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Le renoncement au désir

Paul Parsky illustre parfaitement le renoncement au désir auquel sont réduits tous les personnages âgés du théâtre de Reza, à l’exception de Simon Weinberg dans Conversations

après un enterrement (mais il est vrai que celui-ci est décédé quand commence la pièce…).

L’angoisse qui les étreint tient moins à l’imaginaire de leur mort à venir qu’à l’expérience présente d’une perte de vie et de vitalité qui les conduit à un repli sur eux-mêmes et un isolement progressif. Mais ce qui s’explique chez eux par les ravages de la vieillesse se retrouve de manière aussi aiguë chez nombre de personnages plus jeunes. Les scènes finales offrent souvent le spectacle d’une harmonisation des facteurs temporels et climatiques autour d’un personnage coupé de tout désir et de tout projet, pris dans la tristesse du retour cyclique

des saisons. Dans Conversations après un enterrement Alex dit comment il a trouvé le repos final dans la voiture de son frère en écoutant un quintette de Schubert ; il est dans la voiture, il se trouve dans un monde qui lui est propre et où ni Nathan ni Élisa ne peuvent faire irruption :

« Ne change rien, surtout ne change rien ». Tu n’as rien changé et j’ai renversé ma tête, et j’ai vu les arbres, les lumières flottantes, les filets d’eau qui se fracassent sur les vitres, le regard de Nathan, et la nuit… Le brouillard, et la nuit… Et j’étais comment dire, vidé, en apesanteur sur le siège arrière, confiant, protégé, inexprimablement bien… (p. 111)

Cette position quasi-foetale de passivité absolue au sein d’un environnement englobant métaphorisé par l’enveloppement musical se retrouve dans La Traversée de l’hiver quand Avner s’imagine l’infini des forêts hivernales :

J’y traçais des chemins pour le cavalier, et j’entendais résonner la flûte, la flûte, la flûte au-dessus des bois, moi-même j’étais le cavalier et je traversais l’hiver à l’infini… (p.185)

Quand ce n’est pas la musique, c’est la neige qui remplit cet office pour Marc, dans « Art » :

Sous les nuages blancs, la neige tombe. On ne voit ni les nuages blancs, ni la neige. Ni la froideur et l’éclat blanc du sol. Un homme seul, à skis, glisse. La neige tombe. Tombe jusqu’à ce que l’homme disparaisse et retrouve son opacité (p. 251)

Dans le texte comme sur la scène, on assiste alors à une même intégration du temps et des personnages. Les diverses perspectives se rencontrent en un moment final où tout est dit : lieu de repos ou de mort – la neige, le froid, la pluie, le brouillard, la nuit… Il n’est pas jusqu’à la position d’abandon adoptée par le personnage qui ne concoure à cet effet65 : le corps est présent, le cœur est ailleurs. C’est le moment où les personnages avaouent leur impuissance à faire face à leur destin. La monotonie du temps est figurée par la pénombre, et cette grisaille qui vient du ciel a des répercussions sur leur état psychique. Ariane, par exemple, confie à Balint comment ce mauvais temps provoque chez elle une mélancolie profonde :

ARIANE (après un moment de silence, elle s’est approchée de lui). Tu as entendu le vent ?… J’aimerais être une brindille et qu’on m’arrache du sol… (p.171)

En implorant la force du vent pour l’emporter loin de la terre, elle espère fuir son malheur pour retrouver le soulagement de l’âme. Ni le moment ni l’endroit n’inspirent de joie, tout semble triste. Dans La Traversée de l’hiver, Balint qui pensait trouver dans la monotonie du temps une aide précieuse pour atténuer sa tension, exprime sa déception et sa résignation :

65 La description du personnage d’Une désolation souligne cette position de celui qui glisse sur l’horizon : « elle m’accuse, lorsque nous allons quelque part, de m’affaler sur le lit pendant qu’elle défait les bagages, elle ne comprend pas que je suis toujours plus fatigué qu’elle. Elle, même fatiguée, n’a pas de propension à l’horizontalité, moi je suis d’une lignée de vautrés, de renoncés de la ceinture abdominale» (p. 17)

Je me suis résigné à ce manque. Je m’y suis résigné. Et à la tristesse aussi je me suis résigné. Je la vois partout dans ces montagnes. Je me sens en compagnie ici. Le vent est triste, la couleur des fleurs est triste, l’odeur du bois est triste… (p. 170)

Ces différents extraits montrent l’accablement des personnages, et leurs propos disent suffisamment la souffrance que suscite en eux la banalité ambiante, l’indécision existentielle qui les étreint, la banalité qui les rend indéterminés et indécis à l’égard de leur vie. Le narrateur d’Une Désolation évoque, lui aussi, cet état d’âme de celui qui n’a plus rien devant lui :

Mon petit, qui a goûté à l’action redoute l’accomplissement car il n’est rien de plus triste, de plus décoloré que les choses réalisées. Si je n’étais sans cesse en perpétuel devenir, il me faudrait alors lutter contre la mélancolie des achèvements (…). (p. 13)

On comprend alors mieux que les personnages de Reza soient rarement de jeunes hommes et de jeunes femmes66. Il lui faut des adultes qui découvrent avec l’âge combien ils ont jusque là vécu dans l’illusion, et qui prennent conscience des dégâts que cela a provoqué dans leur propre vie : perte de tout vrai contact humain et de toute chaleur, manque d’affection et solitude… On comprend aussi que l’auteur porte une extrême attention à ce qu’on pourrait appeler une « climatologie affective », et le rôle que joue la référence aux saisons pour refléter la défaite de ceux qui se sont résignés à ne pas réaliser leur rêve. Il est significatif que, loin des autres, Emma, dans La Traversée de l’hiver pense que le temps préférable pour ses vacances est celui de la hors-saison :

Il faut toujours venir hors saison. (p. 121)

Elle affiche sa préférence pour la beauté du temps de septembre, au moment où les vacanciers rentent chez eux :

D’ailleurs septembre est dix fois plus beau et il n’y a pas un chat. (p. 121)

Climat et solitude s’unissent pour offrir l’apaisement tant attendu, même s’il est plus ou moins synonyme de mort, et la paix intérieure ne s’amorce ainsi qu’avec le passage de la lumière à l’ombre. Les deux pièces que nous venons d’évoquer se déroulent par temps de brume et sous un ciel chargé. Cette grisaille correspond, selon la définition du dictionnaire, à des symboles et à des sensations de tristesse, de mélancolie et d’ennui67. La couleur grise, issue d’un mélange de noir et de blanc, connoterait une intense douleur liée au piétinement dans la

66 Reza le reconnaît et le revendique dans son entretien avec Dominique Simonnet (L’Express du 13/01/2000) « Les jeunes ne m’intéressent pas en tant que personnages. Car ils sont aux prises avec le devenir social, c’est-à-dire avec des considérations très subalternes. »

banalité. Elle renverrait également au deuil des émotions cachées. Le choix de ce « temps » est donc bien adapté à l’état des personnages, à leur inquiétude et à leurs soucis, ne serait-ce que parce qu’il permet aussi la mise en scène des orages, qui renvoient au déchaînement des tensions. Ou de la « mousson » (p. 100), ce vent qui souffle alternativement de la mer vers la terre et vice versa, et traduit une instabilité climatique tout à fait propre à symboliser l’indécision des sentiments.

Reza ne se contente pas de situer la diégèse de ses pièces dans la saison automnale. Elle recourt aussi à de multiples ressources théâtrales et dramaturgiques ayant trait au temps et à son environnement pour confirmer et amplifier ce choix. Elle évite, par exemple, d’employer le mot « noir » dans ses didascalies pour distinguer les scènes, et au « la nuit tombe », elle préfère de manière significative la mention « la lumière tombe » : souhait de ne pas plonger la pièce dans l’obscurité pour ne pas donner prise à l’image la mort sur les différentes scènes. Elle précise parfois la nécessité d’une lumière faible pour atténuer l’intensité de certaines scènes ou accompagner celles qui sont marquées par la tristesse ou la confidence. Nous pensons que le choix de cette technique a pour objectif d’orienter les lecteurs en leur permettant de distinguer la nuit de l’obscurité, un choix voulu par l’auteur :

Durant cette scène, la lumière change et devient peu à peu crépusculaire […] Ils restent tous deux, assis, immobiles, à fixer le paysage. […] La lumière tombe. (p.128-129)

Ce jeu de lumière et d’ombre permet au dramaturge de créer une atmosphère sensuelle et douce qui correspond à l’état moral de Suzanne et d’Avner. Ailleurs, c’est plutôt la mélancolie qui s’exprime : l’obscurité de l’endroit, par exemple, plonge Nathan dans une ambiance pénible et suffocante, une sensation de perte similaire à celle qu’il a observée dans la maison familiale pendant l’orage :

NATHAN. Il fait nuit…. C’est triste ici. (p. 91)

Le même personnage raconte sa sortie avec Élisa à la gare en affirmant que le « soir » lui inspire la sensation de nulle part. Son évocation de la gare, pleine d’ombres et de silhouettes, souligne son trouble à ce moment précis :

Il y avait toutes sortes de gens sur le parvis, des ombres avec des bagages, des silhouettes de chauffeurs, des taxis, des lumières d’hôtels, des bruits de cars qui freinent dans les flaques… (p. 110)

Julienne, à son tour, est particulièrement sensible à l’éclairage, particulièrement lorsque les moments de tristesse se prolongent après l’enterrement du père. Pour elle, l’obscurité crée une atmosphère de pesanteur qui renforce son angoisse de la mort, et la lumière seule peut offrir une sortie de l’impasse où se trouvent les personnages :

JULIENNE. Elle pleure… (…) Il faut la laisser seule… Il n’y a pas d’autres lumière ici ? Pourquoi vous n’allumez pas cette lampe ? Elle marche ?

ALEX. Essayez…

Julienne allume la lampe.

JULIENNE. C’est mieux comme ça, non ? (p. 108)

Yasmina Reza affirme avoir choisi l’automne parce que cette saison révèle la véritable complexité des êtres dont le devenir est derrière eux. Cette nouvelle conscience d’eux-mêmes les rend libres : ils n’ont plus rien à perdre68. Plus rien à espérer non plus : Julienne remarque le vide qui caractérise la génération de ces neveux lorsqu’elle dit :

JULIENNE. C’est amusant qu’aucun des trois ne se soit marié. PIERRE. Oui.

JULIENNE. Des gens de cette génération surtout. Ce n’est pas ordinaire. (p.53)

Dans L’École du désenchantement, Paul Bénichou souligne que le désenchantement naît du double sentiment d’avoir raté l’essentiel de sa vie et de n’avoir plus le temps nécessaire pour en modifier le cours. Le narrateur d’Une Désolation souligne, en ce sens, la différence qu’ont les jeunes et les vieux de la perception du temps : lorsque sa fille lui dit qu’il a le temps de lire maintenant qu’il est à la retraite, il le prend très mal car, pour lui, il n’a au contraire plus de temps puisqu’il s’approche de la mort :

La plupart des gens que je croise, dont ma fille, n’ont du temps qu’une perception infiniment triviale. (p. 62)

On voit donc que, dans le théâtre de Reza, la généralisation d’un rapport inquiet à « soi » souligne l’intranquillité des personnages adultes, qui ne sont plus jeunes et pas encore vraiment âgés, mais qui se trouvent plongés dans un automne affectif et psychique. Ils en tirent un sentiment de vieillissement terrible qui les laisse désespérés devant ce temps condamné à être répétitif et à s’écouler en échappant à tout contrôle de leur part.