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3 - Conflit entre morts et vivants

Un autre aspect du conflit tragique dans le recueil est celui qui oppose les vivants et les morts. A l’instar de Cocteau, Anouilh, Camus et les autres dramaturges qui ont redécouvert le tragique dans ce qu’ils appellent des « tragédies modernes »35, Yasmina Reza reprend l’idée d’une fatalité incompréhensible qui s’oppose à la liberté humaine.

George Steiner36 a montré que dans ce type de conflit, le vivant vivait son destin sous le signe du tragique lorsqu’il choisissait le parti des morts, contrairement à ceux qui choisissent celui de la vie sans se soucier du poids des défunts. Or, de fait, les motifs du passé et de l’hérédité, les questions de lignée, d’ascendance et de descendance jouent un rôle capital dans tous les types de conflit qu’offre le recueil. Reza met toujours en scène des personnages qui ne sont pas libres de leur destinée : ils sont abandonnés dans un univers dont ils ne perçoivent que l’indifférence et l’hostilité.

Dans Conversations après un enterrement et dans La Traversée de l’hiver, le poids des morts pèse lourdement sur la famille de Simon Weinberg, ainsi que sur les Millstein qui n’ont pu échapper à la tragédie de la Shoah. Dans les deux cas, les enfants ne peuvent que supporter les conséquences de ce lourd passé. Symboliquement, la disposition spatiale et l’action dramatique rendent compte du cycle immuable de la vie puisqu’ils se trouvent lestés d’une hérédité terrible: la mort du père pour les uns, l’exil pour les autres. Selon l’analyse de Jung, cité par Guy Corneau, ces enfants se considèrent comme prisonniers du drame de leur père:

34 René GIRARD, Mensonge romantique et vérité romanesque. Paris : Grasset, 1961, p. 16 35 Nathalie MACE-BARBIER, Lire le drame. Montrouge : Dunod, 1999. (Coll. Lire), p. 9 36 George STEINER, Les Antigones, op. cit., p. 287

Le passé qui n’est pas mis en conscience se répète, ou selon la formule de Jung, ce qui demeure inconscient nous arrive de l’extérieur comme un destin qui nous semble étranger alors qu’il reflète simplement notre condition de vie intérieure.37

Condamnés à descendre dans le même enfer que leurs parents et à répéter les mêmes crimes, même leur innocence devient un leurre. Leur assujettissement à des puissances malveillantes redéfinit les règles du conflit tragique qui affirme sa puissance indistincte sur eux. Ils ne suscitent plus la réponse d’un héros qui saurait se révolter contre son destin. Ils ne recourent plus à des confrontations héroïques qui déclineraient refus de la soumission et découverte du sens. Leur passé fournit la matière première de leur drame et le comble de ce drame est d’être privé d’action. Nathan, Alex et Avner, sont conscients de ne pas agir comme ils le devraient pour être maîtres de leur destin – ce qui suscite leur culpabilité sans pour autant leur donner le courage d’agir. Cette culpabilité a l’ampleur d’une fatalité. Le passé contamine le présent et le configure d’une certaine manière : à cause de cette peste héréditaire, ils sont voués à errer dans leur vie, ne trouvant aucun lieu où ils puissent exister et non pas survivre au passé. Dans le théâtre de Reza c’est donc bien la mort « la plus fidèle compagne de l’homme»38 qui semble gagner. Alex et Nathan paraissent interdits de bonheur et écrasés par la culpabilité, selon un syndrome qui est celui des survivants. Nathan s’interdit dès lors le bonheur d’aimer et Alex celui de créer une œuvre littéraire dont il serait l’auteur :

C’est exactement ça écrire, aller quelque part où on ne va pas... Et quoi qu’on fasse déjà, sur la page vide déjà, il y a le retour et la fin de l’aventure... À vingt ans, j’imaginais mon œuvre, sept volumes en papier bible, un monde de titans, fracassants, soulevés par la houle, happés par je ne sais quelle frénésie... Des êtres tumultueux, des êtres qui auraient été les aspirateurs du monde, avec tout en eux, tout le génie, la force et l’épuisement... (p.111)

Il est tout aussi significatif que les enfants de Simon Weinberg n’aient pas eux-mêmes d’enfants, comme s’ils voulaient faire cesser le destin tragique de leur lignée. Le poids des morts leur interdit littéralement de transmettre la vie. Dans La Traversée de l’hiver, ce motif du passé, la question de la lignée, de l’ascendance et de la descendance ne cessent de hanter Avner. Emma en témoigne, lorsqu’elle raconte la fuite de la famille pendant la guerre, et comment son frère Avner se sent coupable pour une faute qu’il n’a jamais commise :

37 Guy CORNEAU, N’y a-t-il pas d’amour heureux ? Paris : Robert Laffont, S.A.1997, p. 84

38 Christiane BLOT-LABARRIERE, « Yasmina Reza: mesures du Temps » in Nouvelles écrivaines :

EMMA. […] Avner ne parle jamais de ce voyage pendant la guerre. J’ai toujours pensé qu’il avait eu honte par la suite de cette saga quatre étoiles. Qu’il s’en voulait, peut-être de ne pas avoir participé au destin collectif… Oui, c’est une chose qui l’a marqué dans sa vie. (p. 146)

Coupable d’avoir échappé à la tragédie du peuple juif grâce à son père qui a choisi de sauver sa famille plutôt que de subir le sort collectif, Avner est pris dans la trappe du passé : comment admettre qu’il a vécu une « saga quatre étoiles », dans l’innocence du bonheur, au moment même du génocide de son peuple ? Il y a sauvegardé une identité personnelle mais il y a perdu une identité collective. Comment ne pas en vouloir à son père d’avoir fait ce choix si peu glorieux ? Mais dans le même temps comment ne pas lui en être reconnaissant puisqu’il a sauvé sa famille ? Le conflit est bien tragique puisque les deux positions sont inconciliables :

EMMA. […] Avner aussi était heureux, j’en suis sûre, mais ce souvenir d’innocence chez lui est devenu remords. (p. 147)

Ce souvenir aliénant, obsédant, étouffant, le conduit à s’enfermer dans l’image et le rôle de père responsable, obligé de travailler comme commerçant – petit monsieur semblable à ce que son père a été –, et de ne pas suivre le chemin de ses rêves, qui le conduisait vers la musique. Son travail fait de lui un homme pragmatique et traditionnel, alors qu’il n’aspire qu’à l’aventure de la création. Seules les vacances lui permettent de satisfaire ses goûts artistiques : écouter de la musique, assister aux concerts et partir au plus loin dans des randonnées. Mais résister à son destin lui paraît inutile39 :

Quelle raison ai-je de faire une chose plutôt qu’une autre... (p. 185)

En vivant une vie malheureuse, il est ainsi doublement fidèle à son père et à son peuple : il se sacrifie sur l’autel du remords. Et dans le même temps il transmet cette culpabilité à ses propres enfants sur lesquels il jette un regard terriblement dévalorisant :

AVNER. Je fais de l’argent. J’en gave mes fils qui sont deux nullités, c’est sûrement le plus mauvais service que je peux leur rendre, mais au moins je m’épargne artificiellement le souci que me cause leur indigence (p. 139)

A travers la représentation de tels conflits, Reza montre l’aliénation et la souffrance existentielle d’hommes qui, le plus souvent, ne peuvent que subir les circonstances qui leur sont imposées. C’est en cela que son œuvre met en scène la dimension tragique de vies vouées à la répétition des scénarii du passé. Pour autant, jamais elle ne désigne ses pièces sous les

39 Dans Une désolation, Reza illustre la pensée du père à l’égard de l’avenir du fils : « dans ma philosophie à moi […] le père veut que le fils ne ressemble pas au reste de l’humanité. Dans ma philosophie, ce qui est bon pour les autres n’est pas bon pour le fils. ». Paris : Albin Michel, 1999, p. 108

catégories communes de «tragédie», «comédie» ou de «drame», se contentant d’indiquer sur le recueil le mot « théâtre ».

Ce choix n’est pas innocent : en choisissant de ne pas enfermer son théâtre dans une catégorie littéraire figée, elle nous invite à une lecture plurielle de ce qu’elle met en scène. Lorsque le passé ne passe pas, la vie est indéniablement tragique ; mais l’homme a la liberté de construire son propre bonheur pour peu qu’il accepte ses chaînes, voire qu’il est capable d’en rire. Et le théâtre, par la représentation même de ces conflits, remplit alors bien sa fonction cathartique : il libère à la fois l’auteur et les spectateurs de leurs démons intérieurs.

Chapitre III - La mise à distance du