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Les conflits père / fils sont principalement mis en évidence dans Conversations après un

enterrement et La Traversée de l’hiver. Indéniablement ces relations sont placées sous le

signe de la malédiction tragique, telle qu’elle appert dans la tragédie grecque, la faute du père rejaillissant sur les fils, génération après génération.

Dans les deux pièces, en effet, les pères ont souffert de la perte de leurs propres pères : ils sont eux-mêmes des fils meurtris. Le père de Simon Weinberg est mort pendant la guerre et a laissé un fils qui a «mal vécu son enfance» et s’est retrouvé « seul au monde », comme il l’indique dans sa lettre à un fils encore imaginaire, Nathan :

32 Cf. Le Père. Métaphore paternelle et fonctions du père : l’Interdit, la Filiation, la Transmission : « La jalousie, si elle se déchaîne, laisse deviner un désir œdipien qui se réveille – désirer posséder sa fille comme on a pu désirer sa propre mère », op. cit., p. 122.

Lorsque mon père a disparu, j’avais onze ans et c’était la guerre… Je me trouvais seul au monde, si seul et si soudain éveillé que le Diable me visita… Je l’accueillis comme un renfort stratégique, un rempart de château fort où je m’éclipsais à l’abri des meurtrières. De ce jour, et pour l’éternité, je sortis en vie, de la tête aux pieds bordé d’épines, impeccable et glacé. (p. 45)

Cette lettre a été rédigée alors que Simon Weinberg ne connaissait pas encore la paternité : il n’« avait que vingt ans ». D’emblée son fils a pour fonction de combler le manque paternel. Avner, dans La Traversée de l’hiver, a lui aussi souffert d’un manque du père, puisque ce dernier s’est révélé impuissant face à la guerre, et qu’il a été contraint de s’exiler avec toute sa famille, renonçant à son identité juive. Avner, de même, choisit l’exil puisqu’il vit à Buenos-Aires et s’assigne avant tout une mission nourricière à l’égard de sa famille, se contentant de vendre des meubles au lieu de mener la carrière plus aléatoire de musicien. En s’identifiant à l’image du père qui se sacrifie, il ne peut que nourrir un profond ressentiment à l’égard de ses fils qui l’empêchent d’être celui qu’il voudrait être :

Je fais de l’argent. J’en gave mes fils qui sont deux nullités, c’est sûrement le plus mauvais service que je peux leur rendre, mais au moins je m’épargne artificiellement le souci que me cause leur indigence. (p.139)

Parce qu’Avner et Simon Weinberg n’ont pu avoir une relation satisfaisante avec leurs pères, parce qu’il y a eu carence du père à cause de la deuxième guerre mondiale, ces deux hommes ne peuvent être eux-mêmes que des pères défaillants.

Ce qui les caractérise est la relation narcissique qu’ils entretiennent avec leurs fils : recherchent à travers eux leur propre image, ils en ont une représentation fantasmée qui ne tient pas compte des enfants réels que sont Nathan, Alex ou les deux fils d’Avner. Cette image du fils fantasmé se décline sous deux modalités contraires:

• soit le fils représente l’impuissance du père et devient fils rejeté et méprisé ;

• soit le fils représente la puissance imaginaire du père et devient fils idéalisé et adoré, comme le montre la lettre du père à Nathan :

À mon fils imaginaire, j’ai donné pour nom Nathan. Pour toi Nathan, mon prodigieux éclat, fasse le ciel que je ne meure pas trop tôt. (p. 45)

Alex, lui, représente le fils méprisé qui insupporte le père par son existence même – comme en témoignela scène traumatisante où son père le gifle pour un motif futile :

À douze ans tu m’as giflé parce que je mangeais une cuisse de poulet d’une seule main. Sans prévenir. Personne n’a bronché. Je suis monté dans ma chambre pleurer comme un con. Nathan est

venu, il m’a dit « Il est comme ça parce que maman est morte», j’ai répondu : « Fous-moi la paix, il n’a qu’à crever lui aussi ». (p. 54)

Par sa seule présence il suscite la violence du père et seule la mort mettra un terme aux injures paternelles :

Écoute-moi papa. Tu es obligé de m’écouter, t’as les narines pleines de terre, tu ne peux pas gueuler. Maintenant c’est moi qui gueule tout seul, je n’arrête pas de gueuler. (p.53)

Et, pire que le mépris, Alex subit le rejet absolu puisque son père ne l’a jamais écouté :

Je ne pouvais pas lutter contre lui, il ne m’entendait pas…Jamais…je n’ai aucun souvenir de lui m’écoutant, sans impatience, sans…avec calme… (p.58)

Contraint en quelque sorte par le désir inconscient du père Alex n’a dès lors d’autre choix que de rater sa vie : il ne peut que lui prouver qu’il a raison de le mépriser. Il n’est pas un écrivain, il n’est qu’un petit critique littéraire avec lequel le père refuse tout contact, au sens propre du terme, même à l’article de la mort :

Tu sais le plus incompréhensible ? … J’ai envie de lui demander pardon… Quand il était malade, je venais m’asseoir sur son lit, incapable de trouver les mots, j’ai voulu un jour lui prendre la main, il a bougé pour replacer son drap ou la couverture… je n’ai pas insisté… Il m’a dit « ça marche la critique ?» «Oui… » « Tu lis de bons livres ? »… Tellement d’amertume dans sa voix (p. 57)

Avner, de la même manière, n’a que mépris pour ses fils, images de sa propre impuissance, et objets de son ironie mordante :

Mon fils ironie de la nature, n’a aucun talent. Aucun, aucun. C’est pathétique, il note mes bons mots, le pauvre. Je suis une mine pour ce garçon.» (p. 126) ;

Celui qui n’écrit pas écrit aussi. Il poursuit des études de langues, je le vois remplir des feuilles, beaucoup de feuilles… (p. 156)

Avner n’a de cesse de rabaisser ses deux fils devant les autres comme le signale Emma :

EMMA. Tu n’as pas à dire qu’il n’a aucun talent à un inconnu, d’abord qu’en sais-tu ? AVNER. C’est une évidence.

EMMA. On ne parle pas comme ça de ses enfants.

AVNER. Il n’a aucun talent, rien, zéro, et il s’acharne à vouloir être écrivain, je ne vais pas pleurer. EMMA. Au moins reste discret. N’en fais pas un sujet de plaisanterie.

AVNER ( faussement contrit). Bien. (p.131)

Nathan dans Conversations après un enterrement à l’inverse, représente l’image idéalisée du père, qui trouve en lui toutes ses aspirations perdues pour la musique : son fils réalisera ce

qu’il n’a pu. Nathan, devenu l’ombre magnifique du père, n’est en fait que le simulacre des désirs de ce dernier, et c’est ce qui amène Alex à le qualifier de « pourri » :

Vous savez qu’à l’âge de dix ans, il donnait des concerts de piano. Dans le salon. Toute la famille écoutait religieusement. […] Mon frère est un grand professionnel, Julienne. En toute chose et en toute matière. Il est ce que j’appellerais le type même du professionnel. […] Nathan le radieux, l’invincible, l’exemplaire parmi tous les modèles... Pourri aussi. Décidément ! (p. 72)

Le père voit en son fils son « objet », une occasion de combler son désir, d’exhiber sa conformité sociale, de se reproduire ou de retrouver une image idéalisée dont il est le héros. Mais cette projection narcissique ne permet pas plus à Nathan d’exister que son frère. Ayant nié ses propres désirs, il est incapable de s’autoriser un bonheur qui ne serait pas à la hauteur des rêves paternels :

PIERRE. Tout ce que tu fais mal, il le fait bien... tout ce que tu n’aimes pas, lui s’en contente... A t’entendre, c’est l’être le plus respectable de la terre, et le plus inhumain… (p.80)

Ce thème du fils narcissique surinvesti est d’ailleurs récurrent dans l’œuvre de Yasmina Reza, et on le retrouve aussi bien dans le personnage du père de Hammerklavier :

Qu’est-ce que tu vas devenir quand je serai crevé? Tu as pensé à ça? Est-ce qu’un type comme toi pense à ce genre de choses? Pas très assortie avec l’univers des pandas et des marmottes parlantes ma crevaison. Ma crevaison tu t’en arrangeras, mais l’affaire, les ateliers, le nom? Je te souhaite bien du plaisir. Les Weismann, Gery-Kollish, Goulon-Verbier qui m’ont emmerdé toute ma vie, jalousé, tiré dans les pattes toute ma vie, ils seront pour toi, mon petit, ils seront à toi. Je leur lègue un titan. L’adversaire dont on rêve dans la haute bataille. L’aigle qui domine la forêt. Celui qui jamais n’eut à s’élever. Mon fils. (p.94)

Nathan comme Alex sont donc deux victimes de la toute puissance paternelle. Même si leurs parcours sont différents, l’un comme l’autre ne peuvent assumer leur propre identité. Seule la mort du père délivrera les fils en les autorisant à n’être pas seulement son ombre noire ou son ombre solaire du père.

Et cette toute puissance est exacerbée dans les deux pièces par l’absence de la mère, qui ôte ainsi toute possibilité d’instance médiatrice pour protéger l’enfant contre le désir tyrannique du père. Inversement, on va le voir, l’absence du père peut devenir tout aussi problématique et l’amour maternel peut se révéler également tout autant castrateur.