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1 - La construction dramatique

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, Yasmina Reza renvoie tous ses personnages à leur condition d’ « êtres pour la mort ». Cette réalité tragique de la condition humaine est soulignée dès la scène d’exposition de chacune des pièces. Dans L’Homme du

hasard, l’homme est confronté à l’amertume d’une vie qui ramène toutes choses à la

minéralisation de la mort après la brève illusion du mouvement de la vie :

L’HOMME. Amer. Tout est amer

Amer le pli de ma bouche. Amers le temps, les objets, les choses internes que j’ai entreposées autour du moi, qui n’ont vécu que le temps de leur tractation.

Les choses ne sont rien. (p. 9)

Conversations après un enterrement commence directement par l’évocation des morts : non

seulement la mort récente du père qu’on enterre mais la mort antérieure de la propre mère du père. En effet Nathan n’y lit pas un éloge funèbre dédié à son père mais une lettre de ce dernier évoquant la mort de sa mère (« lorsque ma mère est morte » p. 45) et signant son entrée, dans le monde des survivants à l’âme à jamais glacée, minéralisée elle aussi. Plutôt sa propre mort à soi que la douleur de la perte :

De ce jour, et pour l’éternité, je sortis en vie, de la tête aux pieds bordé d’épines, impeccable et glacé (p.45)

Dans La Traversée de l’hiver, la situation est apparemment idyllique : deux femmes sur le déclin de l’âge conversent tranquillement face à un paysage de montagne enchanteur (« un enchantement » p. 119). Mais un espace de silence et de mort est convoqué : par le biais des souvenirs de guerre elles se rappellent la fugacité de leurs moments de bonheur :

EMMA. En Roumanie, nous avions avant la guerre un chalet à Sinaia près de Brassov. De ma fenêtre j’avais une vue un peu comme celle-ci. (p.119).

Ou par l’évocation d’une mort qui s’invite quotidiennement chez tout un chacun :

SUZANNE. […] au moment où la chance nous souriait à nouveau, téléphone pour eux, cousine de Vevey décédée. Vous savez, ces gens qui ont une très grande famille, il y a toujours un mort (p. 120).

La mort est toujours le revers tragique de la vie même la plus banale, et c’est cette banalité qui pèse sur tous les vivants.

Dans « Art », la mort apparaît en creux, et de façon plus symbolique, dans le monologue initial de Marc. Sa description d’« un tableau blanc avec des liserés blancs » (p.195) figure l’absence de vie plutôt que l’effervescence du vivant : nous sommes d’emblée confrontés au néant.

Ainsi cette mort qui néantise toute chose se retrouve à l’ouverture de toutes les pièces du recueil. Elle est le préliminaire à une action dramatique, dont toute la logique va justement consister à faire la paix avec elle. Les scènes finales sont toujours des scènes d’apaisement, du refus de la catastrophe. Il s’agit de faire voir ce qu’il y a d’étonnant et de tendre dans le fait de vivre malgré « la fuite inéluctable des jours»40. Il ne s’agit plus de s’arc-bouter dans le refus tragique de la condition humaine, il s’agit de vivre à hauteur d’homme, à la fois voué à la mort et destiné à la vie.

Ainsi, dans L’Homme du hasard, Martha répond sans ambigüité au constat d’échec de Paul Parsky :

LAFEMME. Vous n’avez pas le droit d’être amer. En vous lisant, il y a eu mille instants comme des éternités. Et s’il faut que je me montre à la hauteur du diable qui m’a déposée dans ce compartiment, je dois vous avouer que je vous ai aimé follement et que dans une autre vie ─ pour ne pas vous gêner ─ je me serais envolée pour n’importe quelle aventure avec vous… (p. 39).

Des « instants comme des éternités » figurent bien la sortie définitive de la menace d’extinction. On peut parler de « catastrophe » au sens littéral du terme : il y a bien retournement de situation mais l’échec de la mort est transformé en pari de vie par la

littérature ; le temps est aboli, l’éternité n’est pas située dans l’au-delà mais dans le présent d’une vie qui a l’infini du temps dans le fini de l’instant.

Dans Conversations après un enterrement, le récit final d’Alex substitue, lui, à la vision tragique d’une vie toujours en deçà des ambitions héroïques le bonheur de la banalité quotidienne et de la tendresse qu’elle peut apporter :

ALEX. C’est exactement ça écrire, aller quelque part où on ne va pas… Et quoi qu’on fasse déjà, sur la page vide déjà, il y a le retour et la fin de l’aventure…À vingt ans, j’imaginais mon œuvre, sept

volumes en papier bible, un monde de titans, fracassants, soulevés par la houle, happés par je ne sais quelle frénésie… Des êtres tumultueux, des êtres qui auraient été les aspirateurs du monde, avec tout en eux, tout le génie, la force et l’épuisement… J’avais ce genre de fulgurance à vingt ans… Et au lieu de tout cela, la garniture quotidienne, la petite blessure au centre du monde, le cours interminable des désirs, des pas, des gestes inutiles … Le labyrinthe des chemins inutiles… Et aussi la tendresse… la tendresse qui me fige… (p. 111).

À l’irréel forcément déçu de ne pas accéder à une sphère supérieure de l’existence se substitue le bonheur d’accepter de n’être pas maître de son destin, d’« aller où on ne va pas », d’accepter l’absurdité d’une vie sans but mais justement bonne, parce qu’elle n’est pas tendue par l’arc de l’idéal mais « par le bonheur des désirs, des pas, des gestes inutiles » (p. 112). C’est la fragilité même de la vie ─ « la petite blessure au centre du monde» ─ qui ouvre à la tendresse de vivre. La vie est bonne parce qu’elle est platement terrestre : ce n’est qu’un banal pot-au-feu dont les aromates ont la saveur même de la vie, et les trois dernières répliques de la pièce invitent les spectateurs à passer sans plus attendre à cette table :

ALEX. À table ! ELISA. Déjà ?

ALEX. Enfin tu veux dire ! (p.112)

Dans La Traversée de l’hiver, Avner retrouve à la fin de la pièce son père tel qu’il était dans sa fragilité. A l’image d’un père renié parce qu’il ne correspondait pas aux rêves héroïques et grandioses, se substitue celle d’un père grandi par son humanité:

AVNER. J’ai revu mon père, assis de dos, vieux déjà… Il louait un chalet par là-bas, vers Gratz… J’ai vu son crâne au sommet chauve, sa nuque…et ses petits cheveux gris coupés serrés, en petits fils d’un centimètre, très légèrement ondulés, très doux au toucher, vous ne pouvez pas vous figurer, Blensk, la douceur de ce tapis de petits cheveux…Ces petits cheveux gris étaient pour moi l’image même ─ de la bonté… (p. 185)

C’est à travers le sens si concret du toucher qu’il découvre ainsi la vérité de ses sentiments. Comme le père a caressé le fils, le fils caresse le père, et fond de tendresse à l’évocation de cette infinie douceur.

Dans « Art », enfin, le tableau décrit à la première scène par Marc est repris à nouveau par ce dernier à la clôture de la scène finale :

MARC. Sous les nuages blancs, la neige tombe. On ne voit ni les nuages blancs, ni la neige. Ni la froideur et l’éclat blanc du sol.

Un homme seul, à skis, glisse. La neige tombe.

Tombe jusqu’à ce que l’homme disparaisse et retrouve son opacité. Mon ami Serge, qui est un ami depuis longtemps, a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt.

Elle représente un homme qui traverse un espace et qui disparaît (p. 251)

Le blanc n’est plus le blanc de l’absence et du néant, il devient celui de la page de vie sur laquelle l’homme peut librement dessiner son destin. Il ne fait que passer mais ce passage frisonne du bonheur de la liberté : peu importe si la neige en recouvre les traces...

Entre l’exaltation tragique et le chemin dramatique, entre grandeur et quotidienneté, les personnages accèdent ainsi peu à peu à l’image de leur propre précarité et se réconcilient avec eux-mêmes. Leur conversion vient au terme d’un long cheminement intime et personnel, acquis au fil des jours, au contact du quotidien. Le quotidien tragique, est donc avant tout une expression de l’intimité, et on peut presque dire que La transformation des personnages vers la fin des pièces révèle une héroïsation de l’intime. Christiane Blot-Labarrère en rend compte ainsi :

il serait faux d’envisager ces textes comme des récits crépusculaires, voués au seul déterminisme du déclin. Quitte à frôler le passéisme, la réminiscence ravive la mémoire, fixe des précisions venues de circonstances désormais lointaines et leur rend fraîcheur et force.41

2 - Sur la scène tragique, des personnages de