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LA PLATEFORME THEORIQUE DE LA MODERNISATION DE LA PENSEE

CHAPITRE 2 : La question de la modernité

2. Quelle modernité ?

2.1 Définition de la modernité :

2.2.1 Genèses gréco-sémitiques de la modernité

La première thèse autour de laquelle se positionnent les Néo-modernistes est celle qui soutient l‟étrangeté de l‟Islam à la modernité. Partant de l‟idée que la philosophie de la modernité est fille de la philosophie des Lumières et de la révolution industrielle, nombre de penseurs occidentaux tendent à exclure les sociétés islamiques de la modernité et assènent l‟idée que l‟islam serait incompatible avec elle. Abdelmajid Charfi et Mohammed Arkoun se sont confrontés aux thèses de F. Braudel, éminent spécialiste de l‟espace euro-méditerranéen.

F. Braudel soutient l‟idée que la modernité s‟est développée dans « les cadres exclusifs de la civilisation occidentale (…) Une explication matérialiste est évidente. L‟essor économique sans précédent du XVIII° siècle a soulevé le monde entier et l‟Europe en est devenue le cœur impérieux. Vies matérielle et technique multiplient leurs demandes, leurs contraintes. Peu à peu une réponse, une collaboration se précise. L‟industrialisation(…) serait ainsi l‟élément décisif, le moteur. Ce qui revient à expliquer une évidente spécificité occidentale – la science- par une non moins évidente spécificité occidentale,

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l‟industrialisation. Ces deux originalités se feraient écho, en tout cas, elles s‟accompagnent. » (1)

Cette idée développée par F. Braudel, qui continue à influencer les penseurs européens, a été critiquée par A. Charfi et M. Arkoun dans un souci de rétablir l‟histoire dans son déroulement véritable loin des manipulations et des idéologisations qui sont à l‟œuvre dans la pensée européocentriste.

Si le monde arabo-islamique n‟a pas connu les facteurs qui ont marqué en Europe l‟avènement de la modernité, tels que la formation du grand capital aux mains d‟une bourgeoisie conquérante, l‟industrialisation, l‟ urbanisation, les guerres impérialistes, autant de facteurs qui montreraient que la modernité s‟est forgée en dehors du monde arabo- islamique et en partie à ses dépends, le lien intrinsèque entre modernité et industrialisation tel qu‟ expliqué par la définition de Braudel ne saurait être, selon A. Charfi, la seule explication satisfaisante et applicable au monde arabo- islamique et qui l‟ exclurait de la modernité. Abdelmajid Charfi demeure critique de cette thèse même s‟il lui concède que le monde arabo-musulman n‟a pas généré en son sein, et d‟une façon autonome la modernité .Dans son livre Labinat, A. Charfi souligne que la modernisation dans les pays arabo- musulmans ne s‟est pas imposée à l‟esprit, à la société et aux institutions au bout d‟une évolution propre, comme celle qui a donné la modernité en Occident. Les Arabes ont connu la modernité comme un choc, face à des modes nouveaux dominants, ceux de l‟ère coloniale et de ses ramifications impérialistes. Comme nous l‟avons souligné précédemment, Charfi signale la sécularisation avancée des sociétés arabo-musulmanes qui montre bien qu‟elles sont sur une pente de modernisation qui va en

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(1) BRAUDEL Ferdinand, Le monde actuel, histoire des civilisations, Paris, Belin, 1963, p. 383.

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s‟accentuant. Même si ces sociétés n‟ont pas généré la modernité de part leur évolution interne, il n‟en demeure pas moins qu‟elles ont accès aux différentes composantes de la modernité d‟aujourd‟hui et qu‟elles s‟inscrivent toutes dans le mouvement de la globalisation auquel participent les autres sociétés dans le monde. Charfi critique aussi la thèse de Braudel qui soutient l‟idée que les civilisations d‟extrême Orient apparaissent comme des groupes qui ont atteint, dans une période précoce, une maturité apparente mais dans un cadre qui se caractérise par le fait d‟avoir rendu un certain nombre de leurs structures fondamentales quasi fixes. Il affirme notamment que ces civilisations ont tiré de ce fait une unité et une harmonie mais aussi une difficulté à s‟auto- changer.(1) Pour Charfi, la stagnation qui vient après la maturité précoce et qui empêche le changement et l‟évolution n‟existe que dans l‟esprit qui se laisse influencer par le côté apparent des choses. Les sociétés arabes anciennes changeaient mais suivant leur propre rythme et leur logique interne et ce jusqu‟à la moitié du dix-neuvième siècle. (2) Charfi oppose ainsi à la thèse de Braudel l‟idée que le monde arabo-musulman vit déjà le « temps de la modernité » et que les sociétés sont largement sécularisées, malgré cette thèse qui tendrait à les exclure du processus mondial de modernisation.

M. Arkoun procède, quant à lui, d‟une manière différente. Il va jusqu‟à récuser l‟idée même que le monde islamique n‟a pas participé à la modernité. Commentant l‟argument avancé par Braudel, il trouve « ce raccourci explicatif satisfaisant si l‟on s‟en tient à la constatation d‟événements

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(1) Voir BRAUDEL Ferdinand, Grammaires des civilisations, Paris, Flammarion, 1987. (2) CHARFI A., Labinât, op.cit., p27 (TDA)

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chronologiquement et géographiquement localisables. » (1) Tout en annonçant son refus de la distinction entre un Orient rêveur, mystique, archaïque, superstitieux, auquel est rattaché l‟islam, et un Occident réaliste, rationaliste, émancipé, auquel est rattaché le christianisme, il soutient que ni le christianisme ni l‟islam ne peuvent être définis sans référence aux religions proche orientales, à la pensée grecque et au monothéisme sémitique. (2) L‟explication matérialiste de la modernité lierait son avènement exclusivement à l‟Occident et exclurait automatiquement le monde arabo-islamique puisqu‟il n‟aurait pas généré de révolution industrielle ni de bourgeoisie industrielle, alors qu‟une approche anthropologique accueille mieux la contribution universelle à la modernité, notamment celle du monde arabe. Partant de cette démarche, M. Arkoun envisage une enquête sur la genèse de la modernité. Il change la perspective de la recherche. Il reconstruit le contexte géo-historique et philosophique de l‟émergence de la modernité pour proposer une modernité aux dimensions méditerranéennes communes au judaïsme, au christianisme et à l‟Europe sécularisée. Arkoun dénonce l‟historiographie sélective européenne qui élimine le rôle innovateur de la pensée scientifique et philosophique arabo-islamique, notamment aux X°, XI° et XII° siècles. Dans une perspective anthropologique de la modernité, il se propose d‟examiner ces périodes selon une nouvelle problématique qu‟il articule autour d‟un espace commun qu‟il appelle « aire sémitique » au lieu de l‟espace restrictif, « aire gréco-romaine ». (3)

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(1) ARKOUN Mohammed, La pensée arabe, 6 éd, Paris, PUF, 2003 (« que sais-je », 915),

p. 96.

(2) Voir le développement que fait M. Arkoun dans L‟islam, hier, demain, Paris, Buchet / Chastel, 1978, pp.120-130.

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Arkoun rappelle que, du VIII° au X° siècle, la pensée arabe acquiert les principaux caractères et explore les grands problèmes communs à l‟aire culturelle gréco- sémitique. Il est donc faux, selon lui, de rejeter cette pensée dans un « Orient » totalement distinct de « l‟Occident », comme le laisse croire une histoire tronquée « des progrès de la conscience occidentale ».

Pour lui, « Après une période de vive compétition entre « sciences religieuses » et « sciences rationnelles », la pensée arabe donne naissance à deux tendances nettement différenciées : une tendance rationaliste brillamment illustrée par Ibn Rushd, recueillie et continuée par l‟Occident, une tendance plus ouverte aux puissances créatrices de l‟imaginaire qui s‟épanouit surtout en Iran. »(1)

Arkoun conteste l‟exclusivité occidentale accordée à la modernité et rappelle que l‟histoire des sciences n‟a pas encore défini les liens réels entre cette première modernité européenne et les avancées rationalistes de la pensée arabe classique. Beaucoup sont moins sceptiques quant à ce lien et n‟attendent pas la certification de l‟histoire des sciences pour affirmer la contribution indéniable de la civilisation arabe à la civilisation mondiale. Ouvrant une perspective comparatiste ambitionnant l‟intégration et la solidarité des cultures, Arkoun procède à une mise en corrélation entre les deux notions Islam et modernité. Il s‟interroge sur la possibilité d‟envisager l‟examen du phénomène de la « modernité », sans faire l‟éloge de l‟Occident. Pour lui, « il est indispensable de redresser au préalable la perspective historique sur la

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genèse de la modernité dans l‟aire gréco- sémitique. Et ensuite soumettre la modernité actuelle à une analyse critique à la lumière de ce que G. Balandier appelle : « anthropologie de la contestation ». (1)

L‟approche anthropologique va lui permettre d‟écarter l‟opposition binaire entre tradition et modernité, Islam et Occident. Arkoun opte plutôt pour une démarche humaniste qui met en avant la diversité culturelle dans son évolution historique. Il récuse la tentation idéologique de l‟exclusion mutuelle. L‟alternative qu‟il propose est de restaurer les perspectives historiques dans leur cours originel occulté et d‟élargir l‟enquête à l‟échelle de la méditerranée pour réhabiliter l‟apport de toutes les cultures monothéistes de la région.

A. Charfi, et dans une moindre mesure H. Abou Zeid, rejoignent l‟analyse de M. Arkoun. En plaçant leurs recherches dans le cadre du monothéisme, la perspective historique, dont ils se réclament, englobe les trois religions et s‟inscrit donc dans cette aire « gréco-sémitique ».

Il est un fait que , des deux côtés de la corrélation Islam/Modernité, deux conceptions se font face : celle des occidentaux orientalistes qui revendiquent l‟idée que l‟Islam est incompatible avec la modernité, avançant une série d‟arguments qui tendent à maintenir le monde islamique dans son « retard » et sa « décadence » qui lui seraient intrinsèques ; et celle du discours islamique contemporain qui , au nom de l‟authenticité, renvoie l‟Occident moderne dans un « ailleurs », irréconciliablement différent et moralement condamnable. Toutes deux se renvoient, comme dans un effet de miroir, la même attitude d‟exclusion de l‟Autre. (2)

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(1) ARKOUN M., L‟islam, hier, demain, op. cit., pp.120-121.

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Pour échapper à la dichotomie islam / modernité, M. Arkoun donne des exemples d‟intégrations, de mixités culturelles, de contagions cognitives qu‟il a relevés dans sa recherche. A titre d‟exemple, il relève la mutation pragmatique qui s‟est opérée, au sein même de la pensée islamique, au voisinage de la pensée grecque : « La pieuse concentration des esprits sur les deux sources modèles (Coran et Sunna) a donné naissance, pendant des siècles d‟élaboration, à une pratique cognitive proprement arabo-islamique (histoire, grammaire, philologie, critique du hadith, fiqh, usul, herméneutique, langage mystique). Cette pratique d‟abord attentive à l‟action, au geste, à la parole, au témoignage, s‟est vite laissé gagner par les procédés de la pensée grecque surtout dans sa forme hellénistique : privilège de l‟écrit, du conceptualisme, de la définition, des catégories du raisonnement déductif. » (1)

Dans cette démarche, M. Arkoun aboutit inéluctablement à la critique de la rationalité européenne. Du point de vue épistémologique, il signale que la rationalité « positive » et « historiciste » de la modernité européenne, issue des

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ces termes: « Je suis d‟accord (…) sur la nécessité d‟engager une déconstruction de la construction européenne au sujet de l‟islam. L‟opposition si conventionnelle reçue entre le Grec, le Juif et l‟Arabe doit être suspectée. On sait très bien que les pensées arabe et grecque se sont mêlées, à un moment donnée, de façon intime et que l‟un des premiers devoirs pour notre mémoire intellectuelle et philosophique est de retrouver cette greffe et cette fécondation réciproque, philosophiquement, du Grec, de l‟Arabe et du Juif. Je pense à l‟Espagne (…) Et je crois qu‟une des responsabilités intellectuelles majeures qui sont les nôtres, aujourd‟hui, c‟est de retrouver ces sources et ces moments où ces courants, loin de s‟opposer, se sont fécondé réciproquement. » in CHERIF Mustapha, L‟islam et l‟Occident, rencontre avec Jacques Derrida, Paris, Odile Jacob, 2006. p65

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Lumières, conféra des pouvoirs et certitudes « absolus à la raison ». (1) Ce que Arkoun appelle une « rationalité classique » ira s‟amplifiant jusqu‟à l‟inflation, non sans s‟allier avec une « volonté hégémonique » de puissance. La « raison » moderne européenne, commit des dérives, aux conséquences tragiquement mondiales.

Arkoun , Charfi et Abou Zeid s‟attacheront , dans cette perspective, à non seulement briser les carcans cognitifs et idéologiques qui concourent à l‟exclusion de la pensée islamique de la genèse de la modernité, mais surtout à réhabiliter la pensée rationaliste arabo-islamique, marginalisée et exclue des fondements mêmes de la pensée islamique telle qu‟elle a été forgée par l‟orthodoxie musulmane, tout cela dans une entreprise de libération de la pensée islamique et de restauration des perspectives historiques d‟insertion dans la modernité. Nous analyserons en détail cette tentative dans le chapitre portant sur la refondation historique.