• Aucun résultat trouvé

Les points de suspension : silence dans le texte

Yasmaina Reza participe au mouvement contemporain de rédaction de l’écart entre langue écrite et langue orale, et de remise en cause du cadre phrastique rigide propre à l’écrit. Elle le fait en pleine conformité avec son projet d’expimer une vie intérieure conçue sur le mode de l’action/réaction, c’est-à-dire de l’intersubjectivité, mais aussi du désarroi de la parole. C’est par rapport à ce projet qu’il convient de situer l’importance prise dans son texte par les didascalies et son fréquent recours aux points de suspension.

Dans le dialogue, l’auteur s’efface derrière la parole qu’il prête à ses personnages, tandis qu’avec les didascalies, il s’exprime directement pour fournir au lecteur diverses informations qui l’aident à comprendre et à imaginer la situation, et souligner l’impuissance de la parole des personnages. Michel Pruner dans son Analyse du texte du théâtre propose une typologie

que dans les soliloques la réflexion reste, contre toute apparence, à la surface des idées. » (« La légèreté de n’être »in Bernard-Marie Koltès au carrefour des écritures contemporaines, Études théâtrales, 19/2000, p. 27).

de ces didascalies et qualifie d’expressives celles qui s’inscrivent en intermédiaire entre

l’écriture et le jeu scénique pour convier le lecteur à se représenter le jeu théâtral des interprètes : elles peuvent ainsi exprimer les sentiments qui déterminent telle réplique ou l’intention qui la sous-tend.91

Dans les premières scènes de Conversations après un enterrement, les expressions « observer en silence », « un long moment », « hésite » ou « hésitation » traduisent la parole refoulée du personnage qui ne sait comment traduire ses angoisses vis-à-vis du passé, et s’accompagnent souvent, dans le texte, de points de suspension. Ces derniers apparaissent comme un signe que l’on peut appeler lacunaire, signalant soit une interruption anormale du débit ou un silence trop long entre deux répliques92, soit une lacune de type informationnel, même si l’on a une complétude syntaxique de la phrase. Comme l’écrit Jean Popin, « ils suscitent un texte qui n’est justement pas écrit et qu’il appartient au lecteur d’inventer »93 et, pour Jean-Pierre Ryngaert ils traduisent un implicite ou un non-dit qui entraîner une sous-information du public94. Michel Favriault pense, de même, que les points de suspension sont « un principe de délinéarisation et d’incertitude de la prose dialogique »95, et que leur présence massive induit une lecture moins linéaire et plus oblique. Pour lui, la multiplication des points de suspension marque l’empreinte d’un langage inférieur qui, échappant à la rationalisation, permet à l’image mentale de durer, de se fortifier et de souligner son caractère affectif. Elle peut ainsi être lue comme un des moyens qui permettent de traduire les agitations et les soucis de personnages qui n’arrivent pas à se maîtriser. Mais cette absence de maîtrise n’affecte pas que les personnages : un des premiers effets des points de suspension est de solliciter la participation du lecteur ou du spectateur, invités par Reza à prendre place dans ses pièces. Ils entrent, comme la parole, « dans le puzzle des énonciations »96, et c’est pourquoi elle affirme dans un entretien que l’écriture théâtrale ne dépend pas du dramaturge seul car le texte a besoin d’autres participants : la vie « l’œuvre serait transcendée par le travail des autres », au point que « au bout d’un moment on ne reconnaît plus la démarche d’origine »97. Le public

91 Michel PRUNER, L’Analyse du texte de théâtre, Paris : Nathan Université, coll.128, 2001, p. 16-17

92 Voir Catherine KERBAT-ORECCHIONI, La Conversation, Seuil, coll. Memo, 1996, p. 29, et Les

Interactions verbales, Paris : Armand Colin, 1990, pp. 162-163

93 Jean POPIN, La Ponctuation, Paris : Nathan, Coll. 128, 1998, pp. 100-101

94 Jean-Pierre RYNGAERT, Introduction à l’analyse du théâtre , op.cit. p. 157

95 Limites du langage : indicible ou silence, Articles réunis par Aline MURA- BRUNEL et Karl

COGARD. Coll. Centre de poétique et histoire littéraire de l’Université de Pau. Paris : Ed. L’Harmattan, 2002, p. 349-355

96 Jean-Pierre RYNGAERT, Introduction à l’analyse du théâtre, op. cit., p.100

97 Entretien avec Yasmina Reza « Yasmina Reza. Un écrivain de la tension», 28 Rappels, Paris : Infonthéa Publications SARL, février 2004, p. 18-19

crée sa propre vision du texte et Reza n’a aucune prise sur cette interprétation qu’elle a sollicitée98.

L’emploi des points de suspension met souvent en jeu la relation entre monologue et dialogue. Marie-Christine Lala, dans l’ouvrage collectif Nathalie Sarraute. Du tropisme à la phrase, note que l’intervention de ce signe de ponctuation marque le lieu d’un manque à dire qui se situe entre un défaut et un excès de sens, et qui peut référer à diverses sortes de silence allant de l’inaccompli, au non dit explicite99. Dans tous les cas,

(…) sur le plan énonciatif, il en résulte simultanément une défaillance du sujet de l’énonciation, défaillance constitutive de l’instance du sujet à l’instant de la perte de moi.100

Dans le théâtre de Reza, les points de suspension créent un environnement favorable au développement de la méditation intime (fonction monologale), mais ils sont aussi un vecteur fondamental pour l’évocation de l’espace intersubjectif entre les personnages qui racontent leur drame, leur échec, ou leur hantise devant la solitude (fonction dialogale) :

ÉDITH. A trente-neuf ans… J’avais trente-neuf ans… Je n’étais pas une amoureuse… Je ne savais rien faire…Si cet homme m’avait regardée, j’aurais pu me rendre plus coquette peut-être…

Un temps.

ÉDITH. Pendant l’enterrement, ce matin – ce souvenir m’obsède aujourd’hui –, j’ai imaginé qu’il apparaissait derrière un arbre… Il restait un peu à l’écart et ne me quittait pas des yeux… Toutes les femmes racontent les mêmes histoires. Il n’y a aucune métaphysique là-dedans…

ÉLISA. Tu es sûre ?… (p. 66)

Les pauses des points de suspension viennent là où la conversation cesse de se développer : le silence ou le vide disent le rôle finalement secondaire de la parole dans le déroulement du drame en instituant une sorte de chambre d’écho dans laquelle s’écoute et se commente la locutrice. Dans « Art », de telles pauses suivent d’ailleurs souvent un point d’interrogation ou d’exclamation, qui traduisent précisément la relation à son énoncé de celui ou de celle qui parle :

SERGE. Tu as l’air d’insinuer que je dis chef-d’œuvre à tout bout de champ. MARC. Pas du tout…

SERGE. Tu dis ça avec une sorte de ton narquois…

98 Reza raconte comment elle restait les mains croisées devant le rire du public assistant à « Art », alors même qu’il lui semblait inacceptable de répondre au silence des acteurs par le rire : « C’est une autre pièce que l’on a jouée : la foule a enlevé le rythme que je m’étais échinée à construire. J’aurais voulu avoir un bâton, et sélectionner les gens à l’entrée de la salle […]. Depuis, j’en ai fait mon deuil. J’admis que je ne pouvais pas contrôler le public », L’Express du 13/01/2000

99 Nathalie Sarraute. Du tropisme à la phrase. Textes réunis et présentés par Agnès FONTVIEILLE et

Philippe WAHL, Lyon : PUL, Coll. Textes et langues, 2003, p. 191

MARC. Mais pas du tout !

SERGE. Si, si chef-d’œuvre avec un ton… MARC. Mais il est fou ! Pas du tout !… (p. 222)

Dans la même pièce, Marc décrit le tableau qui est à la source de leur contentieux en répétant la couleur cinq fois dans un passage qui comprend en outre à six reprises les trois points de suspension :

« MARC. Blanc.

Représente-toi une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt… fond blanc… entièrement blanc… en diagonale, de fines rayures transversales blanches… tu vois… et peut être une ligne horizontale blanche en complément, vers là bas… (p. 200-201)

Union du monologue et du dialogue : ce qui exprime l’hésitation de Marc est aussi un appel à l’interlocution. Les points de suspension marquent les interruptions de la parole et les émotions du locuteur, mais font aussi apparaître sa parole déficiente en termes d’absence, de vide demandant à être rempli par un autre locuteur ; ils disent l’inachèvement et installent par là une intersubjectivité.