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La relation mère / fille n’apparaît qu’incidemment dans les pièces du recueil. On la trouve cependant à l’œuvre dans La Traversée de l’hiver où Yasmina Reza choisit de faire apparaître le conflit à l’état pur en éliminant le père. En effet, les parents sont divorcés et Ariane, leur fille habite près de son père à Paris, loin de sa mère remariée à Lausanne, ne retrouve cette dernière qu’à l’occasion des vacances.

Apparemment mère et fille semblent avoir établi de bonnes relations. Suzanne parle avec affection de sa fille qui semble éprouver la même tendresse à son égard, comme l’indique la première didascalie après l’entrée d’Ariane :

Elle se penche et embrasse Suzanne avec une tendresse démonstrative (p.123)

Mais la qualification de « démonstrative » semble indiquer qu’il s’agit peut-être d’une comédie. De fait, très rapidement il apparaît que Suzanne étouffe sa fille en la traitant davantage comme la petite fille qu’elle n’est plus que comme la jeune adulte qu’elle est. Elle lui donne toujours des surnoms puérils :

SUZANNE (à Ariane). Nanouche, tu fais la quatrième ? (p. 135)

Elle propose également des remèdes de grand-mère au mal-être de sa fille :

SUZANNE. Et si tu prenais un bon bain ? ARIANE. Et si je prenais un thé au citron ? SUZANNE. Voilà.

ARIANE. Je suis oppressée et tu me recommandes un thé citron ! SUZANNE. Elle m’épuise. (p.125).

Ou encore elle pense que l’achat d’un pantalon résoudra tous ses problèmes :

SUZANNE. Veux-tu... veux-tu que nous allions faire des courses en ville ?... Je t’achète un pantalon si tu veux.

ARIANE. D’accord… (pp.169)

Dans un premier temps, Ariane répond à cet amour maternel décalé en se comportant comme une petite fille. Mais elle en vient à la fin de la pièce par se rebeller contre cette prévenance étouffante, contre cette infantilisation qui est aussi une négation de la femme en elle :

Ne m’appelle pas nanouche, ça m’exaspère. Tu as vu de quoi j’ai l’air dans ce pantalon ? Pas de taille, j’ai rien. J’ai une taille superbe, on ne la voit pas. J’étais sûre qu’on faisait une folie d’acheter ce pantalon (p. 177)

Suzanne manifeste également son désir inconscient de toute puissance à l’égard de sa fille en s’immisçant jusque dans ses relations amoureuses : bien qu’elle sache qu’Ariane n’aime pas

Balint, ce dernier lui paraît être l’homme qui lui conviendrait, et elle joue presque auprès de lui le rôle d’une entremetteuse:

SUZANNE. Elle était vraiment inquiète de ne pas vous voir revenir...

Il sourit.

Elle s’approche de lui pour lui dire autre chose qu’elle ne parvient pas à exprimer. Lui, comme s’il avait compris, chasse l’idée d’un geste.

BALINT. Quand part-elle ? SUZANNE. Demain soir. BALINT. Demain soir... SUZANNE. Oui.

Un temps

BALINT. Pourquoi êtes-vous si généreuse avec moi ? SUZANNE. Comment suis-je ? Je suis généreuse ? BALINT. Pourquoi ?

SUZANNE. Je ne sais pas. (Un temps.) Ne sommes-nous pas… proches ? (pp.181-182)

La fille, ne peut se construire que dans la rivalité avec sa mère et n’être amoureuse que d’un homme qui représente symboliquement le père, donc un homme d’âge mûr. Avner représente cette instance paternelle. Si elle réussit à le séduire, elle sortira vainqueur du combat contre la mère, qu’elle aura ainsi évincé en tant que femme :

ARIANE [racontant à Balint l’impression de sa journée avec Avner]. Avner marchait devant moi…Il marchait et je ne fais que le suivre (…) être là, simplement avec cet homme, je ne veux rien d’autre… (p. 172)

Mais la pièce signe la défaite inéluctable de la fille : non seulement Avner refuse son amour :

AVNER. Mes désirs, Ariane, ne sont plus de ceux qu’on peut épuiser…J’ai mis le pied dans une saison que j’ai haïe d’avance et pourtant souhaité. Tu m’as suivi de dos à Lenzsee, c’est mon dos que tu voyais…Le monsieur Milestein que tu as devant toi aspire au calme, au petit bonheur plat de se reposer. Un genre plutôt emmerdant ─ Je ne peux pas, comprends-le, je ne peux pas… et m’apaiser… et t’aimer… (p.166)

Mais il est amoureux de sa mère :

AVNER. Je n’avais jamais vu cette robe… SUZANNE. Ah non ?...

AVNER. Non. C’est en l’honneur de mon départ ? SUZANNE. Peut-être.

SUZANNE. Si… j’aime (Un temps.) Mais c’est pour voyager que vous vous êtes fait beau, pas… pas pour ce soir…

AVNER. Si. J’ai voulu étrenner cette chemise pour vous. Vous n’avez pas aimé. (p. 156)

Ainsi mère et fille sont confrontées dans leur statut de rivales et la seconde ne peut exister en tant que femme sous le regard de la première :

• Soit elle est une petite fille soumise, oppressée par une tendresse d’autant plus étouffante qu’elle ne peut être refusée ;

• Soit elle décide de rivaliser avec sa mère, mais c’est pour vite découvrir qu’elle ne peut l’égaler. Comme dans les nouvelles de Schnitzler qu’Ariane a offertes à Suzanne, les jeunes femmes sont toujours malheureuses en amour :

EMMA. Que lisez-vous ?

SUZANNE. La Pénombre des âmes, des nouvelles d’Arthur Schnitzler. Ariane ne me donne toujours à lire que des choses effrayantes de tristesse (p.120)

Là encore le conflit est tragique, et il signe la défaite de la fille face à la mère.