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LA PLATEFORME THEORIQUE DE LA MODERNISATION DE LA PENSEE

CHAPITRE 2 : La question de la modernité

3. La question de la normativité

3.1 Raison et éthique universelle

Dans un souci de dépassement des clivages et des blocages devant une pensée libre et libérée des dogmes, après avoir inséré son investigation dans l‟aire gréco-sémitique du monothéisme, Mohammed Arkoun propose « des évaluations critiques des deux théories concurrentes, qui n‟ont cessé depuis le Moyen âge, entre un humanisme centré sur Dieu ou théocentrique avec ses trois

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(1) ARKOUN M., Humanisme et Islam, op. cit., p.20 (2) ARKOUN M., Lectures du Coran, op. cit., p. XXXIII

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versions juive, chrétienne et islamique et un humanisme philosophique centré

sur l‟homme raisonnable dans la perspective platonicienne des intelligibilités et

le cadre conceptuel logocentrique de l‟aristotélisme. »(1)

Ainsi, le passage à une « rationalité nouvelle» marque la fin des certitudes de la « rationalité classique » dominée par le poids de Newton. Elle ouvre une nouvelle ère de pensée scientifique marquée par le « relativisme » et la « critique ». Au nom d‟un principe fondateur de cette modernité nouvelle à la fois dynamique, mobile et ouverte, il s‟inscrit plutôt dans une perspective d‟ « anthropologie de la modernité ». Il préfère parler d‟une « raison émergente » par opposition à la « modernité classique ».

Cette attitude ne relève pas d‟un « principe de précaution » qui permettrait d‟éviter la polémique ou la riposte islamiste. Mais elle relève d‟une attitude scientifique qui voudrait assurer la « reproduction culturelle », selon l‟expression de J. Habermas qui, dans la théorie de l‟agir communicationnel, permet le passage de la théorie à la praxis, d‟une part, et garantit, d‟autre part, « la continuité de la tradition et une cohérence du savoir suffisante pour les besoins en inter-compréhension que fait valoir la pratique quotidienne ». (2)

Que faire alors ? , dirions-nous. Quelle démarche adopter ? Pour M. Arkoun, comme pour A. Charfi, il ne s‟agit pas aujourd‟hui de refaire le parcours historique de la modernité. La sécularisation des sociétés musulmanes les place de plein pied dans le temps de la modernité, dans « l‟ère de la raison émergente ». La question de la modernité ne se pose plus dans les termes de

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(1) ARKOUN M., Humanisme et Islam op cit. p. 19

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reproduction d‟une pensée héritée. Il faut trouver le système qui permette le dépassement des rationalités héritées du monde islamique et du monde occidental, et favorise l‟adéquation entre les valeurs religieuses et les valeurs de la modernité. Conscient du problème de la limite du rationalisme et de la problématique de la force unificatrice de la religion, Arkoun se hasarde à lancer l‟idée d‟ « idéologie officielle » qui prendrait le relai de la religion pour unifier la société sur de nouvelles bases. Cependant, il n‟élabore pas de contenu à cette idéologie. (1)

Pour H. Abou Zeid, afin de sortir du cercle vicieux du discours idéologique, « il importe de retourner au point de départ, c'est-à-dire à l‟autorité de la raison, qui sert de fondement à la Révélation elle-même. Raison envisagée non pas comme un mécanisme mental de dialectique formelle, mais comme une

praxis sociale et historique en mouvement. Autorité faillible certes, mais en

mesure de réparer ses erreurs. Ce qui importe est qu‟elle constitue notre seul moyen de compréhension du monde, de la réalité, de nous- mêmes et des textes.» (2)

Quant à la deuxième valeur, l‟universalité des valeurs de la modernité, on remarque que la position dans les sociétés arabes est ambiguë. Elle est adoptée dans de larges secteurs modernisés. Les groupes conservateurs se trouvent obligés de l‟adopter, souvent de façon inconsciente, tout en essayant de lui donner une expression d‟authenticité. Mais en réalité, Cela ne peut cacher sa nature moderne. A titre d‟exemple, on présente la démocratie comme étant la

shûra, ou la Zakât, l‟aumône légale, comme étant la justice sociale. Tout cela

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(1) ARKOUN M., Essais sur la pensée, op. cit., p.301

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montre que les valeurs de la modernité jouissent d‟une grande attraction dans les sociétés arabes qui ne disposent pas de structures capables de réaliser ces valeurs dans la pratique et de permettre leur intériorisation.

Pour A. Charfi l‟universalité est un cadre qui permet de dépasser l‟opposition tradition / modernité, authenticité / Occident, suprématie d‟une culture ou d‟une religion sur une autre, l‟espace commun à tous étant un humanisme universel lié au savoir. Ainsi Arkoun dépasse la dichotomie Occident-Orient dans l‟aire gréco- sémitique du monothéisme et Charfi dans l‟universalité commune à tous les humains.

L‟évolution des sciences a rendu l‟universalité inéluctable. Dans le cadre de l‟équation science - universalité, Charfi note que « les sociétés arabes et islamiques ne sont plus renfermées sur elles- mêmes comme ce fut le cas dans le passé. Elles se sont ouvertes malgré elles, et sont entrées en relation avec d‟autres sociétés à travers la radio, les satellites et les publications, les échanges commerciaux et les intérêts communs. Elles se retrouvent ainsi confrontées de plein fouet à des valeurs, des courants d‟idées, des croyances et des modes de comportement qui lui sont étrangers, qui changent continuellement sans laisser place à la stagnation, et qui plus est, sont très complexes par rapport à ce qu‟elles ont toujours connu et à un héritage simple, clair et tranquille.» (1)

On comprend qu‟au- delà de la spécificité de la culture islamique invoquée par les tenants de la tradition, s‟inscrire dans l‟universalité n‟est plus un choix. Dans la mondialisation rampante, le renouvellement de la pensée impose l‟adoption d‟une « rationalité nouvelle », selon l‟expression d‟Arkoun, qui se démarquerait de la rationalité occidentale, mais qui s‟inscrirait malgré tout dans un processus de rationalisation de la société. Même s‟il s‟agit

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d‟abandonner les critères du rationalisme occidental, critiqués d‟ailleurs par les néo-modernistes comme nous l‟avons vu, il est fondamental d‟élaborer les énoncés normatifs de la raison universelle dans une perspective de responsabilité qui garantisse à la fois la cohésion sociale, par la continuité de la tradition, et l‟ouverture à l‟avenir, par la garantie de la liberté individuelle.

Nous reviendrons dans la deuxième partie de cette thèse, de façon exhaustive, sur le projet que propose Abdelmajid Charfi pour l'élaboration d‟une éthique universelle. Nous en ferons une analyse critique pour en dégager les fondements et les enjeux pour le renouvellement de la pensée islamique.