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1 - Climatologie dépressive

L’usure du temps semble être dans le recueil de Reza une catégorie infernale plus décisive que celle du conditionnement social ou psychologique des personnages. Dans le propre temps vécu de l’être humain, il est difficile d’échapper au piège de la mort anticipée :

Les bourgeons, les feuilles, l’automne et ainsi de suite. Chaque jour, en chaque saison, Lionel aura contemplé l’épouvantable indifférence du temps. (Une désolation, p. 23)

La structure temporelle souligne la double cruauté du temps : son flux est à la fois lent, dilaté et excessif. L’instant et la durée malmènent autant la destinée des personnages. Conscients de la valeur du temps à venir, ils envisagent de rétablir au mieux leur vie future et orientent leur quête vers une exploitation satisfaisante du temps qu’il leur reste à vivre : cela passe d’abord

48 Cité dans la présentation de La Traversée de l’hiver lors de sa création au Festival de Maisons-Laffite (janvier 2001). Voir <http://perso.cie-actif.mageos.com> [consulté le 28/12/2006].

par une réconciliation avec eux-mêmes, qui devrait leur permettre une réintégration favorable dans la société. Mais cette volonté manifeste se heurte à la monotonie des jours49.

Comme tant d’écrivains, Yasmina Reza, si souvent inspirée par la mélancolie de l’automne, fait du temps le sujet primordial de ses écrits :

Au fond, à bien y réfléchir, la question posée est celle du Temps. Dans quel temps nous plaçons-nous ?

Dans quel temps, la valeur des choses et des mots ? Le temps : le seul sujet.50

Christiane Blot-Labarrère dans son étude sur le temps dans les œuvres de Reza, se réfère à la biographie du dramaturge, et appuie son analyse sur une étude relative au temps dans la culture juive, qui serait étroitement dépendant des mutations de l’histoire, de la culture et de la religion. La critique affirme que ce thème traduit chez Reza toute une vision du monde :

Rien n’est gratuit, même si, à l’occasion, l’écriture se présente sous des dehors, on pensera, faciles […] on aperçoit une exacte adaptation du langage à son objet, la conscience aiguë de l’altérité du réel, un souci constant de musicalité et l’obsédante présence du temps, thème majeur51.

De fait, Reza met en scène des personnages qui ne cessent à travers leurs échanges de faire allusion au temps qui passe. Dans L’Homme du hasard, par exemple, l’homme et la femme ne cessent d’évoquer l’écoulement du temps, comme dans le monologue initial de la femme, au début de la pièce, lorsqu’elle évoque une photo :

Dans un tramway de Prague, en….1964, il y a un homme assis à une fenêtre. Qui regarde dehors. Il a le front dégagé, ses yeux sont tristes, il a soixante ans. Il tient sa main sur sa bouche dans une attitude pensive qui cache la moitié de son visage. Il regarde dehors. Dehors, il y a un homme debout sur le trottoir, qui a les mains dans les poches et qui regarde passer le tramway. Dans la position où ils se trouvent, on peut penser que les deux hommes se regardent. En réalité, les deux s’ignorent. Aucun des deux n’a cure de ce croisement. Ils ne se voient même pas. Que regardent-ils l’un et l’autre ? Le mouvement familier du temps. Ils ne regardent que cela, le temps qui passe dans son mouvement familier. (p. 12)

La précision et l’insistance des références au temps scandent la pièce d’une terrible dynamique :

49 Les personnages de Reza luttent contre le confort et acceptent les faits les plus horribles du monde comme la guerre à cause de l’héroïsme qu’ils peuvent alors éprouver : « Parce que n’importe quelle guerre, aussi vaine soit-elle, aussi meurtrière soit-elle, est supérieure au confort », Une Désolation, p. 24.

50 Hammerklavier, Paris: Albin Michel, 1997, p. 25.

« Si d’ici notre arrivée […] », dit Martha (p. 13) – « c’est le genre de voyage qui ont fait trente-six fois le tour du monde, qui sont au soir de leur vie, qu’est-ce qu’il leur reste ? Les pingouins. » (p. 13) – « depuis le début de notre voyage, avez-vous une seule fois levé vos yeux vers moi » (p. 16) – « Qu’est-ce qui compte ? La durée ? L’instant ? Qu’est- qui vaut ? […] Paul Parsky ignore toujours la valeur du temps. » (p. 21) – « Lance toi Martha, la vie est courte. » (p. 22) – « Une femme qui ne lit rien durant tout un voyage» (p. 23) – « Pour trois mots insignifiants qui ne changent pas le haut cours des choses et du temps » (p. 29) – « d’ailleurs c’est ainsi qu’on va, d’autre en autre, jusqu’à la fin» (p.31) – « nous avons dépassé Strasbourg. De l’action. » (p. 33) – « Pourquoi n’a-t-elle pas

commencé à lire dès le début du voyage ? » (p. 34) – « Je dois me manifester. Mais peut-être en deux temps » (p. 35)

On retrouve une obsession analogue dans Conversations après un enterrement avec les horaires du train que doit prendre Élisa, l’heure du départ et, à partir de là, l’accélération de la vie, la fuite du temps :

« Il faut que je parte », dit Élisa (p. 48) – « Il faudrait que je téléphone à la gare de Gien » (p. 74) – « Quelle heure est-il ? », demande Élisa (p. 83) – « Vous allez rater votre train, Élisa », dit Pierre (p. 97) – « Alex, accompagne moi à la gare, s’il te plaît » (p.101) – « et pendant que nous parlions, l’horloge tournait, et l’heure s’est écoulée… Nous avons traversé la rue, nous nous sommes précipités au guichet pour acheter le billet… puis le quais, le coup de sifflet, le premier wagon dans lequel elle est montée… » (p. 110-111)

Dans La Traversée de l’hiver, le temps qui passe prend l’image de la mort qui va s’emparer d’eux, l’un après l’autre. Au début de la pièce Blensk se voit comme un veuf après le départ de sa femme pour raison familiale :

Quant à moi, je suis à présent, de surcroît, veuf en quelque sorte puisque mon épouse est naturellement descendue à Vevey. (p. 123)

Le départ d’Avner constitue un événement que tous assimilent à un adieu définitif :

« Voilà mon tenue de voyage. C’est ce que je mets ce soir et demain » (p. 155) – « Je n’avais jamais vu cette robe[…] C’est en l’honneur de mon départ ? », (p. 156) – « Mais c’est pour voyager que vous vous êtes fait beau » (p. 156) – « Quand partez-vous ? », (p.161) – « Vous avez envie de partir ? » (p.162) – « tout est prêt pour le départ » (p. 166) – « Il vous dira d’accélérer, faites la sourde oreille » (p. 167) – « Il est dans l’avion à l’heure qu’il est […] N’y pensons , c’est déprimant […] Je me demande si ce n’est pas le départ d’Avner qui m’a déprimée » (p. 174) – « En fin de compte, Avner aura été le seul homme de ma vie » (p.175) – « Tout le monde nous quitte si je comprends bien » p. (175)

Dans « Art », le rendez-vous entre les trois amis et le retard d’Yvan installent une attente qui développe un malaise croissant. Nous n’apprenons qu’ils ont un rendez-vous pour une soirée

qu’à la treizième séquence lorsque, après s’être mis en colère, Serge ne peut qu’égrener le temps qui passe pour tenter de sortir de son angoisse :

Il est huit heures. On a raté toutes les séances […] huit heures cinq. On avait rendez-vous entre sept et sept heures et demie » (p. 217) – « Si Yvan n’est pas là dans exactement trois minutes, on fout le camp» (p. 217) – « Huit heures douze » (p. 219)

Traitant ce thème de manière théâtrale, Reza met en scène des individus dont les émotions contradictoires reflètent l’irrégularité du temps : ils baignent dans deux extrémités climatiques, chaleur d’un côté, pluie de l’autre, comme si l’orage devait envelopper leur humeur contre leur déception à l’égard de leur vie.

La mise en scène de l’automne dans la majorité des pièces est un choix volontaire du dramaturge. Il s’agit de la saison qui correspond le mieux aux états d’âme des personnages : le temps de l’agonie lente qui précède l’hiver, et la longue attente où l’on s’enlise dans le quotidien. L’action, resserrée à l’extrême, n’y occupe que peu de place. Le recueil s’ouvre,

avec L’Homme du hasard, sur une rencontre à l’improviste de deux personnes qui voyagent

dans un train reliant Paris à Francfort : l’indication de la Foire des livres de Francfort nous informe que nous sommes au mois de novembre. Dans Conversations après un enterrement, la mort du père coïncide avec la Toussaint, également au mois de novembre. Et dans La

Traversée de l’hiver, nous apprenons que les personnages ont pris leurs vacances en

septembre, et que c’est au cours de l’automne déjà que, en 1940, la famille Milstein avait été contrainte de s’exiler de Roumanie.

L’automne renvoie à la lenteur du temps et accentue le sentiment du mal de vivre. Dans

Conversations après un enterrement et La Traversée de l’hiver il offre un environnement

particulièrement favorable au climat dépressif, mais ce caractère est plus atténué dans

L’Homme du hasard ou « Art».

Dans la première pièce les événements se déroulent à la campagne pendant un après-midi de novembre où un fort soleil a provoqué une chaleur étouffante. Les personnages soulignent cette anomalie climatique qui rappelle la saison de l’été :

JULIENNE. Si j’avais su qu’on aurait cette chaleur, j’aurais mis ma gabardine… Avoue que c’est imprévisible en novembre tout de même ! (p. 51)

ÉDITH. Tu n’as pas chaud ? Je ne sais pas pourquoi j’ai chaud… (Elle retire son gilet.). On se croirait en septembre… (p. 49)

Ce trouble de la nature qui rappelle une saison révolue, en l’occurrence l’été, ne va pas sans répercussions sur les personnages. Alex, par exemple, manifeste sa volonté de cueillir des

bouquets de chardons qui poussent en été. Et Édith est tout naturellement amenée à se remémorer ses souvenirs de petite fille :

Quand j’étais petite, je faisais des colliers de pâquerettes. Des couronnes de pâquerettes au-dessus de ma tête… Au printemps, le sol en est couvert ici. (p. 64)

De même, dans La Traversée de l’hiver, le mauvais temps affecte les personnages, qui se retrouvent avant le déclenchement de l’orage. Les paysages qui les entourent sont à peine discernables – « pas d’étoile » ; le brouillard les plonge dans la confusion (scènes 3, 4 et 7), et le froid qui précède la tempête affecte leurs sensations. Ce temps maussade leur évoque leurs malaises personnels. Le départ d’un frère, par exemple, immerge Emma dans la tristesse et suscite chez elle des idées obscures qui reflètent l’impact de la nature sur son état d’âme de personne fragile :

EMMA. Il y a un moment, ma chère Suzanne, où la montagne devient haïssable, où l’âge vous tombe comme une charge sur le cœur. Si j’étais plus sportive, je creuserais ma tombe avec entrain. (pp. 173-174)

Les événements qui scandent le déroulement de la pièce surviennent entre grisaille, temps triste, orage et pluie. La mention du soleil n’intervient qu’une seule fois, au moment de sa disparition de l’horizon, et le crépuscule s’unit aux autres facteurs de la nature qui impliquent le dénouement des conflits. De même, les deux dernières scènes de Conversations après un

enterrement coïncident avec une dégradation du temps : le vent souffle fort, et la pluie se

transforme en orage.

La constance de cette relation entre état d’âme et temps climatique charge évidemment ce dernier d’un symbolisme fort. C’est que, de ce point de vue, l’automne a une signification étendue, évoquant la perte, la désolation, ou simplement la tristesse52. Les personnages manifestent leur dégoût vis-à-vis de la grisaille de ce mauvais climat automnal qui suscite en eux la peur, l’ennui, l’inactivité, et qui les empêche de profiter pleinement de leurs vacances :

EMMA. Mais regardez- moi ce temps. Pourquoi nous infliger cette grisaille ?… (p.167)

Ils en viennent à perdre progressivement toute vitalité et tout dynamisme. L’humidité et le froid provoqués par le mauvais temps évoquent chez eux le manque d’affection et le repliement sur soi, notamment chez les femmes, qui tentent vainement de donner sens à leur vie anodine. Suzanne, comme Emma, ne sait pas où aller :

SUZANNE. Pas très encourageant ce temps (p. 169)

Dans Conversations après un enterrement, Simon Weinberg est mort, un midi de novembre. Il est, selon ses propres vœux, inhumé dans la propriété familiale du Loiret, entre les murs familiers de sa demeure, sous le soleil blême qui s’attarde à disparaître derrière les arbres comme pour rendre un dernier hommage au défunt. Le deuil donne aux personnages l’opportunité de vivre quelques moments de cet isolement où l’on retient son souffle, où les réflexions s’intensifient et donnent lieu à des interrogations existentielles sur les instants indescriptibles, sur les rapports entre l’absence et le retour aux origines, entre la mort et la vie. Mais l’ambiance sinistre et morbide qui affecte l’événement et le décor influence le comportement des personnages, qui cherchent à la fuir pour une autre plus joyeuse. Édith, par exemple, aimait la campagne parce qu’elle signifiait la réunion avec les membres de la famille ; mais celle-ci devient « sinistre » (p. 80) à cause de l’enterrement : dorénavant elle ne lui rappelle plus que la mort du père et l’effroi occasionné par la perte d’une vie.

La lumière chaude du soleil, indiquée dans la même pièce à la scène 6, semble cependant accompagner le changement d’humeur des personnages. La douceur du soleil suggère à Nathan de retrouver les personnes qui assistent aux obsèques de son père, et plus particulièrement le groupe de femmes présent. Ce doux temps symbolise la renaissance de l’esprit qui s’apaise avec le changement climatique, et donne au cœur l’occasion de se défaire de la noirceur du deuil : le beau temps n’est-il pas le principe même de la renaissance, de la régénération et du retour à la vie ? Il joue un rôle important dans les banquets sacrificiels, dans les repas ou réunions53, et l’exposition au soleil que préconise Nathan est un triomphe sur le froid intérieur que ressentent les personnages :

NATHAN. […] profitons du soleil » (p. 69)

ÉDITH. Tu me fais une petite place à côté de toi, au soleil ? PIERRE. Viens, viens, viens ! (p. 72)

En dépit de cet agréable climat et des instants de bonheur ensoleillé, Nathan dans

Conversations après un enterrement et Emma dans La Traversée de l’hiver n’échappent

cependant pas à une méditation nostalgique sur le temps qui s’écoule en dehors de leur volonté.

Car les moments illuminés sont rares. L’univers de Reza est par essence nocturne : ses personnages évoluent dans des lieux clos – chambre, maison familiale, compartiment du train – où la lumière n’entre guère, ou n’ y est au mieux que diminuée, vouée à disparaître et à céder la place à la nuit. Ce sont des lampes, plutôt que le soleil extérieur, qui symbolisent le

plus souvent le charme de la lumière dans l’œuvre de Reza. On y lit une opposition très nette entre la nuit et le jour. Le jour est moins fort que la nuit, mais ne disparaît jamais vraiment – sans quoi l’angoisse régnerait. Est-ce à dire pour autant que la venue de la nuit apporte au personnage la paix, la sérénité ?

En fait, la nuit est plutôt le symbole d’une éternité retrouvée qui annihile le temps et, avec lui, le sentiment d’écoulement de la durée. A partir du moment où le soleil disparaît, il existe deux types de nuit :

• une nuit de bonheur absolu ;

• une nuit de peine, où le personnage tente de racheter les fautes qu’il a commises, afin d’obtenir son salut.

La nuit heureuse, dépourvue de tout sentiment d’oppression ou d’angoisse, est rare. Les éléments de la nature y participent à la scène d’amour qui convoque l’amant et l’amante comme vers la fin de Conversations après un enterrement, quand Pierre cite quelques vers de Baudelaire : la nature entoure le couple, la nuit entoure la nature, et toutes deux, dans un même mouvement, adoucissent l’atmosphère, empêchent qu’aucune violence ne vienne contrarier la paix des deux amants. Au contraire, la nuit de peine est évidemment différente. Sa violence est extrême : déchirement, soupçon, angoisse, frémissement et désespoir sont le quotidien d’Édith qui refuse, elle, que les deux amants passent la nuit ensemble. Privée de compagnie, de possibilité de parler, elle se sent envahie par les ténèbres, et un vent glacé se répand autour d’elle. Quand ce n’est pas le vent, c’est la lune qui nous signale si la nuit est positive ou négative. Lorsque la lune est claire, la nuit est calme. Lorsqu’elle est voilée, elle équivaut au jour, et est alors comparée à un soleil. Apparaît ici une autre opposition, qui vient compléter le paradigme des significations : comme nous avions l’opposition : vent doux / nuit sereine vs vent violent / nuit tragique, nous avons aussi lune solaire / nuit sereine vs lune voilée / nuit tragique.

La dramaturge rejette le jour absolu, dont la blancheur est synonyme d’effroi : tout y est trop net ; les formes et les contours des objets, les êtres y apparaissent trop clairement, et empêchent d’atteindre l’espace nostalgique. Elle rejette aussi la nuit absolue, dont la noirceur est source d’angoisse et réveille ses craintes et ses tourments. En revanche, quand la lune est voilée, l’homme peut s’enfoncer dans les ténèbres, et, par les ombres, espérer esquisser une communication avec l’arrière-monde, qui lui donnera accès à l’espace nostalgique. L’ombre intervient au sein des textes pour nous montrer qu’une telle communication est en cours. En fait, Reza recherche avec prédilection une lumière au sein des ténèbres. Le mot de « lumière »

est peut-être même trop fort : il vaudrait mieux parler de lueur. Comme Dante guidé par Virgile aux enfers, Reza se laisse conduire par quiconque possède un flambeau. Elle n’est prête à suivre que quelqu’un qui a une intelligence lumineuse, une clairvoyance faite de nuances : elle cherche donc un état en demi-teinte, entre le jour et la nuit, c’est-à-dire indéterminé, et qui ne se réfère à rien d’autre qu’à lui-même, hors de toute temporalité. Car lorsque le jour se lève, il vient briser cette indétermination nocturne qui n’a été acquise qu’à grand peine : la communication avec l’au-delà est rompue.