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2 - Les actions « dérisoires »

Ces personnages tourmentés par la solitude, chez qui la colère s’accumule sans qu’ils aient l’occasion de lui donner libre cours, portent un fardeau tellement lourd de peine et de malheur qu’ils ont constamment peur de basculer dans le désespoir extrême. Ils tentent alors quotidiennement d’occuper leurs esprits en partageant un petit-déjeuner, une boisson, en

faisant des promenades, en profitant de la douceur du climat, en participant aux jeux de société, etc. Ces activités les aident momentanément à ignorer leur angoisse, sans pour autant qu’ils se fassent d’illusion sur la valeur de ces occupations quotidiennes :

On maintient un certain cap et on finit par déraper. On maintient un certain cap, contre l’impuissance, contre le chaos, et un beau jour on fout tout en l’air. C’est dommage. Et merveilleux. Serge, est-ce que nous ne voulons pas, au fond, que quelque chose arrive, un chavirement, un naufrage, ou n’importe quelle explosion qui nous dégage de l’accablement domestique ? 69

Lorsque, dans la dernière scène de Conversations après un enterrement, Nathan décrit les voyageurs rencontrés à la gare en les comparant à des « ombres », il dit aussi ce qui reflète sa propre condition humaine. Les personnages de Reza s’arrangent pour avoir une vie disposée à la manière d’un programme à exécuter, espérant découvrir une vérité derrière cette mécanisation des choses : des actes bien ordonnés devraient donner un sens à leur vie. Mais eux-mêmes ne croient guère à cette banalité qui leur paraît aussi friser l’absurde, ne faisant que révéler leur incapacité à contrôler leur destin. Comme le dit Avner :

Quelle raison ai-je de faire une chose plutôt qu’une autre ? (p. 185)

Les remords qu’ils nourrissent sur leur passé, l’impuissance physique et morale que leur apporte l’âge, les conduisent à se retirer de la vie et à s’isoler dans un monde rempli de regret, de mépris et de haine de soi. Ils tentent vainement de s’adapter à une vie ordinaire, mais sont conscients, dans le même temps, que toute tentative de changement demeure illusoire, que toute rencontre est devenue impossible :

On ne peut pas comprendre quelqu’un… (p. 139)

Nous nous proposons d’interroger plus avant la façon dérisoire dont ces personnages tourmentés tentent de pallier leur désespoir et leur impuissance vis-à-vis du temps qui s’écoule à l’encontre de leurs ambitions. Comment passent-ils leur temps ?

Je balance entre chagrin et ennui, le chagrin me sert à récupérer un peu de puissance que l’ennui vient effondrer aussitôt, j’oscille, comme les accents, entre l’aigu et le grave. 70

Le moment que privilégie Yasmina Reza est celui qui, avec la retraite, les vacances ou le voyage, s’accompagne d’une certaine suspension de l’activité sociale : le temps est fréquemment comparé dans ses pièces à une route et l’homme à un voyageur. L’Homme du

hasard se déroule intégralement pendant une journée du voyage, et Conversations après un enterrement se situe pendant le week-end de la Toussaint, un temps durant lequel les membres

69 Yasmina Reza, Dans la luge d’Arthur Schopenhauer, op. cit., p. 23

d’une famille se retrouvent pendant et après l’enterrement de leur parent, avant de reprendre qui la route, qui le train. Dans La Traversée de l’hiver les personnages se retrouvent en septembre loin de chez eux pour quelques semaines de vacance. Il est plus difficile de situer

« Art », mais on sait au moins que l’action se déroule un samedi soir ou un week-end71. Il

s’agit donc chaque fois d’une période de transition, avec la flexibilité plus grande qu’elle permet avant la reprise des habitudes ou de la vie sociale.

La figure du voyage intervient fréquemment dans ces contextes, et de manière quelque peu paradoxale. Ordinairement, le voyage est associé à une certaine libération des contraintes. Être voyageur pendant des vacances permet de briser le carcan des obligations et des réglementations, et d’éprouver un certain bonheur dû à la jouissance du temps « libre », à la possibilité éphémère de se livrer à ses activités préférées ou même de ne rien faire. Voyager, comme l’a précisé Jost Krippendorf, symbolise généralement les retrouvailles avec un bonheur que le quotidien a tendance à éloigner :

C’est vouloir donner une réalité à la joie de vivre. On ne veut pas seulement profiter du « congé », mot qui se définit par « libération temporaire du travail », mais des vacances, des jours « fériés », dont l’origine latine « feria » signifie « fête, célébration ». Et c’est bien ce que devraient être les vacances : une manifestation de sensualité, de bonheur et d’harmonie. 72

Les personnages de Reza ont, eux, une tout autre vision du voyage et des vacances : le temps libre y devient temps vide, sinon temps mort, et ils ne peuvent s’empêcher de penser alors à leur déchéance. Dans Conversations après un enterrement, la mort de leur proche a ravivé la sensation de décrépitude qui envahissait déjà leur univers. Dominés par le désespoir, ils laissent faire le temps : rien ne peut réformer la vie de gens qui se sentent vieux et inutiles. Dominique Simonet présente l’univers de Reza comme habité par la vanité de l’être :

Ni les bruits et les vanités du moment, ni les fébrilités vaines de nos contemporains, ni leur course effrénée à l’apparence… Qu’est-ce qui importe ? Le temps qui nous tire avec cruauté, indifférence ; et les silences entre les mots qui disent combien nous sommes de petits humains éphémères et

dérisoires.73

Il arrive même que la période de relâchement des vacances renforce au contraire leurs sentiments dépressifs. Au contact de la nature, les personnages de La Traversée de l’hiver

71 Dans Une Désolation, le dimanche est associé explicitement au sentiment de solitude et de vacuité : « J’ai terminé le dimanche accablé de solitude et de désespoir. J’ai toujours envisagé le désespoir comme lié à la perspective de l’existence. Je découvre aujourd’hui un désespoir émancipé du temps. » (p. 67)

72 Jost KRIPPENDROF, Les vacances et après ? Pour une nouvelle compréhension des loisirs et des

voyages, éditions L’Harmattan, coll. Logiques sociales, Paris, 1978, p. 50 73 Entretien avec Yasmina Reza « J’écris sur le fil de l’essentiel », op.cit.

découvrent leur nouvelle impuissance : leurs marches en montagne se soldent par la fatigue et l’essoufflement. Trahis par un corps qui a perdu ses réflexes juvéniles, ils se réfugient dans une solitude qui exprime leur lassitude et leur résignation :

Ce que certains personnages de cette pièce vont découvrir, c’est l’impuissance d’accorder leurs pas, chemin faisant, car sur ce sentier de crête il n’y a pas de place pour se tenir à deux. Quelqu’un va derrière, ou va devant. Quelqu’un nous suit ou nous conduit. Personne ne nous accompagne. 74

Le besoin de fuir l’ennui et de sortir de l’inertie les conduit alors parfois à des propos ou comportements inconsidérés et maladroits, des actes manqués qu’il essayent aussitôt de reprendre et réparer : il en naît, du côté de l’action et des dialogues, un va-et-vient constant, voire des palinodies incessantes, qui ne font que renforcer le trouble dont ils voudraient sortir. Dans Conversations après un enterrement, par exemple, Alex se montre d’abord réticent à l’idée de prévenir Élisa de la mort du père, parce qu’il la considère comme étrangère à la famille. Et, de fait, tout le monde appréhende la rencontre des deux anciens amants. Mais lorsque celle-ci retrouve la famille du défunt, il agit normalement en dissimulant son antipathie vis-à-vis d’elle. Édith, également hostile de son côté à la présence d’Élisa, lui adresse au contraire des propos injurieux lorsqu’elle apprend que cette dernière a passé la nuit avec Nathan. Mais cela ne l’empêche pas, peu après, de l’inviter à partager avec eux quelques moments. On trouve la même instabilité des sentiments et comportements dans « Art » : en profond désaccord avec l’acquisition d’un tableau par Serge, Marc qualifie l’œuvre de « merde » et en vient au bord de la rupture de leur amitié. Plus tard, en revanche, il s’intéressera vivement au tableau, dont il proposera une interprétation symbolique. Dans l’un et l’autre cas, on assiste au même processus d’une vive révolte contre une personne ou une réalité, auxquelles finalement adhèrent ceux-là même qui les repoussaient. Cela peut même conduire à des coq-à-l’âne ou à de brusques ruptures de ton, comme lorsque, dans les derniers moments de « Art », Yvan s’emporte en larmes et en cris contre ses deux amis :

YVAN. Je ne suis pas comme vous, je ne veux pas avoir d’autorité, je ne veux pas être une référence, je ne veux pas exister par moi-même, je veux être votre ami Yvan le farfadet ! Yvan le farfadet.

Silence.

SERGE. Si on pouvait ne pas tomber dans le pathétique…

YVAN. J’ai terminé. Tu n’as pas quelque chose à grignoter ? N’importe quoi, juste pour ne pas tomber évanoui.

SERGE. J’ai des olives. YVAN. Donne. (p. 247)

Une autre marque de cette instabilité comportementale sur fond d’un mal-être et d’une vacuité existentiels, est offert par une autre figure très récurrente dans les pièces : celle d’un rapport contradictoire aux lieux que les personnages décident de quitter. Ils ne cessent en effet, ensuite, d’évoquer des arguments pour y revenir. C’est le cas d’Avner, dans La Traversée de

l’hiver, qui décide de revenir au même lieu de vacances qu’il s’était pourtant juré de fuir.

Mais c’est surtout frappant dans Conversations après un enterrement, où le fait qu’Élisa ne cesse de suspendre ses semblants de départ, de prendre congé des autres pour revenir aussitôt, constitue un fil rouge continu tout au long de la pièce :

ÉLISA. Non, je ne vais pas rester, merci… je venais juste pour vous dire au revoir… Au revoir Édith… (Elles s’embrassent.)… Au revoir Nathan…

Elle va vers lui et lui tend la main après une hésitation. Elle fait demi-tour. (p. 47) (…)

ÉLISA. Il faut que parte....

Silence.

NATHAN. Au revoir. ÉLISA. Au revoir…

Elle fait demi-tour puis revient vers lui. (p. 48) (…)

NATHAN (à Élisa). Tu restes? ÉLISA. Non...

NATHAN. Ne sois pas bête, comment tu vas repartir ?

ÉLISA. Je ne sais pas. Si la voiture est vraiment foutue, je prendrai le train. Il doit bien y avoir un train à Gien.

JULIENNE. Restez, nous vous ramènerons. ÉLISA. Je ne crois pas, merci…

NATHAN. Tu nous aides à éplucher quand même ? ÉLISA (elle sourit). Oui, bien sûr…(p. 69-70)

Ces fausses sorties sont bien sûr des appels : Élisa aime Nathan, qui n’ose pas reconnaître de son côté son amour. Mais elles ne se contentent pas de figurer le décalage des deux partenaires : elles disent aussi l’incertitude qui habite chacun d’eux quant à ses propres sentiments, et elles annoncent que, malgré l’accouplement qui les unira sous peu, leur relation se construit nécessairement sur leur séparation. Ils savent d’emblée que la vie en communauté est une chose difficile à réaliser, et refusent de vivre dans une proximité continue, préfèrent avoir à mourir seuls plutôt que de supporter la présence de personnes différentes qui pourraient les juger.

S’ajoute évidemment à la situation la présence d’Alex, frère de Nathan et ex-amant d’Élisa. Elle ne peut rester à cause de lui, mais hésite à s’éloigner de Nathan, et, prise dans cette contradiction, ne peut trouver d’explication à son attitude :

ALEX (à Élisa) pourquoi tu rentres ? ÉLISA. Parce que je ne vais pas dormir ici... ALEX. Pourquoi ?

ÉLISA. Parce que... ALEX. Parce que quoi ?

ÉLISA. Parce qu’il faut que je rentre.... (p. 98)

L’action dramatique tend ainsi au bégaiement. Les protagonistes tournent en rond sans pouvoir provoquer un changement, aussi minime qu’il soit, dans leur déplorable vie. Le non sens des actions incite Alex à souligner l’absurdité de leur caractère indécis qui les fige sur place et les consigne dans un cercle vicieux de tourments et de regrets :

ALEX. Allons-nous atteindre les sommets du ridicule ? (à Élisa) Deux fausses sortie en une journée, c’est beaucoup tu sais !

ÉDITH. Ne t’en va pas, par pitié...Je n’ai pas la force de parler... ÉLISA. Deux fois c’est beaucoup Édith, il a raison... (p. 103)`

À la fin de la pièce, après que Nathan et Élisa sont devenus amants, la dernière tentative de départ se solde à nouveau par un échec. Mais il prend enfin du sens, puisqu’il est une manière d’officialiser ou d’afficher au sein du groupe familial leur relation amoureuse :

Survient Édith, très agitée

ÉDITH. Il y a quelqu’un à la porte….Quelqu’un essaie d’entrer ! Vous entendez ?!

Léger temps. Nathan et Élisa entrent dans la pièce. (…)

NATHAN. C’est nous (Un temps. À Élisa.) Viens. (…)

PIERRE. Vous êtes revenus… ou vous n’êtes pas partis ? NATHAN. Nous sommes partis et nous sommes revenus. (…)

ÉLISA. Ça sent bon quand on rentre… (…)

Un temps. Élisa regarde Alex.

ÉLISA. Deux fausses sorties…

Dans le théâtre de Reza, La Traversée de l’hiver est considérée comme une pièce prototype reflétant l’aspect temporel des événements. Le temps est présenté sous ses aspects les plus saillants. Le metteur en scène Patrice Kerbrat va même jusqu’à dire que son mouvement est la seule action de la pièce qui met en scène le chemin parcouru par les personnages :

En apparence, rien d’autre ne se déroule que le cours familier du temps. Mais le temps n’est jamais familier et il est des états dont nous ne saurions revenir. Si l’âge nous octroie la paix, c’est que nous en savons le prix. Nous considérons alors le désir comme une dérision qui nous touche encore, sans pourtant nous tenter. 75

Toutes les pièces s’achèvent pour eux par un retour du dehors vers le dedans, au terme d’un voyage dont l’itinéraire n’est autre que celui de leur propre vie. L’expression est à entendre doublement : elle met l’accent sur le moment où le personnage commence à penser à lui-même et à ses propres problèmes plutôt qu’à ceux d’autrui. Mais elle dit aussi que ce retour se déroule dans l’espace : Nathan et Élisa, par exemple, sont passés du dehors vers le dedans par leur retour à la maison familiale. Les personnages de Reza se trouvent ainsi paratagés entre deux dimensions différentes et liées à la fois : leur vie avec son lot d’événements passés et éventuellement à venir, et le temps qui dévore sans pitié leurs jours et les rapproche progressivement de la mort. Comment remplissent-ils le temps qui passe, sous tous aspects, doux, pénible, sérieux, moins sérieux, etc. Et derrière la dérision apparente, leurs actes cachent-ils une grandeur quelconque ? Nous allons maintenant étudier comment ces personnages étouffés par le destin font usage de leur temps.