Le Seuil, 1983-84

de sa vie. Le récit qui en naît privilégie évidemment le pays natal ou la terre d’enfance comme autant d’« autres mondes » qui se développent en rupture avec le quotidien. On peut ainsi relever deux manières de raconter les souvenirs dans les pièces du recueil :

• Une manière détaillée de conter les faits : c’est le cas d’Emma qui lie ses souvenirs autour d’un paysage, d’une sensation, d’une odeur ou d’un objet qu’elle croyait oubliés. Elle voit les événements avec les yeux d’une adolescente et livre à sa partenaire Suzanne son impression sur le paysage marqué par la pureté. Son récit s’appuie sur des images précises gravées dans sa mémoire (la fenêtre, la terrasse, le coucher du soleil, l’air, le pyjama qu’elle portait) et prend les couleurs d’un conte de fées. Sa manière même de narrer dit le bonheur que lui apporte le récit :

SUZANNE. On dirait que tout a été nettoyé. Vous sentez l’herbe coupée ?

EMMA. En Roumanie, nous avions avant la guerre un chalet à Sinaia près de Barssov. De ma fenêtre j’avais une vue un peu comme celle-ci… Mon père nous faisait lever, Avner et moi, quelle que soit l’heure, pour respirer l’air après l’orage. À minuit, nous pouvions être sur la terrasse, en pyjama, en train de humer l’air après l’orage. (p. 120)

• Une manière beaucoup plus concise de raconter ces mêmes faits. La scène de la nuit roumaine se retrouve de façon beaucoup plus brève dans le récit du frère, Avner :

AVNER (sans la regarder). Tu sens cette odeur ? Nous avions une maison à la montagne, en Roumanie, après chaque orage mon père nous obligeait à sortir pour respirer cet air. (p. 160)

Si l’on compare les deux récits, référant à un même événement, on constate qu’Emma utilise des termes affectueux – « Mon père nous faisait lever pour respirer l’air après l’orage » – qui traduisent la douceur du souvenir de cette convivialité, tandis qu’Avner recourt à des mots qui disent la contrainte – « mon père nous obligeait à sortir pour respirer cet air » – et qualifient un tout autre récit. L’événement n’est plus ce autour de quoi s’organise un conte de fées, mais un épisode symbolique du drame total de sa vie : l’ascension avortée vers une vie meilleure. Cette différence de scénario se réitère quand le frère et la sœur racontent la fuite hors de leur pays natal. Emma le fait de façon positive et Avner de façon négative :

EMMA. Quand nous nous sommes enfuis de Roumanie, en novembre 1940, nous avons pris le bateau à Constantza pour Istanbul, Avner et moi sommes restés sur le pont toute la nuit à regarder la mer et les étoiles et à attendre le lever du soleil… (Silence.) On ne savait pas où on allait mais la chose la plus importante était de voir le lever du soleil sur le Bosphore… Avner tenait la balustrade comme un capitaine de navire, il était grand pour son âge, il avait douze ans mais il était plus grand que moi qui

en avais quinze. On lisait des livres d’aventures mais pour une fois, c’était une vraie aventure… (p. 144)

L’histoire devient enchanteresse, et l’exode un « voyage de luxe » que renforce la chaleur du « nous » familial. Emma évoque ses souvenirs avec précision et emprunte la nostalgie comme un chemin voluptueux et douloureux qui la relie au pays de l’enfance. Avner, en revanche, ne parle que de lui-même et de l’insatisfaction que faisait déjà naître en lui ce voyage décevant :

J’ai fait un voyage quand j’étais enfant. J’ai vu beaucoup du monde, par fragments. Et chaque fragment me donnait l’envie, et l’idée d’ailleurs… D’encore plus loin, plus inconnu… (p. 160)

Il se réfugie dans un récit fragmenté pour éviter de se confronter à cette histoire, cette terre d’enfance et cette période qui ont tant influencé sa vie depuis. Il choisit donc des passages de ses souvenirs en maintenant le reste dans l’ombre, en s’abstenant de s’attarder sur des détails concernant son père, par peur de se confronter à lui même virtuellement. L’accablement causé par le regret obsédant du pays natal, la nostalgie et la souffrance qui en résulte influent directement sur sa manière de raconter. Au film de sa vie, il va substituer un espace mixte, né à la rencontre de bribes de souvenirs et d’images d’atlas géographique – espace à jamais indéterminé entre entre le réel et l’irréel.

Mais, qu’il s’agisse d’Emma ou d’Avner, le temps et l’espace de leurs récits ont en commun de ne pas s’inscrire dans le cadre d’un quotidien marqué par la banalité ou par la tension que font peser sur eux les contraintes de la vie courante. Ces récits présentent trois caractèristiques spécifiques :

a) La narration progresse par rapide juxtaposition de thèmes, qui font alterner le réel et l’irréel : un épisode qui s’est « réellement » produit se relie sans difficulté à une histoire imaginée.

b) Le régime temporel du passé et du présent y est fortement perturbé. La narration ne suit pas l’ordre chronologique, et le va-et-vient entre les différents thèmes renforce ce brouillage, puisqu’il a pour effet de mêler des fragments de mémoire aux épisodes actuels.

c) Le tournant de tous ces récits est constitué par l’émergence d’un sentiment de faux chez le narrateur. Il conviendrait d’ailleurs de parler plutôt de sensations ayant un effet de « décrochage » du réel, comme le montre bien le récit de Nathan :

Il y avait toutes sortes de gens sur le parvis, des ombres avec des bagages, des silhouettes de chauffeurs, des taxis, des lumières d’hôtels, des bruits de cars qui freinent dans les flaques. […] Il y eu un bruit de portes, un bruit de ferraille, et le train est parti… Je l’ai vue disparaître dans la campagne,

elle de sa fenêtre a vu la campagne se dissoudre… Et la gare aussi a disparu… J’ai fermé le contact, éteint les lumières, et nous avons fait le chemin en sens inverse, en courant… (p. 110-111)

On retrouve la même démarche et le même enjeu dans le récit d’Alex (Conversations après

un enterrement), où il tente simultanément de retracer l’itinéraire qui l’a conduit à la rencontre

de l’autre, et de dessiner les nouveaux contours de ce qui serait digne d’être nommé « réalité ». Le bénéfice né de cette narrativité nouvelle est à la mesure de sa duplicité : d’un côté, les personnages se libèrent provisoirement des conditions de vie et de travail qui les enchaînent, et, de l’autre, ils retrouvent grâce à leur mémoire l’enfance perdue. Car leurs histoires ne présentent pas d’images délibérément rêvées hors de la réalité : elles développent plutôt une possibilité avortée de leur vie, une réalité alternative qui aurait pu être réalisée si les circonstances avaient été un tant soit peu différentes. Sans doute ces narrateurs rêveurs savent-ils en eux-mêmes que cette possibilité a été définitivement perdue dans la vie « réelle » ? Mais, plutôt que de le reconnaître, ils font le choix d’inverser le fictif et le réel, et de croire, grâce à leurs récits, qu’ils vivent actuellement une fausse réalité sous une fausse identité, celle d’un commerçant en lieu et place d’un grand musicien.

C’est pourquoi ils racontent – espérant faire reconnaître leur récit imaginaire comme récit de vie réel par quelqu’un (autre personnage ou spectateur) qui, du fait même qu’il l’écoute, donnerait à leur histoire la valeur d’une réalité aussi forte que la vie « réelle » :

Je suis content que tu m’aies suivi là-haut. Là-haut, Ariane, on ne voit plus que le ciel, on ne voit plus que le ciel qui happe les choses, à toute heure, dans toutes les lumières, si détaché de nous, absent comme un pays lointain, il n’y a pas de repos là-haut, il n’y a pas de précipice, on ne se penche pas, on ne tombe pas comme l’imagine ta mère, on se trouve au contraire au pied du monde, et on rêve… on finit toujours par rêver avec tristesse, et parfois nostalgie, aux villes qu’on ne verra pas… ( p. 161)