• Aucun résultat trouvé

Les misanthropes atrabilaires

Le thème du misanthrope est récurrent dans le recueil. Chaque pièce en offre un type. Mais ces hommes qui crient leur haine d’une humanité décevante, d’une vie vouée à la mort, suscitent, comme dans les comédies de Molière, plus le rire des spectateurs que leur compassion. Leur plainte se transforme vite en récrimination dérisoire.

Ainsi Paul Parsky ouvre la pièce L’Homme du hasard par une plainte existentielle sur le néant de la vie (« les choses ne sont rien» p. 9) avant de nous faire entendre, entre coupées du blanc les raisons de son amertume : « [son] ami Youri est avec une japonaise Blanc Totalement plate. Blanc lui à soixante huit ans une prostate qui pèse 95 grammes, elle en a quarante, plate.

Blanc Tout est amer ».

Ce qui pourrait être tragique devient simple expression de jalousie d’un vieil homme qui envie la bonne fortune d’un ami qui, malgré ses problèmes de prostate, a trouvé les moyens de séduire une japonaise bien plus jeune que lui. Et sans transition il enchaîne avec ses propres problèmes de transit intestinal. La vie n’est pas amère, elle est vulgairement « chiante » : « Résultat je chie à cinq heures du matin » (p.9).

Alex, dans Conversations après un enterrement, est un amoureux à l’amour inutile. Pourtant l’expression même de son désespoir, par sa brutalité même, ne peut que déclencher le rire :

JULIENNE. Où est Élisa ?

ALEX. Elle se tape mon frère. (p. 78)

Ses réponses à double sens empêchent le spectateur de prendre au sérieux sa souffrance : à la question d’Édith « Qu’est-ce qu’on fait ?», qui renvoie à la réalité de la relation amoureuse entre Élisa et Nathan, il répond en suggérant d’appeler un autre garagiste. Cette fuite de sa propre souffrance empêche qu’on s’apitoie sur son sort.

De même les désenchantements d’Avner dans La Traversée de l’hiver lorsqu’il fait le bilan d’une vie décevante, ne peuvent susciter l’empathie du spectateur. Dès sa première réplique, il incarne jusqu’à la caricature le type même du père abusif qui refuse de reconnaître le moindre talent à son fils :

AVNER. Et mon fils, ironie de la nature, n’a aucun talent. Aucun, aucun. C’est pathétique. Il note mes bons mots, le pauvre. Je suis une mine pour ce garçon (p. 126).

Comment le prendre au sérieux ?

Marc, lui, dans « Art» prend plaisir à s’enfermer dans le rôle du vieux réactionnaire hermétique à l’art contemporain :

MARC. Tu as dit sérieusement, sans distance, sans un soupçon d’ironie, le mot déconstruction, toi, mon ami. Ne sachant comment affronter cette situation j’ai lancé que je devenais misanthrope et tu m’as rétorqué, mais qui es-tu ? D’où parles-tu ?...

D’où es-tu en mesure de t’exclure des autres ? m’a rétorqué Serge de la manière la plus infernale. Et la plus inattendue de sa part... Qui es-tu mon petit Marc pour t’estimer supérieur ? (p.218)

Le contraste entre la soi disant « angoisse indéfinie » (p. 198) provoquée par l’achat du tableau et le remède trouvé pour le camer ─ « sucer trois granules de Gelsémium 9 CH » ─ la ramène à une dimension proprement homéopathique, pour ne pas dire infinitésimale…

Ainsi même l’angoisse existentielle de ces misanthropes de salon prête à rire, d’autant plus qu’ils sont, comme tous les atrabilaires, prompts à une colère disproportionnée : le ton monte vite et le langage brille par sa vulgarité. Les qualificatifs préférés de Paul Parsky pour désigner tous ceux qui ne partagent pas son avis sont « con » et « imbécile ». Tout comme Avner, Alex conseille volontiers aux autres de « foutre le camp » étant donné qu’ils « le font chier » (p. 93). Marc n’est pas avare non plus de vocabulaire ordurier : tout est de « la merde », particulièrement l’art contemporain. La trivialité des propos ramène la tragédie des existences ratées au niveau de la plus basse farce.

Mais les protagonistes eux-mêmes sont capables par l’autodérision de mettre à distance leur propre misanthropie. Avec lucidité ils sont l’objet de leur propre raillerie, tel Paul Parsky lorsqu’il se moque du ridicule de ses imprécations :

L’HOMME. Enfin, un père a bien le droit de ne pas supporter que sa fille épouse un vieillard, merde ! Jean dit qu’il est très gentil et même intéressant sauf qu’il parle d’une voix atone.

D’une voix atone chez nous qui hurlons depuis des générations. (p. 12)

De la même façon il constate avec lucidité que son rejet viscéral de son futur gendre Monsieur Sledz, est dû en grande partie à l’indifférence que ce dernier semble lui manifester :

[…] Monsieur Sledz, un voyage à Francfort m’a donné l’occasion de réfléchir à notre situation… Pourquoi notre? Il se fout de ma situation.

Même ironie sur soi chez Alex qui se moque de ses vociférations permanentes et de son inutile agitation :

[…] j’ai l’impression d’être un petit vieillard. Je gueule, je m’agite comme un roquet, j’ai quelque chose de pincé, là, dans les lèvres (p. 54).

Avner aussi ironise sur ses propres prétentions d’homme d’affaires génial :

AVNER. […] Le mark est à 2,70 et Avner Milstein, le grand stratège, reste inlassablement en dollars. EMMA. Je t’avais dit de te convertir en deutsche mark.

AVNER. Est-ce qu’on sait ces choses-là ?... Le dollar moi c’est physique, c’est vert, c’est beau… ça ne peut pas foutre le camp éternellement. (p. 133)

Quant à Marc, il est le premier à se moquer de son propre humour :

MARC. Un peu d’humour, vieux.

YVAN. Un peu d’humour ? Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. Un peu d’humour, tu es marrant. MARC. Je trouve que tu manques un peu d’humour ces derniers temps. Méfie-toi, regarde-moi ! YVAN. Qu’est-ce que tu as ?

MARC. Tu ne trouves pas que je manque aussi un peu d’humour ces derniers temps? (p. 224).

Ces personnages se font eux-mêmes les objets de leur propre cible et deviennent ainsi complices des rires des spectateurs. En assumant leur rôle d’histrion, ils l’exhibent et montrent un chemin possible vers l’apaisement : nous ne sommes pas voués au rôle de tragédien puisque nous pouvons aussi rire de notre propre rôle de comédien, pour peu que nous en soyons conscients.

L’usage des didascalies est, à cet égard, éclairant : le rire ou le sourire apparaît souvent parmi les dernières indications scéniques. L’Homme du hasard se clôt par une didascalie finale : (Il

rit) comme si Martha avait brisé l’enferment mortifère dans lequel se complaisait Paul Parsky.

L’homme amer est devenu l’homme qui rit…

De même, dans la dernière scène de Conversations après un enterrement, Reza introduit une didascalie qui montre la nécessité du sourire partagé, signe de la réconciliation des deux frères:

Nathan s’apprête à la suivre, puis il s’arrête et se retourne vers Alex. Il cherche ses mots…Dans un geste d’impuissance, à la fin il sourit.

NATHAN. Tu as pris un coup de vieux aujourd’hui…Méfie-toi ! Alex sourit. Nathan sort. (p. 103)

Les dernières didascalies de l’avant dernière scène de « Art» apportent un apaisement certain au conflit violent qui opposait les amis. Cette scène est placée sous le signe d’un jeu iconoclaste : le plaisir puéril du gribouillage déclenche d’abord le fou rire d’Yvan puis le rire

et enfin le sourire de Marc. Et si le jeu était la solution à l’entre-déchirement des « je » ? La dernière didascalie semble l’indiquer : « dans un geste ludique, [Marc] jette à Yvan [le feutre]

qui s’en saisit au vol » (p. 249). C’est quand on oublie le caractère ludique de la vie, quand on

la prend trop au sérieux qu’elle devient invivable. Et le théâtre de Reza est justement là pour nous rappeler cette élémentaire leçon de vie que les femmes rappellent aussi dans le registre qui leur est propre, celui de la frivolité.