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Dans la première partie de notre travail nous avons procédé à une présentation des conflits qui naissent et se déroulent entre les personnages, et nous avons souligné combien l’espace scénique était une donnée essentielle de leur mise en scène. Nous avons jugé nécessaire cette présentation descriptive, qui nous a permis de distinguer, entre les pièces du corpus, plusieurs lignes narratives, tout en dégageant les traits communs du conflit : une tension entre les personnages (qui constitue l’argument dramatique) et une tension intérieure à chacun pour

acquérir son identité personnelle (qui en constitue l’enjeu). Cela nous a conduit à délimiter deux espaces de la quête : public et privé. Le conflit part d’une tension familiale, mais cette dernière n’est que le révélateur d’une crise identitaire qui se développe à un autre niveau que celui des relations sociales, et qui va amener le sujet à une rupture avec sa vie d’avant. L’hostilité dans les relations interpersonnelles fait du personnage un individu instable et déclenche une quête identitaire où il revendique sa propre personnalité :

Je ne suis pas comme vous, je ne veux pas avoir d’autorité, je ne veux pas être une référence, je ne veux pas exister par moi-même, je veux être votre ami (…) (Art, p.247)

En nous appuyant sur les résultats de cette première partie, nous allons maintenant nous attacher à montrer comment le théâtre de Reza est celui d’un conflit interne, où le personnage est renvoyé à lui-même et va tenter de dépasser le cercle vicieux de refus des autres, pour construire avec eux une nouvelle relation.

Le conflit repose, en effet, sur un affrontement entre un homme et une partie adverse, avec des moments de désespoir, d’attente inquiète et de rechutes, puisque l’accès à la mort n’est jamais sûr. Ces meneurs de jeu souffrent de la solitude, et les questions existentielles qui se posent à eux s’accompagnent d’une forte angoisse. Dépourvus de la lucidité qui les orienterait vers des résolutions raisonnables, ils se trouvent piégés dans leur condition humaine et sombrent souvent dans le désespoir. Comme tout un chacun, ils cherchent à s’en échapper en se persuadant qu’ils vivent dans le présent et que leur vie reste ouverte :

Moi dont la seule terreur est la monotonie des jours, moi qui pousserais les battants de l’enfer pour fuir cet ennemi mortel (Une désolation, p. 12)

Yasmina Reza partage cette représentation d’une vie dans laquelle l’être humain tombe dans l’ennui et le vieillissement. Elle tempère toutefois cette vision du monde lorsqu’elle affirme :

Je ne suis pas une adepte de la gravité mortelle et permanente. (…) Avoir une perception tragique du monde n’exclut pas la légèreté. Elle est si merveilleuse, si fragile que je ne voudrais pas qu’elle m’abandonne. Le jour où la légèreté m’abandonnera, je pense que je m’abandonnerai aussi.45

Prise entre la légèreté et l’étouffement, elle opte dans son théâtre pour un univers incertain, hésitant perpétuellement entre la création et la destruction, dans l’espoir de donner malgré tout un sens à l’existence :

Comment accepter le sort humain ? Quand j’écris, j’exprime mon désarroi devant une somme de mystères tragiques que je ne comprends pas et dont j’espère qu’ils ne sont pas vains.46

45 Entretien avec Yasmina Reza par Dominique SIMONNET : « J’écris sur le fil de l’essentiel »,

La tragédie qui couve entre deux antagonistes éclate quand l’équation se brise et qu’une victime surgit47. Le drame familial que nous avons étudié dans les pièces de Reza a effectivement pour caractéristique de se propager à tout l’environnement familial, et de toucher les parents comme les enfants. Mais cette extension ne s’accompagne d’aucun "éclatement" de type tragique : même lorsque les rapports parentaux sont régularisés, les problèmes identitaires des personnages ne sont pas résolus, et les individus restent en prise avec un présent qui les effraye. C’est la raison pour laquelle nous avons remarqué l’absence de tout changement narratif d’importance. La fin et le début des pièces sont presque similaires : les mêmes personnages se retrouvent quasiment à huis clos, et demeurent sur la scène finale comme ils ont apparu lors de la scène d’exposition. Aucun événement majeur, aucun bouleversement ne vient marquer, ne serait-ce que sur le mode tragique, la fin de leur conflit intime, et leur rapport au temps reste marqué d’un malentendu persistant. Rien ne l’illustre mieux que les deux répliques finales de Conversations après un enterrement, où au « Déjà ? » d’Élisa répond le « Enfin ! » d’Alex (p. 112). Dans chaque pièce quelque chose se dénoue au terme de conflits successifs, mais la monotonie règne sans discontinuer.

Yasmina Reza crée ainsi des personnages qui sont à la fois chancelants et cruels, et qu’elle veille à représenter dans des situations banales et communes pour les maintenir toujours en-deçà d’un possible tragique. Généralement âgés, ils regrettent le temps où ils étaient actifs, et le repos est pour eux synonyme d’humiliation et de mort, comme l’avoue de son côté le narrateur du roman Une désolation :

Tu te demandes pourquoi je ne me repose pas, tu te dis que fait-il de ses jours, toujours en devenir, à quoi cela rime, jamais repu, jamais apaisé. Apaisé ! Mot inconnu. Mon petit, qui a goûté à l’action redoute l’accomplissement car il n’est rien de plus triste, de plus décoloré que la chose réalisée. Si je n’étais sans cesse en perpétuel devenir, il me faudrait alors lutter contre la mélancolie des

achèvements. (p. 13)

Les personnages du théâtre sont de la même veine, gardant une extrême lucidité, une conscience aiguë de leur état, et observant leur déchéance sans complaisance. Ils témoignent du besoin de se situer dans le monde et d’être eux-mêmes. La seule question qu’ils se posent est de savoir comment, eux qui ont passé leur jeunesse dans l’action permanente, vont agir devant un destin qui les emporte dans un monde de banalité.

46 Ibid.

47 Rhétorique de la tragédie, sous la direction de Corinne HOOGAERT, Paris : PUF, coll. L’interrogation

Le théâtre de Yasmina Reza se focalise sur ces états psychologiques, où les personnages changent de comportement, deviennent différents les uns des autres, et vivent enfermés dans des souvenirs familiaux qui les conduisent à se négliger eux-mêmes. Lorsqu’ils se rappellent les moments ou les événements ratés ou mal vécus auprès des leurs, ils sombrent dans la tristesse et tentent vainement de fuir ce passé en se concentrant sur leur vie actuelle. Mais celle-ci est tout autant étouffante par le lot de problèmes quotidiens qu’elle charrie. Ils vivent donc en permanence dans un dilemme : d’un côté, leur passé réactualisé par leurs souvenirs ; de l’autre, une vie présente qui baigne dans la confusion. Tous témoignent du besoin de se situer dans le monde et expriment leur souhait de changer leur vie pour retrouver un bien-être : ils cherchent leur épanouissement personnel, leur indépendance ou leur reconnaissance par autrui.

À toutes les pièces du recueil pourraient s’appliquer ces lignes, extraites d’un entretien entre l’auteur et Moira Paraschivesco :

En apparence, rien d’autre ne se déroule que le cours familier du temps. Mais le temps n’est jamais familier et il est des états dont nous ne saurions revenir. Si l’âge nous octroie la paix, c’est que nous en savons le prix. Nous considérons alors le désir comme une dérision qui nous touche encore, sans pourtant nous tenter.48