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2 - L’œuvre et la subjectivité partagée

Dans le recueil de Reza, l’étranger prend diverses figures : personnage différent des autres parce que n’appartenant pas au même milieu familial ou social, comme dans Conversations

après un enterrement et La Traversée de l’hiver, ou personnage qui se vit comme étranger

aux valeurs culturelles reconnues, comme Paul Parsky dans L’Homme du hasard et Marc dans

« Art».

Être étranger c’est d’abord ne pas se comporter comme les gens « normaux » – référence insistante dès la première scène de Conversations après un enterrement :

NATHAN. Écoute-moi Édith, jusqu’à présent cette journée se déroule sans bouleversement, si je puis dire… Arrête avec ces chaises !… Nous sommes des gens civilisés, nous souffrons avec des règles, chacun retient son souffle, pas de tragédie… Pourquoi au fond ? Je n’en sais rien, mais c’est comme ça. Toi et moi, nous participons à cet effort de dignité… Nous sommes discrets, « élégants », nous sommes parfaits… (p. 86)

Élisa, elle, n’a pas respecté ces règles de bienséance puisqu’elle a osé venir à l’enterrement du père après sa rupture avec Alex. Elle est donc d’emblée disqualifiée et traitée de folle:

ÉDITH. Quand je t’ai vu arriver, j’ai pensé que tu étais folle… ÉLISA. Tu le penses toujours ?

ÉDITH. Oui… (p. 67)

On lui reproche d’être insensible aux lois et valeurs conventionnelles qui régissent cette famille bourgeoise, de ne s’intéresser qu’à elle-même, de transgresser le tabou de la mort en saisissant le prétexte d’un enterrement pour satisfaire son désir amoureux. Elle est même celle qui entraînera Nathan dans le sacrilège puisqu’ils feront l’amour sur la tombe même du père :

NATHAN. (…) Tu es plus interdite que jamais, Élisa. Mais aujourd’hui je n’ai pas envie que tu me laisses… (Untemps.) Tu sais à quoi je pense ? Un acte aussi contraire à la raison… Que j’ai envie de te prendre. Là. Sur sa tombe…Chasser une douleur par une autre. (p. 77).

Blensk, lui, représente plutôt l’étranger perçu comme inférieur, objet de la risée de tous. Il est celui qui rassure chacun dans la certitude de la supériorité. Il est une autre figure de racisme : l’affirmation de la supériorité d’une race élue, la nôtre, à laquelle les autres n’arrivent pas à la cheville. Suzanne désigne ainsi Blensk et sa femme par un « ces gens » méprisant qui provoque la solidarité de classe d’Emma (« Emma rit de bon cœur », p.120). Un autre sujet de plaisanterie favori est l’éventuel sentiment amoureux de Blensk à l’égard d’Emma (p. 130) :

comment un être aussi ordinaire pourrait-il oser être amoureux d’une femme aussi distinguée ?

Étranger « fou » ou étranger « inférieur ». Dans « Art » chacun peut devenir l’un ou l’autre, selon les circonstances. Dans un premier temps, c’est Serge qui est disqualifié par Marc, parce qu’il appartient à un groupe qu’il méprise, la soi-disant « élite ». Puis Serge et Yvan se moquent de Marc, cet être inférieur, étranger à leurs valeurs culturelles. Et enfin Serge et Marc méprisent Yvan qui va entrer dans la catégorie méprisable du petit bourgeois par son mariage :

Parce que c’est un petit courtisan, servile, bluffé par le fric, bluffé par ce qu’il croit être la culture, culture que je vomis définitivement d’ailleurs. (p. 226)

Regarde ce malheureux Yvan, qui nous enchantait par son comportement débridé, et qu’on a laissé devenir peureux, papetier… Bientôt mari… un garçon qui nous apportait sa singularité et qui s’escrime maintenant à la gommer… (p. 243)

L’étranger est d’abord celui à qui on dénie le droit d’avoir une identité propre. Il est celui qui, littéralement, n’a pas de nom. Dans les premières scènes de Conversations après un

enterrement, seul Nathan appelle Élisa par son prénom ; les autres membres de la famille se

contentent de la désigner par le pronom de la non personne : « elle ». Alex refuse même de lui adresser directement la parole et passe par l’intermédiaire d’Édith pour exprimer son vœu le plus cher : « dis lui de foutre le camp » (p. 46). Dans La Traversée de l’hiver, Avner se moque à plusieurs reprises du nom de Kurt Blensk :

On ne va pas s’affubler de Kurt Blensk ! D’abord qui peut prononcer ce nom ? C’est la négation, ce type ! (p. 127)

BALINT. Comment l’avez vous appelé ?

AVNER. Est-ce que je sais ?… Clems ? Non ?...Vous croyez qu’elles vont m’en vouloir ? Très gentil ce type. (p. 137).

A une lettre près, il le traite de « clebs », un chien dont on veut se débarrasser… Dans « Art», Marc présente Serge : « Mon ami Serge a acheté un tableau » (p. 195) ; Serge, à son tour, présente Marc : « Mon ami Marc, qui est un garçon intelligent… » (p. 197) ; mais Yvan se présente lui-même : « Je m’appelle Yvan» (p. 199) – comme si Yasmina Reza voulait signifier dès le début de la pièce que le véritable couple d’amis est constitué par Marc et Serge et qu’Yvan n’est qu’un tiers exclu.

Ces personnages sont conscients de leur étrangeté aux yeux des autres, et ils souffrent de ce statut qui les amène à affronter la moquerie au quotidien et un regard pesant, difficile à

accepter tellement il est dévalorisant et blessant ; lorsque Blensk surprend la conversation dépréciative à son sujet entre le groupe de vacanciers, il se sent physiquement mal.

Mais peu importe cette souffrance pour le groupe, dont la première réaction consiste à éliminer physiquement celui ou celle qui dérange, et parfois même le remet en cause par sa seule présence. Le leitmotiv de la première scène de Conversations après un enterrement est le souhait du départ d’Élisa – qu’elle reprend d’ailleurs à son compte : « Il faut que je parte » (p. 48). Dans La Traversée de l’hiver Emma envoie Blensk rapporter une balle de tennis aux enfants pour « s’en débarrasser », selon l’expression de Suzanne (p. 149). Dans « Art» Yvan sert de bouc émissaire : parce qu’il ne veut prendre le parti ni de Marc ni de Serge, il est injurié par le premier, et contraint de s’en aller :

MARC. Yvan est un lâche.

Sur ces mots, Yvan prend sa décision : il sort précipitamment. » (p. 229).

Ce départ de l’étranger a la même fonction dans l’économie des trois pièces que la catastrophe de l’acte quatre dans une pièce classique : il provoque un changement de situation qui va permettre de dénouer le conflit dans la dernière scène. Il apparaît donc, à ce titre, comme une étape nécessaire pour que s’établisse un nouvel équilibre à la fois individuel et collectif : chacun se trouve confronté à ses manques et est amené à reconnaître l’importance de ce perturbateur, seul capable d’enclencher le dynamisme du changement dans une situation bloquée. La dernière scène est toujours une scène de retrouvailles : tous les protagonistes sont à nouveau réunis mais les relations ont changé parce qu’ils ont accepté l’autre dans sa différence.

Le retour de l’étranger change en effet son statut : il n’est plus l’autre qui menace l’identité collective, il est autrui : un autre moi digne de respect, une personne humaine. Lorsqu’Élisa revient, Alex accepte qu’elle ne soit plus la femme qui l’a rejeté mais celle qui est libre d’aimer qui elle veut. Emma, de même, change totalement d’attitude : elle qui était la première à se moquer de Blensk l’accueille, le reconnaît et montre par ses gestes qu’il est devenu un proche :

Emma apparaît au bras de Kurt Blensk (p. 157)

Elle reprend Blensk sous son bras et l’entraîne à l’intérieur » (p. 158)

Dans « Art», en laissant Marc dessiner sur le tableau vierge, Serge signifie qu’il respecte le point de vue de son ami, même s’il ne le partage pas (p. 248). Ce que l’autre a de respectable n’est pas donc seulement ce qu’il a en en commun avec nous, mais sa propre singularité. Ce qu’explique bien Yvan lorsqu’il lit les notes qu’il a prises chez son psychiatre :

Si je suis moi parce que je suis moi, et si tu es toi, je suis moi et tu es toi. Si en revanche, je suis moi parce que tu es toi, et si tu es toi parce que je suis moi, alors je ne suis pas moi et tu n’es pas toi... (p. 232)

C’est en acceptant ce point de vue de l’autre que les personnages peuvent accéder à une relation apaisée avec eux-mêmes. Parce qu’Alex accepte la singularité d’Élisa, il accepte aussi celle de Nathan, qui ne lui apparaît plus comme un « toi qui n’est pas moi » mais comme une personne au « regard souriant » (p. 111). Et c’est grâce à cette reconnaissance qu’il peut à son tour quitter le mode du ressentiment et assumer sa vie. De la même manière, Avner ne trouve l’apaisement – et l’amour pour son père – qu’après avoir appris à apprécier Blensk, cet homme casanier, passionné de scrabble et de bridge, qui représentait pourtant au début tout ce qu’il détestait :

Vous avez été pour un peu dans ma vie, Blensk, je trouve inouï que le sort m’ait assis dans votre tacot… Vous le plus équipé des hommes, vous qui avez tout, bidon, poire, balayette, antigel, anti-brouillard, anti-tout, vous qui n’avez jamais dépassé le cinquante, qui m’avez obligé à me sangler (…). Vous m’avez ramené sans rien dire, sans rien demander, vous avez été mon ami, Blensk. (p. 185)

L’étranger a donc le pouvoir de réveiller l’humanité enfouie au plus profond de ceux qui s’étaient dispersés dans les jeux futiles de la reconnaissance sociale. Le théâtre de Reza est bâti sur l’idée qu’intersubjectivité rime avec convivialité. Sa scène emblématique est bien entendue celle où, à la fin de Conversations après un enterrement, les protagonistes vont enfin pouvoir manger « le suprême pot-au-feu » d’Édith. Lui répondent le petit bol d’olives que partagent les trois amis d’« Art » après leur colère homérique, et – nourriture plus spirituelle – le concert de Vivaldi auquel se rendent ensemble les vacanciers de l’hôte -pension de Stratten.