• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE III. Le cadre théorique

1. Pour une conscience scientifique

1.2 Le recours aux sciences modernes

L‟aspect fondamental de l‟approche critique est de promouvoir une analyse du fait religieux islamique en prenant en compte l‟aspect culturel qui suppose le recours à des techniques et à un dispositif conceptuel qui s‟insèrent dans un cadre théorique moderne.

Charfi annonce que, dans sa recherche, il se base sur plusieurs disciplines. Il en emprunte ce qui va l‟aider à comprendre le phénomène de civilisation en général : « Ainsi on ne peut se passer de connaître la base géographique de la civilisation qui détermine nombre de manifestations de cette civilisation, ni de l‟économie qui constitue la base matérielle sur laquelle sont édifiés la production et l‟échange, ni de l‟histoire pour suivre les étapes de l‟évolution de cette civilisation et connaître ses réalisations. On ne peut non plus se passer de la linguistique vu l‟importance de la langue qui est le facteur principal de communication dans une société, ni de connaître l‟art et la littérature vu qu‟ils reflètent le plus l‟esprit, l‟essence d‟une culture. Et bien évidemment on ne peut se passer de connaître les religions et les croyances qui véhiculent le sens dans le cadre de la civilisation, sans oublier les autres sciences humaines et sociales comme la sociologie, la psychologie et les sciences juridiques et politiques. »(1)

Quant à Mohammed Arkoun, il précise pour commencer l‟horizon des disciplines dont il se réclame : « Il n‟y a surtout que des disciplines comme la linguistique, la sociologie, la psychologie, l‟ethnologie, l‟anthropologie qui ont modifié le regard de l‟historien et élargi ses curiosités. »(2)

---

(1) CHARFI A. Labinât, op. cit., pp.17-18 (TDA).

138

En plus, dans sa recherche appliquée à l‟Islam, il se base sur « l‟archéologie du savoir, l‟histoire des systèmes de pensée, l‟analyse linguistique du discours, la déconstruction de la métaphysique classique, la nouvelle critique littéraire des années 1960-1970 ». (1)

Enfin, H. Abou Zeid concentre ses recherches sur l‟analyse des textes fondateurs de l‟Islam. Il a recours à la sémiologie selon la méthode de Ferdinand de Saussure, à la linguistique d‟Emile Benveniste et à l‟analyse de discours selon Martinet. (2) Il a néanmoins recours à la méthode historique pour replacer les textes dans leur historicité, sans renier le recours à d‟autres concepts relevant de la psychologie ou de la sociologie.

Arkoun justifie le recours aux sciences modernes par la nécessité de mettre en relation l‟homme avec le langage, la société et l‟histoire. Pour lui, la relation entre l‟homme, le langage, la société et l‟histoire est indissociable. (3)

Par le biais de cette corrélation, l‟étude de la religion revient dans la société et se détache de l‟optique transcendantale dans laquelle elle était figée. Dans une réflexion critique sur l‟apport de M. Arkoun dans ce domaine, H. Abou Zeid confirme l‟efficacité du recours aux méthodes de la linguistique et de la sémiotique en tant que sciences qui « posent le problème crucial de la

---

(1) Voir M. Arkoun, Humanisme et Islam. Combats et propositions, Paris,Ed. J. Vrin, 2005. (2) Saussure définit ainsi sa méthode : « On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie. Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent. Puisqu‟elle n‟existe pas encore, on ne peut dire ce qu‟elle sera ; mais elle a droit à l‟existence, sa place est déterminée d‟avance. La linguistique n‟est qu‟une partie de cette science générale. » (Cours de

linguistique générale, F. de Saussure, 1972 [1916], p. 33)

139

construction et de la déconstruction du sens et qui postulent que notre historicité est précisément un tissu de signes et de symboles dans lesquels nous investissons nos désirs, nos obsessions, nos utopies, nos conceptions, nos réussites et nos échecs, enfin toute notre lutte contre la mort. Bref, ces sciences appréhendent le culturel dans son historicité, c‟est-à-dire l‟homme en tant que producteur et consommateur du sens qui règle sa vie. »(1)

Ainsi, pour étudier la culture arabo- islamique, les néo- modernistes ne comptent pas se contenter de l‟accumulation des informations sur les institutions, mais plutôt penser la culture comme un tout et tirer un sens de ce que M. Dufrenne appelle « une galaxie d‟informations sur les pratiques, les croyances, les coutumes, tous les traits culturels d‟une société donnée.»(2)

Mais cela pose problème pour ces penseurs, et ils en sont bien conscients. Car non seulement on est loin, dans le contexte arabo - musulman, de cette « galaxie d‟informations», de l‟inventaire des faits, de l‟investigation dans l‟archéologie du savoir islamique. Mais, la récupération de pans entiers de la réalité culturelle, même selon la méthode classique, devra accaparer longtemps encore l‟effort des chercheurs pour permettre justement de penser la culture comme un tout. Ce grand handicap n‟empêchera pas, toutefois, de déclencher une nouvelle approche. « Dans la recherche que nous nous préconisons, nous ne perdons pas de vue que l‟exigence d‟une connaissance positive du réel tend, aujourd‟hui, à reprendre sa revanche, en allant jusqu‟à discréditer la science « idéaliste », « mystificatrice » des anciens ; l‟historien et le philosophe des

---

(1) ABOU Zeid N., Critique du discours religieux, op. cit., .p.207.

(2) DUFRENNE Mikel, La personnalité de base, PUF, Paris, 1966, p.128, cité par M. Arkoun dans Essais sur la pensée islamique, op. cit. p.243.

140

religions appellent à une appréciation du mythe et de la raison hors de toute décision cognitive a priori ; c‟est grâce à cette volonté de compréhension totale, objective que le mythe et la raison peuvent, peut-être, passer du stade de la rivalité, de l‟exclusion mutuelle à celui de la confrontation mutuelle en vue d‟un remembrement du sens. » (1)

Ainsi cette démarche théorique replace-t-elle l‟analyse critique, dont nous avons parlé précédemment, au centre de l‟investigation dont la finalité ultime serait « le remembrement du sens ». H. Abou Zeid et A. Charfi s‟inscrivent eux aussi dans cette « aventure du sens » qui devrait mener leurs travaux vers une nouvelle intelligibilité du fait islamique. Car le retour sur le patrimoine ne peut se faire sans une entreprise de déconstruction qui devrait désidéologiser le patrimoine en vue de le remembrer sur des bases scientifiques. Les Néo-modernistes ont choisi, dans cette perspective, le recours aux sciences modernes pour y puiser les théories, les concepts et les techniques d‟approche.

L‟analyse du fait religieux impose enfin le recours à l‟anthropologie qui prend en compte la notion de mythe intrinsèquement liée à toute pensée religieuse. En plus, les nouvelles découvertes des sciences sociales vont permettre le retour sur le mythe contre l‟excès de logicisation de la raison. C‟est un retour plutôt valorisant du mythe, vu son importance dans le décodage de la « tradition vivante ».

Dans le domaine de l‟anthropologie, A. Charfi comme M. Arkoun font référence à Mircea Eliade. Celui-ci, nous dit Arkoun, a réussi à réhabiliter le mythe et à en montrer la puissance structurante. Dans un petit ouvrage adressé au grand public, Aspect du mythe, (2) Mircea Eliade développe l‟idée que le mythe valorisé ne doit être confondu ni avec le récit fabuleux, ni avec les

---

(1)ARKOUN M., L‟islam, hier, demain, op. cit. p.148

141

fictions de la mentalité animiste, telles que développées par les productions littéraires. Aujourd‟hui, l‟anthropologie tente de réintroduire le mythe et l‟imaginaire comme une dimension incontournable concurrentielle du rationnel.(1)

La place du mythe dans la recherche moderne ouverture de nouvelles pistes dans la prise en charge de la question du sens dans l‟étude de l‟histoire. Elle donne aussi de nouveaux éclairages sur la question religieuse de l‟eschatologie, prise non comme une « vérité » absolue, mais comme une construction imaginaire symbolique. Elle pourrait contribuer à de nouvelles lectures du Coran.

L‟analyse scientifique tiendra compte de la compréhension des textes en corrélation avec les hommes en société. Qu‟on parle du passé ou du présent de la conscience islamique, il s‟agit de repérer « les vecteurs de la mentalité islamique » pour reconstituer la tradition vivante : « Nous ferons une plongée dans les soubassements psychologiques sur lesquels sont déployés les essais historiques des groupes sociaux les plus divers. (2) Nous revivrons réellement

---

(1) Sur cet aspect, voir DURAND Gilbert, Les structures anthropologiques de l‟imaginaire,

introduction à l‟archétypologie générale, P.U.F 2°édition, 1963, p.245.

(2)Le recours à la psychohistoire, discipline nouvelle, est rendu nécessaire par la volonté de comprendre le sens dans toutes ses dimensions individuelles et collectives. Ainsi, « Les psychohistoriens étudient comment les groupes ou les communautés sont affectées par des expériences traumatiques telles que les révolutions, les guerres, les épidémies, les expériences bouleversantes qui sont la cause de réactions hystériques de masse. Le but des études de groupe est d‟essayer de comprendre et d‟expliquer les motivations collectives pour des actions et des réactions communes et comment elles sont façonnées par les circonstances historiques (...) L‟étude des groupes et leur psychologie comprend les interactions entre celui qui guide et ceux qui sont guidés, les actes collectifs, les institutions, les événements et les nations. » (SZALUTA Jacques, La Psychohistoire, Que sais-je ? PUF, Paris, 1987, p. 115-116)

142

de l‟intérieur non plus des expériences individuelles isolées et surévalués ou des fragments d‟histoire plus séduisants que d‟autres, mais une tension collective permanente(…), en même temps nous concevrons vis-à-vis de cet être collectif une distance épistémologique sans laquelle les enquêtes scientifiques particulières ne peuvent contribuer à faire reculer les bornes de notre connaissance(…) Tel est donc notre projet de longue haleine. »(1)

Le programme tracé par Arkoun consiste à questionner les connaissances acquises, héritées du legs historique laissé par les Anciens : « Ce qui nous séparera d‟eux, ce sera une intention explicative, une volonté d‟élaborer une connaissance qui avance simultanément sur tous les plans possibles : historique, sociologique, psychologique, philosophique et peut-être même linguistique. C‟est là l‟ambition de l‟anthropologie sociale et culturelle : étudier les productions et le système de représentation d‟un groupe humain bien défini dans le temps et dans l‟espace en s‟efforçant d‟atteindre une formulation

objective. »(2) Il faut signaler cependant ici que le recours aux sciences de

l‟homme et de la société pose problème. Il faut noter d‟abord la principale critique de Nietzsche aux sciences humaines qui considère qu‟elles obéissent à un idéal erroné d‟objectivité, alors qu‟il est impossible à atteindre, critique reprise par Jürgen Habermas : « Dans la mesure où les sciences humaines recourent à une méthode obéissant à un idéal d‟objectivité faux, parce que inaccessible, elles neutralisent les critères dont la vie a besoin et répandent ainsi un relativisme paralysant. » (3) Cette même remarque s‟applique aux autres « sciences » qui font de l‟objectivité un crédo. D‟ailleurs Arkoun lui-même

---

(1) ARKOUN M., Essais sur la pensée, op. cit., p.247. (2) Ibid., p.248.

143

se hasarde à invoquer une « volonté de compréhension totale, objective » dans sa prise en compte du mythe dans la compréhension du fait religieux.

En plus de la critique du souci d‟objectivité, les sciences sociales posent un problème transversal, celui des méthodes, des techniques employées et des concepts. A ce jour, l‟état de la critique ne signale nullement une homogénéité des techniques et méthodes. Chaque discipline produit un appareil conceptuel et théorique qui lui est propre, utilise une phraséologie singulière qui ne trouve pas toujours un répondant ou un équivalent dans d‟autres disciplines.

Il ne s‟agit pas pour nous d‟aller plus en détail dans cette critique. Il convient cependant de ne pas éluder la question et de pointer le danger de l‟éclectisme qui pourrait guetter une démarche multidisciplinaire qui ne se recentrerait pas sur des fondamentaux théoriques clairs et vérifiables.

Il est cependant à remarquer qu‟Abou Zeid, Arkoun et Charfi sont conscients de ce danger. C‟est pourquoi chacun cherche à faire sienne une démarche qui lui est propre, d‟autant que chacun d‟entre eux fonctionne comme un électron libre. C‟est ainsi que Abou Zeid a choisi d‟appréhender le fait islamique à travers son analyse des textes dans leur histoire. Ce qui, logiquement, l‟a guidé vers les techniques linguistiques et sémiologiques de l‟analyse du discours dans la perspective générale de la conscience historique.