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CHAPITRE III. Le cadre théorique

3. Pour une « nouvelle revivification »

3.1 Réhabilitation de la pensée rationnelle islamique

D‟abord, la réhabilitation commence par la prise en charge d‟une pensée oubliée, ou refoulée, ou mise à l‟écart par la pensée dominante islamique. Il s‟agit donc de réintroduire à leur juste place les auteurs, les disciplines ou les « sectes » discréditées ou éliminées par une histoire partisane, de réévaluer, au contraire, l‟importance excessive reconnue aux défenseurs de la « vraie » foi. Cette démarche participe à l‟élaboration de tout un travail critique de la raison islamique, à la recherche d‟une recomposition de la conscience.

La recherche critique historique part, à la fois, pour rechercher le fonctionnement de cette histoire et aussi pour restaurer une dynamique propre refoulée qui lui donnerait les moyens de se libérer du dogmatisme dans lequel elle a été figée, cloisonnée par l‟orthodoxie.

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D‟autre part, l‟étude du turath ne s‟arrête pas à l‟examen du legs écrit de la pensée islamique. Elle s‟étend aussi à l‟impensé, à l‟oublié dans la pensée islamique, par souci de véracité historique et pour déjouer les manipulations et contourner l‟idéologisation dont elle fait l‟objet : « L‟importance de l‟oublié est renforcée par le travail de travestissement littéraire, ou idéologique, qui permet à une tradition culturelle de justifier ses choix, donc ses limitations. »(1)

Retrouver dans le patrimoine les signes, les traces, les résidus de pensée, explorer les espaces occultés de la pensée islamique, n‟empêche pas le chercheur de se mettre en quête de tout ce qui n‟a pas figuré dans la pensée héritée. Car il s‟agit encore d‟ouvrir cette même pensée à de nouveaux espaces, à de nouvelles possibilités intellectuelles, à libérer cette pensée des schémas forgés par la Tradition, et par là-même reconstruire une nouvelle conscience islamique et l‟ouvrir sur les nouvelles appropriations épistémologiques.

H. Abou Zeid fait référence à Suyuti qui disait justement que les sciences, bien que nombreuses et fort répandues, sont en réalité un océan dont on ne peut sonder le fond. C‟est pour cela qu‟il restera toujours, génération après génération, de nouvelles portes à ouvrir. Le legs historique islamique est formaté dans une rationalité religieuse dogmatique canonisée par l‟institution religieuse sur des bases scolastiques obéissant à une intelligibilité médiévale dont l‟appareil analytique et interprétatif a mené à la sclérose et à la fermeture dogmatique.

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S‟il y a un retour vers le passé dans la démarche des néo-modernistes, il n‟a aucune parenté avec la culture de l‟âge d‟or des Pieux Anciens. Il y a lieu de réhabiliter un certain nombre d‟auteurs, partant des mutazilites vers des auteurs plus récents, qui ont institué au sein de la pensée islamique le recours à la raison comme fondement de l‟ijtihâd et de l‟élaboration de l‟histoire.

Pour H.Abou Zeid , « le turâth islamique rationnel qui est apte à dialoguer avec la philosophie des lumières est essentiellement le Turâth rushdite ; mutazilite au niveau de la philosophie et de la théologie ; et le turâth scientifique expérimental que constituent les découvertes de ar-Razi, Ibn al-Haytham, et Ibn al-Nafîs, etc. c‟est ce Turâth qui est passé à travers l‟Andalousie en Europe pendant la Renaissance et dont l‟Europe a profité pour définir l‟équation de sa Renaissance. Mais ce même patrimoine -dans le cadre de la civilisation islamique- était un Turâth marginalisé, il a été assiégé et marginalisé au sein d‟un cercle restreint d‟élite, au profit d‟un autre patrimoine qui est un mélange de théories Hanbalite, Ash‟arite et sufi. Et c‟est ce dernier qui a été porté en triomphe et c‟est lui qui a été renforcé par l‟hégémonie turque sur les destins du monde islamique. »(1)

Pour A. Charfi, la tradition savante islamique, à travers des penseurs comme Ibn Rushd, Avicenne ou Ibn Khaldoun, pour ne citer que ceux-là, s‟est construite à travers un long processus d‟appropriation d‟autres traditions, la grecque notamment ou la persane ou bien d‟autres traditions locales. Ce qui change dans l‟approche actuelle, c‟est le nouveau statut du référent ultime dans cette opération d‟appropriation qui n‟est plus le référent islamique comme ce fut le cas dans les opérations d‟appropriation passées, mais c‟est ce que la raison peut admettre et non ce qui est transmis par la tradition comme étant la Vérité.

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(1) ABOU ZEID Nasr Hamid, Al Nass, soulta, haqîqa, 2éd, Marqaz Thaqâfi al-‘Arabi, Beyrouth, 1997, p. 31

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Pour Arkoun, «Sans doute, est-il souhaitable que les gestes intellectuels critiques des principaux penseurs et lettrés médiévaux (…) soient étudiés et réactualisés ; la tension éducative entre théologie, droit et philosophie chez Ibn Rushd (1198) ou la confrontation éthique et histoire chez Miskawayh, ou la critique du métier d‟historien chez Ibn Khaldoun, ou l‟exégèse coranique fécondée par toutes les connaissances de son temps chez Fakhr-el-Dîn al-Râzi, contribueraient sûrement à libérer la pensée islamique actuelle de sa mytho-idéologie et de son ritualisme militant. » (1) A titre d‟exemple, il relève l‟attitude humaniste de Abou Hayan Al Tawhidi qui met en évidence « la quête constante du sens non pas tant dans ses articulations rhétoriques abstraites (…), mais dans ses incarnations psychologiques et historiques concrètes. »(2) De même considère-t-il le philosophe arabe Al Hamiri comme l‟un des précurseurs du rationalisme. Ce dernier « a pensé le religieux exactement comme Kant a défini la religion dans les limites de la raison. Il a appliqué la démarche logocentriste du logos aristotélicien pour définir la religion et la vérité religieuse. Son travail est d‟une grande audace intellectuelle, et il se différencie de la manière dont les théologiens et les juristes ont abordé la religion, le Coran, et la charia (loi religieuse musulmane). Aujourd‟hui, le discours de Ben Laden, des islamistes et des politologues est construit sans référence philosophique aucune ; il consiste à dire : voilà ce qu‟est l‟islam et comment l‟islam pense. »(3) Cet aspect rationnel du legs historique a été oublié sinon marginalisé alors qu‟il aurait pu constituer une base pour la rationalisation de l‟histoire des idées islamiques. Ainsi l‟orthodoxie ash‟arite a tenu à l‟écart les

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(1) ARKOUN M., Humanisme et Islam, op. cit., p.34. (2) Ibid., p.8.

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thèses qui ne cadraient pas avec sa doctrine. Tous les théologiens qui ont essayé de redonner souffle aux thèses mutazilites ont été repoussés sur la marge, comme an- Nazzâm par exemple.(1)

Arkoun déplore que des penseurs de la trempe de Tawhidi et Ibn Rushd soient restés longtemps oubliés. « Il s‟agit de réintroduire à leur juste place les auteurs, les disciplines ou les « sectes » discréditées ou éliminées, par une histoire partisane, de réévaluer au contraire l‟importance excessive reconnue aux défenseurs de la « vraie » foi. Les préjugés les éloges, accrédités pendant des siècles (…) serviront surtout à confirmer cette vérité qu‟au moyen âge toute activité intellectuelle est liée aux vicissitudes de la cité terrestre dans la mesure où celle-ci engage la cité céleste. »(2)

Arkoun ne veut pas d‟une pensée exogène, étrangère à l‟islam, mais préconise la réhabilitation des tendances rationalistes dans la tradition. Pour

« contrebalancer les effets ravageurs des idéologies officielles »il a besoin de

reconsidérer l‟apport des exclus, des penseurs marginalisés, non-orthodoxes, écartés de la pensée du consensus durant toute une période que Abdallah Laroui qualifie de période de « léthargie ». (3)

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(1) Un Mutazilite (m 846), brillant connaisseur d‟Aristote qui fait partie du groupe des rationalistes de Bassora.

(2) ARKOUN M., Essais sur la pensée islamique, op. cit., p.14.

(3) LAROUI Abdallah, Islam et histoire. Essai d‟épistémologie, Flammarion, Paris, 1999,p. 103. La léthargie désigne cette longue période de décadence, depuis le XII° jusqu‟au XIX° siècle, qui a vu l‟histoire de l‟islam se recentrer sur l‟orthodoxie, se fermer à l‟innovation, exclure la philosophie du champ de la pensée religieuse.

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La relecture de l‟histoire et la recomposition des « dimensions perdues » dans la pensée islamique et dans l‟histoire sacrifiées par la dogmatique de l‟orthodoxie doit partir des avancées de la critique scientifique et des méthodes nouvelles des sciences de l‟homme et de la société. Il faudrait étendre à la pensée islamique « l‟attention qu‟on commence à accorder à la psychologie historique et, en particulier, aux confrontations entre la conscience mythique et la conscience historique », (1) pour accorder cette conscience au vécu et mettre en place une vision scientifique du passé susceptible de jeter des ponts entre la rationalité islamique marginalisée dans le turâth et la rationalité qui se manifeste dans la conscience moderne actuelle. En défendant la pertinence de l‟historicité en tant que principe qui s‟applique au texte et à la culture islamique, H. Abou Zeid a pris des exemples de textes issus de la culture islamique ancienne. C‟est ainsi qu‟il fait appel aux écrits d‟al-Jâhiz (un autre mutazilite) et de Tabari, quand il se moque de ceux qui croient que le nom de Dieu est Dieu lui-même, sans distinction aucune entre le nom et le dénommé. H. Abou Zeid ne fait pas que répondre aux ennemis féroces de « l‟historicité », il noue, lui aussi, avec une vieille tradition rationnelle dans la pensée islamique occultée par les oulémas et encore plus par les tenants du discours religieux contemporain. Il fait appel aux penseurs musulmans anciens comme Abdel-Qâhir al-Jurjâni pour démontrer la pertinence de leur thèse en matière linguistique, contrairement au discours religieux traditionaliste contemporain. H. Abou Zeid rappelle à cette fin que « Al Jurjâni, qui est le fondateur de la rhétorique et de la sémantique arabe, affirmait, au XI° siècle déjà que les mots ne signifiaient pas par eux-mêmes, mais par convention sociale » (2) H. Abou Zeid pense même que cette démarche de relecture du patrimoine devrait aboutir à la formulation d‟outils d‟analyses et de concepts techniques, certes inspirés des sciences modernes,

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(1) ARKOUN M., L‟Islam, hier, aujourd‟hui, op. cit., p.145. (2) ibid, p. 46.

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mais qui devraient être, non calqués sur la culture arabe, mais « adaptés » à sa pensée et évalués en fonction de leur efficacité pour éviter leur aliénation en tenant compte du dispositif cognitif et conceptuel de la pensée rationnelle islamique et du « respect de l‟authenticité des textes ». (1)

Il est important de signaler ici que la réhabilitation de la pensée rationnelle islamique, à travers les auteurs déjà cités, pose un problème dans la formulation de l‟actualisation de la pensée. Il est, en effet, difficile de se réapproprier une pensée datée qui relève d‟une épistémè qui ne coïncide pas avec l‟épistémè moderne même si elle est rationnelle. Le défi qui se pose aux néo-modernistes est de définir les lignes de continuités, les permanences théoriques, les concepts réactualisés qui pourraient etre repris dans une nouvelle démarche.

Cependant, il faut signaler que les néo-modernistes ne se proposent pas de calquer cette épistémè ancienne car elle est, aujourd‟hui, dépassée par l‟état du développement des sciences modernes. Ce qu‟ils préconisent, c‟est d‟écarter la vision dogmatique et scolastique et de prendre en exemple la démarche de la quête du sens entreprise par les auteurs rationalistes pour élaborer, à travers un cadre théorique moderne, une lecture nouvelle de l‟intérieur même de l‟islam.