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LA PLATEFORME THEORIQUE DE LA MODERNISATION DE LA PENSEE

CHAPITRE 1 : De la Nahdha aux néo-modernistes

5. Les limites de la réforme

5.1 Critique de la raison théologique

La réforme religieuse chez Abduh demeure relative. Les ambitions de réforme théologique sont limitées. La priorité est donnée au réformisme social et moral plutôt que théologique. Cette réforme a formulé des critiques de l‟orthodoxie musulmane sans pour autant renoncer à être dans sa continuité.

Mohamed Abduh soutient que « les sciences théologiques ont pour objet de fonder les dogmes de la religion sur des arguments rationnels tranchants, afin de convaincre ceux qui veulent savoir et réduire au silence ceux qui veulent nuire à la religion. » (1)

Mohamed Haddad se base sur cette définition des sciences théologiques chez Abduh pour conclure que « la théologie est loin d‟être transformée en une réflexion sur la religion ou d‟être une simple branche de connaissance, bien au contraire. Elle continue, comme à l‟époque scolastique, à vouloir encadrer la connaissance en général. En outre, Abduh continue à lui attribuer la mission de défendre « rationnellement » le dogme. Or cette rationalité est purement formelle, elle n‟est, en fait, qu‟une recherche de cohérence dans la présentation. »(2)

5.1.1 Limite de l’ijtihâd

Dans sa tentative de libérer l‟ijtihâd, Abduh s‟est montré prudent vis-à-vis du recours à la Sunna afin de maintenir une certaine consistance à sa doctrine du recours aux deux sources (Coran et Sunna). Cet attachement à la

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(1) ABDUH Mohammed, article paru dans al-Ahrâm, n° 36 (1877), reproduit dans al-A‟mâl, t. III, op. cit. p. 15. (TDA)

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tradition a son explication, selon Ali Merad : « Pour cette école fidèle à la doctrine hanbalite –où la Sunna jouit d‟une ferveur à nulle autre égale- il était impensable d‟entrer dans une logique pouvant aboutir à une remise en cause radicale de l‟authenticité de la tradition du prophète ; car, dans une telle hypothèse, la valeur normative de celle-ci eut été vide de sens. » (1)

Henri Laoust , quant à lui, remarque bien que l‟ouverture de l‟ijtihâd a été fortement préconisée par le courant réformiste. Elle n‟a pu aboutir à une nouvelle élaboration doctrinale qui ferait date. Elle a eu cependant des conséquences importantes, comme la possibilité de se référer à plus d‟une école juridique ou encore les efforts de rapprochement entre différents courants à l‟intérieur du sunnisme et entre sunnisme et chiisme, sans en arriver à une unification doctrinale.

Mohamed Haddad remarque à juste titre qu‟en voulant déplacer les convictions religieuses du domaine du taqlîd à celui de l‟ijtihâd, Abduh ne bouleverse pas le dogme mais bouleverse sa base d‟autorité.(2)

Abduh ne semble pas avoir visé à déstabiliser l‟orthodoxie. Car il partageait avec l‟orthodoxie ses principes organisateurs. Cependant, il s‟est attaqué à l‟idéal de l‟orthodoxie, il a critiqué son esprit sans pour autant toucher à son principe même, dans le sens où il a mis en question l‟identification à

l‟Ash‟arisme, considéré comme seul promu au salut. Abduh conteste l‟idée que

ce groupe serait promis, selon un hadith, au salut, se basant sur le fait que chaque groupe peut appuyer ses opinions sur des versets et des raisonnements et prétendre, par conséquent, qu‟il professe le dogme vrai.

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( 1) MERAD Ali, La Tradition musulmane, PUF, Paris, 2001, p. 108

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5.1.2 Limite de l’influence mutazilite

Dans Rissâlat at-tawhîd, Abduh expose sa position doctrinale sur les problèmes de la théologie traditionnelle (nature du Coran , attributs de Dieu, prédestination et libre arbitre), surtout dans le chapitre consacré à ses réponses aux attaques de Hanotaux et Farah Antoun.

Quand on évoque les efforts de Abduh dans le domaine de la théologie, on fait souvent référence au mutazilisme.(1) Mais, est- ce que les efforts de Abduh pour raviver un certain rationalisme dans la pratique religieuse ont abouti à l‟instauration réelle d‟une nouvelle théologie musulmane rationnelle inspirée du mutazilisme ou du néo- mutazilisme ? (2) Abduh a soutenu la thèse mutazilite de la création du Coran dans Rissâlat at-tawhîd où il dit : « Celui qui dit que le Coran qu‟on lit est incréé se trouve dans l‟état le plus vil et professe une erreur plus grande que toutes les doctrines erronées que le Coran lui-même est venu combattre. » (3)

Généralement, on se base sur cette citation quand on classe Abduh comme un néo-mutazilite, Abduh reprend la thèse mutazilite du « Coran créé » sous une forme simplifiée, distinguant la « Parole », attribut de Dieu, et les manifestations de cet attribut dont les expressions qui composent le Coran, qui, elles, sont créées.

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(1) La théologie rationaliste, illustrée par les mutazilites, à partir du III° siècle de l‟Hégire /milieu du IX°, est caractérisée par ses positions doctrinales sur le libre arbitre humain et ses thèses audacieuses du « Coran créé ».

(2) Certains auteurs, comme Ali Merad et R. Caspar, considèrent Abduh comme un néo-mutazilite.

(3) ABDUH Mohammed, Rissâlat at-tawhîd, op. cit.,p. 28. Rappelons que ce passage a été supprimé par Rachid Ridha dans la deuxième édition.

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Henri Laouste, pour sa part, relativise la parenté de Abduh avec le mutazilisme aussi bien que sa portée philosophique. Il trouve moyenne la position doctrinale de Abduh sur les problèmes de la théologie traditionnelle (nature du Coran, attributs de Dieu, prédestination et libre arbitre). Cette doctrine fait seulement des concessions au Mutazilisme. Il trouve d‟ailleurs Rissâlat attawhîd « assez décevante » : « Elle est en retrait sur bien des œuvres classiques de la dogmatique musulmane. C‟est essentiellement une œuvre apologétique tendant à montrer la religion musulmane comme favorable à la recherche scientifique, à l‟esprit critique, à la raison, à la tolérance et à l‟esprit de libéralisme et d‟égalité ». (1)

Cette conception a orienté plusieurs autres opinions et a permis d‟alléger le poids de la métaphysique de la tradition prophétique et du dogme de l‟infaillibilité du prophète, tout en élargissant le domaine de l‟ijtihâd et le principe de tolérance. Par ailleurs, elle a permis à Abduh de se détacher du cadre classique de la hiérarchie des quatre preuves (Coran, sunna, consensus et raisonnement par analogie) et de revenir à une idée simple qui consiste à dire que les deux sources de la doctrine sont la Raison et l‟Ecriture.

Sur l‟aspect théorique, tout en reconnaissant un succès intellectuel à Abduh, grâce à son esprit de conciliation, Bourhan Ghalioun critique son approche : « Sa conception de la raison inspiré du kalam et l‟institution de ce concept sur la base de la spéculation a limité la possibilité d‟instaurer une philosophie sociale et politique indépendante, libérée du joug du texte. Une philosophie qui serait élaborée rationnellement, qui pourrait se développer

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(1)Voir LAOUSTE Henri, Essai sur les doctrines sociales et politiques de taqi-eddîn Ahmad

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spontanément et assimiler le renouvellement continu dans la société et dans la pensée sans avoir à se justifier par le texte et à y puiser sa légitimité. » (1)

Il ajoute d‟ailleurs que « ce n‟est pas la cohabitation entre la religion et la science qui est en question mais c‟est plutôt l‟idée de la conciliation entre l‟un se basant sur l‟autre et l‟accommodant c‟est ce qui a affaibli la construction théorique du réformisme de la pensée et lui a fait perdre les possibilités de réussite et d‟évolution(…) Par cette intégration entre les deux forces cognitives il y a eu confusion entre le système de référence religieux et celui scientifique (…)Ainsi se sont affaiblis les repères de recherches objectives aussi bien que la recherche méthodique , historique et scientifique . »(2)

L‟attitude conciliatrice de Abduh a peut- être fourni à la culture arabe un centre d‟équilibre qui l‟aurait sauvé de la stagnation, comme pensent ses défenseurs. Mais par son attachement aux modèles anciens, il ne leur a pas permis de se mettre réellement à l‟épreuve de la modernité. Il a automatiquement imposé des limites au renouvellement de la pensée. Car en voulant rester fidèle à l‟orthodoxie, malgré quelques critiques, Abduh n‟a pas engagé une réforme théologique qui toucherait réellement à la doctrine. En effet, il a critiqué timidement l‟Ash‟arisme sans contester sa doctrine, mais seulement son exclusivité pour le salut d‟une part et en imitant très timidement les mutazilites, sans partager leur doctrine, mais en leur empruntant avec des limites le principe rationnel.

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(1) GHALIOUN Bourhan, « Muhammad Abduh wa massir al falssafa al-islahiya” in

Al-w‟ay al-thati, édition al-mou‟assassa al-arabiya li-addirassat wa al-nashr, 1992, pp.77-78.

(TDA)

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Le courant de Abduh et ses disciples a donc servi de pont entre deux modèles, le traditionnel et le moderne. Il s‟agissait de s‟ouvrir sur le modèle moderne sans rompre avec le modèle ancien. Ils n‟ont pas rompu avec la lignée des traditionnistes attachés à l‟école Hanbalite - tels Ahmed b. Taïmiyya (m.728/1328), son disciple Ibn Qayyim Al-Jawziyya (m. 751/1390) et leur continuateur, Muhamemd. Ibn „abd al-wahhab (m.1206-1792). Mais ces réformistes de la salafiyya ont aussi ouvert la voie à une réévaluation de la tradition du Prophète.