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Des supports identitaires

Pour ces personnages naufragés, la relation au temps répète celle qu’ils entretiennent avec l’espace puisqu’elle se fonde, comme elle, sur une rupture radicale entre un passé antérieur et

un présent incertain. On a relevé comment cette perturbation influait sur la narration qu’ils entreprenaient eux-mêmes de leur histoire puisque, à l’encontre du schéma habituel des récits autobiographiques, aucun lien, aucun enchaînement n’y apparaît entre le temps d’avant et le quotidien actuel.

Mais cette absence de lien ne signifie pas absence de traces mémorielles. On pourrait même dire que l’absence de lien renforce le caractère de trace de ces souvenirs : pour ces personnages, la trace est au temps ce que l’errance est à l’espace.

Dans La Traversée de l’hiver, la filiation des noms et l’onomastique sont particulièrement significatifs à cet égard, puisqu’ils sont des marqueurs d’appartenance et d’identité. Avner demande, par exemple, à Balint si son nom est d’origine hongroise (« Je me disais bien que vous aviez un petit air magyar… », p. 133), et lui-même ne cesse d’affirmer indirectement son origine juive : non seulement par son nom, mais par la confidence que fait Emma du sentiment de honte rétrospective qu’éprouve son frère « de ne pas avoir participé au destin collectif » des juifs à cause de la décision prise par son père de quitter leur pays en 1940 ; et un rapprochement se laisse aisément entendre entre le nom de la ville natale, « Sinaia », et celui de la montagne du « Sinaï » qui, dans l’histoire et l’imaginaire juifs, signifie autant le lieu de la rencontre avec Dieu que le lieu de leur éternel départ. Avner, ou la reprise du mythe du juif errant :

Hier soir, j’ai regardé tout ça avec les yeux de quelqu’un qui part… J’ai toujours voulu être ailleurs, toujours regardé les choses comme si je les traversais. (p. 184)

Son errance et sa marginalité sontcelles de la diaspora juive d’Europe de l’est. La plupart des patronymes de personnages sont d’ailleurs, dans l’œuvre de Reza, d’origine juive : Samuel Perlman et Michel Cukiermann d’Une désolation, Paul Parsky et Élie Breitling dans

L’Homme du hasard, les Millisteinet Balint dans La Traversée de l’hiver, Simon Weinberg et

Nathan dans Conversations après un enterrement. Et on a vu combien – nouvel exode, nouvelle Terre promise – ils souffent tous de la longue et inquiétante attente d’une réconciliation avec leur passé et d’un apaisement de leur mémoire. Tous ces exilés aspirent au retour, et c’est une rencontre ou un accident dus au hasard qui le leur permettra : une femme dans un train, une panne de voiture les font, à la fin de chaque pièce, sortir de la passivité contrainte (et abhorrée) qui est la leur. C’est avec le plus inattendu des compagnons de route, le méticuleux Blensk, et après la panne la plus improbable (« Vous le plus équipé des hommes (…) vous avez crevé comme le dernier des goys à Boltingen !… », p. 185), qu’Avner peut

enfin accepter et assumer son histoire, et trouver une relation apaisée avec un père dont le souvenir l’opprimait jusque là :

À Boltingen, dans ce garage aseptisé, il y avait un peu d’odeur de pluie, de sapin mouillé qui entrait… Je me suis retrouvé à Sinaïa, allant à la scierie où nous allions avec Emma, poussant la brouette, emmitouflés jusqu’à étouffer… […] Odeur des gambaderies, des bondissements, des sauts comme un fou… (Un temps.) J’ai revu mon père, assis de dos, vieux déjà… Il louait un chalet par là-bas, vers Gratz… J’ai vu son crâne au sommet chauve, sa nuque… et ses petits cheveux gris coupés serrés (…) vous ne pouvez pas vous figurer, Blensk, la douceur de ce tapis de petits cheveux… Ces petits cheveux gris étaient pour moi l’image même – de la bonté… (p. 185)

Le récit est enfin devenu possible, et ses trous ont été colmatés. Le travail quasi proustien de la sensation-mémoire, mais aussi – et peut-être surtout – une interlocution réelle et dégagée de tout jeu social (« Vous avez été mon ami aujourd’hui, Blensk », p. 184), ont permis de relier les images de l’enfance inatteignable à celles d’un passé beaucoup plus proche et postérieur à la « rupture » : la ville des vacances et la fragilité du père vieillissant. La continuité et l’évolution du rapport à l’origine sont alors retrouvées.

On voit ainsi le rôle et l’importance de l’acte de narration dans le théâtre de Reza. Il ne change pas la réalité, qui, nous l’avons dit, restera ce qu’elle est : le narrateur ne trouve aucune autre possibilité de vie que celle que lui propose son destin. Mais il apprend, par le travail de sa narration et par l’évolution qu’une occasion de hasard lui permet de lui donner, à l’accepter comme telle, à s’accepter comme tel. Patrice Kerbrat l’exprime une nouvelle fois très bien dans son commentaire de La Traversée de l’hiver, où il note que l’évolution des personnages (Blensk, Balint, Avner…) au fil de la pièce s’analyse en passage de la solitude non pas à la communauté ou au couple, mais à l’état de bienveillance apaisée vis-à-vis des autres et de soi-même où chacun se trouve « seul ensemble » :

Ils vont prendre conscience de ce qu’ils sont, au détour d’un souvenir ou d’une émotion qui passe et les fait basculer dans la confidence. Ils vont se révéler, à eux-mêmes et "accessoirement" aux autres […] (le personnage) parcourt un chemin individuellement avec l’Autre comme Spectateur. Chacun est dans sa solitude. […] Mais pas nécessairement dans une solitude douloureuse, non, une solitude qui est l’évidence et avec laquelle chacun doit apprendre, à son rythme, à "faire avec".115

2 - Le cheminement vers soi-même à travers