• Aucun résultat trouvé

Un quotidien aliénant et ennuyeux

La situation initiale des quatre premières pièces montre que les hommes sont « embarqués » dans un destin qu’ils n’ont pas choisi. L’homme est un homme du hasard, enfermé dans le compartiment de la vie, comme le signifie métaphoriquement la situation de L’Homme du

hasard. Cette image du destin est reprise, dans la même pièce par le titre de l’œuvre

qu’envisage d’écrire Paul Parsky : Le Capitaine du navire perdu. Car que signifie être capitaine lorsque le navire est perdu dans la tempête ? Dans Conversations après un

enterrement, les protagonistes sont enfermés dans une propriété familiale qui désigne, comme

une métonymie, les rapports familiaux qu’ils fuyaient au quotidien, mais que réinstalle pour une journée l’occasion de l’enterrement. De la même manière, c’est le hasard qui a réuni dans l’hôtel-pension de Stratten les Milstein, Suzanne et Ariane, Balint et Blensk.

Une figure intéressante et significative de ce hasard qui peut orienter toute une vie sans que cela ait été décidé, est celle de la panne. Elisa, après son premier départ, revient parce que « [sa] voiture est tombée en panne. On doit venir la dépanner vers six heures… » (p. 68) ; Avner retourne à l’hôtel parce que, contre toute attente, la voiture de Blensk a crevé (« vous avez crevé comme le dernier des goys à Boltingen », p. 185) ; et Yvan réapparaît parce que « l’ascenseur est occupé », ce qui lui a donné le temps de réfléchir, d’analyser l’attitude de Marc et de « gravir les marches de pardon ».

La vie est ennuyeuse parce qu’elle est répétitive. Il n’y a pas une trajectoire linéaire mais la circularité de jours qui répètent les mêmes actes dérisoires, à l’infini. Par exemple, la coiffure occupe une grande partie des conversations féminines : Martha après une réflexion philosophique sur la fuite du temps, passe sans transition à ses problèmes de teinture :

Accepter de n’être maître ni du temps ni de la solitude. Bonne idée de me faire faire la couleur avant de partir. La dernière fois c’était trop blond, mais cette fois-ci elle l’a bien réussie. (p.27)

Dans le jardin, Élisa, Édith et Julienne commentent la nouvelle coiffure d’Élisa en répétant les mêmes formules creuses « c’était moins bien », « comme ça c’est bien », « oui, comme ça c’est bien », (p.62). Et alors qu’Emma est préoccupée par le départ de son frère, elle s’inquiète de sa coiffure :

Quelle tête j’ai ? J’ai l’air d’une folle, non ? Je n’ai même pas pris le temps de me donner un coup de peigne. (p. 166)

Nous pourrions faire la même remarque à propos des vêtements : tous les ans, Emma fait les mêmes cadeaux à ses neveux. Et l’envoi rituel des cartes postales symbolise bien cette répétition du temps :

Chaque année les mêmes mots et, j’en ai bien peur, la même carte. Si elle n’a pas reçu dix fois ces vaches et ce clocher, je veux bien me pendre. Grâce au ciel elle n’a plus toute sa mémoire, cette pauvre Caroline. (p. 143)

Le temps de la vie semble ainsi être celui de la défaite, de l’usure : après la fulgurance des rêves de l’enfance ou de la jeunesse, vient le long renoncement de l’âge adulte. Reza oppose l’imparfait des rêves au présent de la banalité : pour Martha, son ami Georges était un homme « qu’[elle ]avai[t] connu scandaleux, insolent », et c’est maintenant un homme qui promène son fils en poussette… Nathan était le héros grandiose de l’enfance d’Alex, et il se préoccupe aujourd’hui de courses quotidiennes et des légumes à acheter pour le pot-au-feu. Avner se rêvait en prestigieux chef d’orchestre, et il passe son temps à « vendre du mobilier de conférence, exporter des meubles de bureau d’une constante uniformité et laideur » (p. 138). Yvan, enfin, qui enchantait par son comportement « débridé » est devenu « peureux, papetier… bientôt mari… » (p. 243).

Derrière le vain bavardage des personnages transparaît en filigrane la montée de l’angoisse face à la mort. Celle-ci est omniprésente – à commencer par le fait que, à l’exception d’« Art », toutes les pièces s’ouvrent sur une rubrique nécrologique. La litanie commence dans L’Homme du hasard lorsque Martha fait le compte de ceux qu’elle a perdus :

Mes parents, disparus. Disparus un mari que j’aimais. Morts quelques amis.

Mort Serge. (p. 27)

La première phrase de Conversations après un enterrement évoque la mort de la mère du père qu’on vient d’enterrer, et, dès les premières répliques de La Traversée de l’hiver, Suzanne parle l’appel téléphonique qui vient d’informer Blensk du décès d’une cousine de Vevey. Mais la mort – qui est surtout présentée et redoutée comme le terme d’une déchéance physique due à la maladie ou au vieillissement – n’est pas une mort grandiose ; elle ressemble plutôt à un lamentable naufrage quotidien. Paul Parsky fait alterner sa plainte sur l’inexorable fuite du temps qui marque son visage (« Amer le pli de ma bouche », p. 9) avec l’évocation de la prostate de son ami Youri (« prostate qui pèse 95 grammes », p. 9), et entrelace dans un humour grinçant les réflexions désabusées sur la postérité de son œuvre avec l’exposé de ses ennuis intestinaux. Même ironie chez Emma pour désamorcer sa peur du vieillissement :

Il y a un moment, ma chère Suzanne, où la montagne devient haïssable, où l’âge vous tombe comme une charge sur le cœur. Si j’étais plus sportive, je creusais ma tombe avec entrain. (p. 173)

Yasmina Reza ne laisse en fait jamais au pathos le temps de s’installer, et veille, dès qu’il menace, à toujours rabattre ses lecteurs ou spectateurs sur la trivialité du quotidien. Et c’est surtout par le sarcasme – ou l’« auto-sarcasme » – que les personnages expriment

indirectement leur angoisse. Pour eux, il ne se passe rien de notable dans les existences humaines : seuls s’écoulent le temps et son cortège de décrépitude et de renoncements. Paul Parsky se décrit comme un vieillard qui « de la mort, (…) n’a pas parlé qu’avec mondanité, en ricanant comme une pauvre toupie » (p. 38) ; et Pierre peut bien apparaître aux yeux des autres comme le bon vivant qui sait toujours distraire son auditoire par des histoires drôles, mais il rappelle à Alex qu’il ne s’agit là que de la politesse du désespoir :

Alex. Comment fais-tu pour être si…. PIERRE. Si quoi ?

ALEX. Si optimiste.

PIERRE. Optimiste… Je ne pense pas que tu aies choisis le mot approprié. ALEX. Tu as compris. Traduis.

PIERRE. Tu veux dire que je manifeste dans la vie une certaine bonne humeur… Oui… Oui… Mais quand je serai mort, personne n’ira pleurer sur ma tombe pour une cuisse de poulet. » (p. 60)

La solitude évoquée par Pierre est commune à tous les personnages, qu’ils soient extravertis comme lui ou introvertis comme Nathan qui aime se mettre « à l’écart » :

ALEX. […] Nathan se promène, il marche tout seul pendant des heures… (Un temps) il médite, parmi les arbres… (p. 70)

Balint et Blensk font le même constat de solitude (p. 152) : vivre, c’est se résigner (« je me suis résigné à ce manque… je me sens en compagnie ici », p. 170).

Le tragique naît ainsi de la petitesse des destins individuels qui se résument à une somme d’actes insignifiants : ils tuent le temps en jouant aux mots croisés, au scrabble ou bridge pour oublier que c’est le temps qui les tue. S’ils parlent, leurs propos semblent être les signes d’une lutte contre une banalité inévitable : leur désir d’absolu bute toujours sur la trivialité de la réalité à laquelle il faut bien se résigner. Yasmina Reza ne met en scène que des anti-héros, et le constat semble sévère : quelle que soit la noblesse de ses aspirations, l’homme se laisse happer par un quotidien inexorablement trivial, où l’on n’échange que banalités et lieux communs…

Mais c’est précisément là que commence l’art propre de Reza, elle met en scène (et revendique) un théâtre du lieu commun, entendu comme le lieu de la communauté des hommes : non pas révolutionner le monde pour lui donner enfin un sens, mais, dans la banalité du quotidien, dire et éprouver avec légèreté les petits bonheurs du jour, le plaisir des bons mots et de la tendresse partagée.