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CHAPITRE III. Le cadre théorique

1. Pour une conscience scientifique

1.1 Une démarche critique

Comme M. Arkoun, A.Charfi se soucie de « promouvoir autant que possible une réflexion critique, libre et non dogmatique à propos d‟un ensemble de sujets théoriques et pratiques qui sont au centre de la pensée islamique

vivante, dans son ambition à une double fidélité, à la fois au message

prophétique et aux valeurs de la modernité. »(1) Le vrai défi à relever est cette « double fidélité ». Ici, chez A. Charfi, l‟essentiel est de recentrer l‟appréhension de l‟Islam au « message prophétique », donc nécessairement au Coran dont la centralité dans cette démarche se vérifie aussi chez M. Arkoun et chez H. Abou Zeid. Le second élément de la fidélité, « les valeurs de la modernité », met l‟accent sur l‟aspect culturel, intellectuel de la démarche, la « modernisation matérielle » des sociétés progressant déjà dans les sociétés arabo-islamiques sous l‟emprise de la mondialisation.

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Sur quoi repose cette attitude critique ? « L‟attitude critique signifie d‟abord l‟adoption et l‟adaptation au cas de l‟Islam, de tous les moyens d‟investigation scientifique que l‟Occident est en train de mettre en œuvre pour surmonter ses propres crises. Cela suppose la possibilité pour la pensée islamique actuelle, de distinguer les impératifs de la lutte idéologique et la nécessité d‟intégrer l‟apport scientifique de l‟Occident. »(1) Il ne s‟agit pas ici de plaquer des techniques, ni de reprendre des formules toutes faites, mais d‟entreprendre, à l‟intérieur même de la pensée islamique et de la pensée occidentale, une approche critique dont les caractéristiques s‟éloignent de l‟idéologisation et de l‟ethnocentrisme. Pour les deux camps en présence, l‟opposition doit se faire désormais entre la formation classique, restée dogmatique, et la formation moderne qui intègre les disciplines modernes comme les sciences sociales, et en premier lieu l‟histoire, mais aussi les sciences dites exactes. Il y a lieu ensuite de les mettre en perspective de la « philosophie du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud), et des « dimensions de la conscience historique » et la science sémiologique et sémiotique en cours d‟élaboration.

C‟est dans ce cadre théorique général que s‟inscrit l‟attitude critique de la refondation scientifique de la pensée islamique. A cela s‟ajoutent les éléments cognitifs issus de la tradition islamique, les éléments vivants de la tradition et ceux de sa pensée rationnelle élaborée pendant des siècles. Car une empathie avec le sujet s‟avère nécessaire dans la mesure où le point de départ de cette démarche est culturel. « La tendance la plus courante consiste, actuellement, à opposer avec une rigidité manichéenne, soit un Age d‟or de la tradition au

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modernisme matérialiste de l‟Occident, soit une tradition sclérosée, archaïque, superstitieuse à une modernité technocratique. »(1)

Trois éléments théoriques fondamentaux se dégagent donc : une démarche critique s‟inspirant de l‟actualisation de la raison des Lumières à travers les études sociologiques, philosophiques, et psychanalytiques ; une démarche historique s‟inscrivant dans ce que Raymond Aron appelle « la dimension de la conscience historique » et mettant en parallèle l‟Islam et les religions monothéistes et, enfin, une approche moderne des textes de référence de l‟Islam se basant sur l‟approche linguistique et sémiologique des textes. (2)

Même si cette démarche critique s‟opère dans le champ théorique de la pensée, elle se propose, pour éviter de sombrer dans les égarements de la pensée métaphysique, de s‟adjoindre un volet pratique « Au lieu d‟une science divisée en une théorie plus ou moins dominée par des présupposés

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(1) ARKOUN M. Essais sur la pensée, op. cit., p.10.

(2) Pour Raymond Aron, « la conscience historique au sens étroit et fort de l'expression, comporte (…) trois éléments spécifiques : la conscience d'une dialectique entre tradition et liberté, l'effort pour saisir la réalité ou la vérité du passé, le sentiment que la suite des organisations sociales et des créations humaines à travers le temps n'est pas quelconque ou indifférente, qu'elle concerne l'homme en ce qu'il a d'essentiel. Le premier élément est ce que les philosophes appellent volontiers historicité de l'homme. Il est proche de ce que d'autres ont appelé le caractère prométhéen de la réalité historique: les hommes ne se soumettent pas passivement au destin, ils ne se contentent pas de recevoir les traditions que l'éducation a déposées en eux, ils sont capables de les comprendre, donc de les accepter ou de les rejeter. Cette compréhension ne se confond pas avec connaissance historique à prétention scientifique, elle ne l'implique même pas logiquement. » (Voir Raymond Aron, Dimension de

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métaphysiques et/ou les paradigmes d‟une révélation, et en une pratique laissée à l‟ingénieur et au manœuvre, on s‟oriente vers une science de l‟Action, c‟est-à-dire la maîtrise du jeu dialectique entre connaissance et praxis. »(1)

Le second défi à relever dans cette démarche serait donc d‟élaborer une pensée critique qui s‟inscrive dans une démarche pragmatique, qui suppose, à la fois, une distanciation par rapport à l‟objet de la recherche, donc une approche théorique et une possibilité d‟inscrire la pensée dans une praxis. (2)

Pour ancrer cette démarche dans la pensée islamique, Arkoun se distingue par une proposition hardie : aller au-delà de la simple démarche cognitive qui agirait sur les mouvements de pensées, les structures de la connaissance ou le dispositif conceptuel et ses démarches méthodologiques. Il propose d‟inclure la prise en compte d‟une tradition longtemps refoulée, exclue du champ de la connaissance dans le monde islamique : « L‟apport des traditions populaires arabe, turque, iranienne, berbère, etc. ne permettrait pas seulement une meilleure connaissance historique, sociologique, linguistique, ethnologique du domaine islamique ; il obligerait à reconsidérer le problème des rapports entre Etat-religion officielle-culture officielle d‟une part, groupes socio- culturels non intégrés ou insuffisamment intégrés, d‟autre part. »(3)

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(1) Ibid., p.306

(2) A souligner la remarque de Paul Ricœur à propos du risque d‟une telle démarche : « Le moment critique au sein de la praxis est sans aucun doute un moment théorique : l‟aptitude à prendre de la distance relève toujours d‟une approche théorique. », in Paul Ricoeur,

L‟idéologie et l‟Utopie, Ed. du Seuil, Paris 1997, p.308.

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